"La représentation traditionnelle d'une « raison » ou d'une « rationalité » qui serait donnée à tous les hommes, pour ainsi dire par nature, et constituerait une propriété innée du genre humain, éclairant uniformément tout son environnement comme la lumière d'un phare, convient assez mal à ce que nous observons réellement chez l'homme. Si répandue qu'elle reste aujourd'hui, cette idée s'inscrit dans une conception de l'homme où les observations vérifiables sont encore largement entremêlées de fantasmes nés du désir et de l'angoisse. Le principe selon lequel la pensée humaine, pourvu qu'elle puisse fonctionner sans entraves, fonctionnerait quasi automatiquement de manière identique en tous les temps et dans toutes les situations sociales, suivant des lois éternelles, est un amalgame de connaissance expérimentale et d'idéal sentimental ; et il recouvre une exigence morale (qu'il n'est pas besoin d'affronter en tant que telle) qui prend le masque de la réalité factuelle. Tant que l'on admet comme allant de soi des formes de conscience individuelle et des conceptions de cet ordre avec tous les déguisements et les falsifications qu'elles comportent, on n'a guère de chance de régler le problème qui nous occupe ici. La simple observation des sociétés industrielles de notre temps suffit à prouver la faiblesse de ces conceptions. Pratiquement rien n'est plus caractéristique de la situation et de l'empreinte subie par l'homme dans ces sociétés que le degré relativement élevé de « rationalité », son « objectivité factuelle » ou, plus exactement, l'adaptation de la pensée et le pouvoir de contrôle des événements dans le domaine des phénomènes physiques et le degré comparativement faible des deux dans le domaine de la vie collective des hommes eux-mêmes."
Norbert Elias, Conscience de soi et image de l'homme, Années 1940-1950, in La société des invididus, tr. Fr. Jeanne Étoré, Pocket, 1997, p. 123.
"L'hypothèse qu'il existe des règles (des critères ?) de connaissance et d'action universellement valides et contraignantes est un cas particulier d'une croyance dont l'influence s'étend bien au-delà du champ des débats intellectuels. Cette croyance (dont j'ai déjà donné quelques exemples) peut se formuler de la manière suivante : il existe une bonne manière de vivre et le monde doit être organisé pour s'y conformer. C'est cette croyance qui a donné leur impulsion aux conquêtes musulmanes ; elle a soutenu les croisés dans leurs batailles sanglantes ; elle a guidé les découvreurs de nouveaux continents ; elle a aiguisé la guillotine et elle fournit son carburant aux débats sans fin des défenseurs libertaires et /ou marxistes de la Science, de la Liberté et de la Dignité. Évidemment, chaque mouvement donne à cette croyance un contenu particulier qui lui est propre ; ce contenu change dès que des difficultés surgissent et se pervertit dès que des avantages personnels ou de groupes sont impliqués. Mais l'idée que ce contenu existe bel et bien, qu'il est universellement valide et qu'il justifie une attitude interventionniste a toujours joué et joue encore un rôle important (comme on l'a dit plus haut, cette croyance est même partagée par quelques critiques de l'objectivisme et du réductionnisme). On peut supposer que l'idée est une survivance d'époques où les affaires importantes étaient dirigées à partir d'un centre unique, un roi ou un dieu jaloux, soutenant et conférant autorité à une vision du monde unique. On peut supposer encore que la Raison et la Rationalité sont des pouvoirs de même nature et qu'ils sont entourés d'une aura identique à celle dont jouirent les dieux, les rois, les tyrans et leurs lois sans pitié. Le contenu s'est évaporé ; l'aura reste et permet aux pouvoirs de survivre.
L'absence de contenu constitue un avantage fantastique qui permet à des groupes particuliers de s'autoproclamer « rationalistes », de prétendre que leurs succès sont dus à la Raison et d'utiliser la force ainsi mobilisée pour supprimer des développements contraires à leurs intérêts. Inutile de dire que la plupart de ces prétentions sont fausses."
Paul Feyerabend, Adieu la Raison, 1987, trad. B. Jurdant, Seuil, 1989, p. 18.
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