"On vous dira : le réel est ce qu'il est ; vous n'y changerez rien ; le mieux est de l'accepter, sans tant de peine. Qu'est-ce à dire ? Vos rêves ne sont-ils pas le réel pour vous, au moment où vous rêvez ? Qu'est-ce donc que rêver, si ce n'est percevoir mal ? Et qu'est-ce que bien percevoir si ce n'est bien penser ? Cet homme, qui agite sa godille dans l'eau, il n'est pas facile à percevoir, car je vois bien qu'il se penche à droite et à gauche, et je vois bien aussi que le bateau avance par secousses, la proue tantôt ici, tantôt là. Mais, ce que je ne vois pas tout de suite, c'est que c'est cette godille, mue transversalement, qui pousse le bateau. Il faut que je voie d'abord que la godille est inclinée, par rapport aux mouvements que j'observe ; il faut ensuite que je voie en quel sens on peut dire qu'elle se meut normalement à sa surface ; et que je voie aussi comment, en un sens, elle se meut dans une direction opposée à celle du bateau ; comment l'eau est repoussée, comment le bateau s'appuie sur sa quille et glisse sur elle. Et cela, il faut que je le voie, non pas au tableau ni sur le papier une fois pour toutes, mais dans l'eau, à tel moment. Voir tout cela, c'est percevoir le bateau, et l'homme. Ne pas voir tout cela, c'est rêver qu'un bateau s'avance et qu'un homme, en même temps, fait des mouvements inutiles."
Alain, Les marchands de sommeil, Discours de distribution des prix au lycée Condorcet en juillet 1904.
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