"Je vais fermer les yeux, boucher mes oreilles, éteindre une à une les sensations qui m'arrivent du monde extérieur : voilà qui est fait, toutes mes perceptions s'évanouissent, l'univers matériel s'abîme pour moi dans le silence et dans la nuit. Je subsiste cependant, et ne puis m'empêcher de subsister. Je suis encore là, avec les sensations organiques qui m'arrivent de la périphérie et de l'intérieur de mon corps, avec les souvenirs que me laissent mes perceptions passées, avec l'impression même, bien positive et bien pleine, du vide que je viens de faire autour de moi. Comment supprimer tout cela ? comment s'éliminer soi-même ? Je puis, à la rigueur, écarter mes souvenirs et oublier jusqu'à mon passé immédiat ; je conserve du moins la conscience que j'ai de mon présent réduit à sa plus extrême pauvreté, c'est-à-dire de l'état actuel de mon corps. Je vais essayer cependant d'en finir avec cette conscience elle-même. J'atténuerai de plus en plus les sensations que mon corps m'envoie : les voici tout près de s'éteindre ; elles s'éteignent, elles disparaissent dans la nuit où se sont déjà perdues toutes choses. Mais non ! à l'instant même où ma conscience s'éteint, une autre conscience s'allume ; - ou plutôt elle s'était allumée déjà, elle avait surgi l'instant d'auparavant pour assister à la disparition de la première. Car la première ne pouvait disparaître que pour une autre et vis-à-vis d'une autre. Je ne me vois anéanti que si, par un acte positif, encore qu'involontaire et inconscient, je me suis déjà ressuscité moi-même. Ainsi j'ai beau faire, je perçois toujours quelque chose, soit du dehors, soit du dedans. Quand je ne connais plus rien des objets extérieurs, c'est que je me réfugie dans la conscience que j'ai de moi-même ; si j'abolis cet intérieur, son abolition même devient un objet pour un moi imaginaire qui, cette fois, perçoit comme un objet extérieur le moi qui disparaît. Extérieur ou intérieur, il y a donc toujours un objet que mon imagination se représente. Elle peut, il est vrai, aller de l'un à l'autre, et, tour à tour, imaginer un néant de perception externe ou un néant de perception intérieure, - mais non pas les deux à la fois, car l'absence de l'un consiste, au fond, dans la présence exclusive de l'autre. Mais, de ce que deux néants relatifs sont imaginables tour à tour, on conclut à tort qu'ils sont imaginables ensemble : conclusion dont l'absurdité devrait sauter aux yeux, puisqu'on ne saurait imaginer un néant sans s'apercevoir, au moins confusément, qu'on l'imagine, c'est-à-dire qu'on agit, qu'on pense, et que quelque chose, par conséquent, subsiste encore."
Henri Bergson, L'Évolution créatrice, 1907, P.U.F., 1998, p. 278-279.
"La loi de causalité apparaît […] comme une règle expérimentale qui attache les unes aux autres nos diverses perceptions propres ; mais sans que nous puissions naturellement jamais savoir si, l'instant d'après, la chaîne ne sera pas rompue. Nous devons donc, à vrai dire, nous attendre constamment à quelque prodige.
Que le prodige se laisse très bien concevoir et imaginer, nous nous sommes déjà expliqués là-dessus en commençant et nous pouvons effectivement en avoir l'expérience dans nos rêves de chaque nuit. Si nous voulons cependant continuer à être logiques, il nous faut aller plus loin et avouer que le rêve ne se distingue, en général, en rien de la réalité, par aucun signe caractéristique. La loi de causalité ne peut ici nous servir de rien, car elle ne saurait y posséder plus qu'ailleurs une valeur sans limite et, à regarder les choses de près, il est fort possible d'avoir en rêve des perceptions causalement coordonnées. La force des perceptions ne saurait être, elle non plus, un signe décisif, car il est notoire que certains rêves font sur l'âme une impression à peine plus faible que celles des réalités. Qui donc, en me lisant, peut démontrer qu'il me lit autrement qu'en rêve ? Que l'on ne dise pas davantage qu'un songe se manifeste comme tel par son interruption soudaine au réveil. On peut aussi rêver que l'on s'éveille et pourtant continuer de rêver. Il pourrait fort bien arriver qu'une personne eût régulièrement, chaque nuit, un songe qui fût causalement la suite du songe fait la nuit précédente. Un pauvre être de cette sorte mènerait une vie en partie double et ne saurait jamais, avec quelque certitude, de quel côté la réalité se trouve et de quel côté le rêve. Nous le voyons, à s'en tenir à la pure logique, tout le système philosophique ordinairement désigné sous le nom de « solipsisme » ne peut être en défaut sur aucun point."
Max Planck, Initiations à la physique, 1934, Chapitre V, § 2, tr. fr. J. du Plessis de Grenédan, Champs Flammarion, 1993, p. 100.
"Il est indubitable que je pense. Je ne suis pas sûr qu'il y ait là un cendrier ou une pipe, mais je suis sûr que je pense voir un cendrier ou une pipe. Est-il aussi facile qu'on le croit de dissocier ces deux affirmations, et de maintenir, hors de tout jugement concernant la chose vue, l'évidence de ma « pensée de voir » ? C'est au contraire impossible. La perception est justement ce genre d'acte où il ne saurait être question de mettre à part l'acte lui-même et le terme sur lequel il porte. La perception et le perçu ont nécessairement la même modalité existentielle, puisqu'on ne saurait séparer de la perception la conscience qu'elle a ou plutôt qu'elle est d'atteindre la chose même. Il ne peut être question de maintenir la certitude de la perception en récusant celle de la chose perçue. Si je vois un cendrier au sens plein du mot voir, il faut qu'il y ait là un cendrier, et je ne peux pas réprimer cette affirmation. Voir, c'est voir quelque chose. Voir du rouge, c'est voir du rouge existant en acte."
Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, 1945, Gallimard tel, 1979, p. 429.
"Il est indubitable que je pense. Je ne suis pas sûr qu'il y ait là un cendrier ou une pipe, mais je suis sûr que je pense voir un cendrier ou une pipe. Est-il aussi facile qu'on le croit de dissocier ces deux affirmations, et de maintenir, hors de tout jugement concernant la chose vue, l'évidence de ma «pensée de voir » ? C'est au contraire impossible. La perception est justement ce genre d'acte où il ne saurait être question de mettre à part l'acte lui-même et le terme sur lequel il porte. La perception et le perçu ont nécessairement la même modalité existentielle, puisqu'on ne saurait séparer de la perception la conscience qu'elle a ou plutôt qu'elle est d'atteindre la chose même. Il ne peut être question de maintenir la certitude de la perception en récusant celle de la chose perçue. Si je vois un cendrier au sens plein du mot voir, il faut qu'il y ait là un cendrier, et je ne peux pas réprimer cette affirmation. Voir, c'est voir quelque chose. Voir du rouge, c'est voir du rouge existant en acte. On ne peut ramener la vision à la simple présomption de voir que si l'on se la représente comme la contemplation d'un quale flottant et sans ancrage. Mais si […] la qualité même, dans sa texture spécifique, est la suggestion qui nous est faite, et à laquelle nous répondons en tant que nous avons des champs sensoriels, d'une certaine manière d'exister, et si la perception d'une couleur douée d'une structure définie, – couleur superficielle ou plage colorée, – en un lieu ou à une distance précis ou vagues, suppose notre ouverture à un réel ou à un monde, comment pourrions-nous dissocier la certitude de notre existence percevante et celle de son partenaire extérieur ? Il est essentiel à ma vision de se référer non seulement à un visible prétendu, mais encore à un être actuellement vu. Réciproquement, si j'élève un doute sur la présence de la chose, ce doute porte sur la vision elle-même, s'il n'y a pas là de rouge ou de bleu, je dis que je n'en ai pas vraiment vu, je conviens qu'à aucun moment ne s'est produite cette adéquation de mes intentions visuelles et du visible qui est la vision en acte. C'est donc de deux choses l'une : ou bien je n'ai aucune certitude concernant les choses mêmes, mais alors je ne peux pas davantage être certain de ma propre perception, prise comme simple pensée, puisque, même ainsi, elle enveloppe l'affirmation d'une chose ; ou bien je saisis avec certitude ma pensée, mais cela suppose que j'assume du même coup les existences qu'elle vise,
Quand Descartes nous dit que l'existence des choses visibles est douteuse, mais que notre vision, considérée comme simple pensée de voir, ne l'est pas, cette position n'est pas tenable."
Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, 1945, Gallimard tel, 1979, p. 429-430.
"Il me faut reconnaître qu'il est pratiquement impossible de croire sérieusement que toutes les choses dans le monde qui nous entoure pourraient ne pas exister réellement. Notre consentement à l'existence du monde extérieur est instinctif et irrésistible, et on ne peut pas s'en débarrasser, comme ça, à coups d'arguments philosophiques. Nous ne nous contentons pas d'agir en faisant comme si d'autres personnes et des choses existaient, nous croyons qu'elles existent, même après que nous avons examiné l'ensemble des arguments qui semblent montrer que cette croyance n'est pas fondée. (À l'intérieur du système complet de nos croyances portant sur le monde, nous pouvons peut-être fonder des croyances particulières, telle que la croyance qu'il y a une souris dans le garde-manger. Mais c'est différent, car dans ce cas l'on tient pour acquise l'existence du monde extérieur.)
Si la croyance en l'existence d'un monde indépendant de nos esprits nous vient si naturellement, peut-être n'avons-nous pas besoin de la fonder. Nous pouvons la laisser en l'état, tout simplement, en espérant que nous n'avons pas tort. Et c'est bien ce que font la plupart des gens après qu'ils ont renoncé à la tentative de fonder cette croyance : même s'ils sont incapables de donner des raisons de rejeter le scepticisme, ils sont tout aussi incapables de l'accepter. Mais cela veut dire que nous nous accrochons à presque toutes nos croyances ordinaires dans le monde extérieur en dépit du fait que (a) elles sont peut-être complètement fausses et (b) nous avons aucune bonne raison d'exclure cette possibilité."
Thomas Nagel, Qu'est-ce que tout cela veut dire ?, 1987, tr. fr. Ruwen Ogien, Éditions de l'éclat, 2015, p. 23-24.
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