"Or ils entendirent la voix du Seigneur Dieu qui se promenait dans le jardin au souffle du jour. L'homme et la femme se cachèrent devant le Seigneur Dieu au milieu des arbres du jardin. Le Seigneur Dieu appela l'homme et lui dit : « Où es-tu ? » Il répondit : « J'ai entendu ta voix dans le jardin, j'ai pris peur car j'étais nu et je me suis caché. » « Qui t'a révélé, dit-il, que tu étais nu ? Est-ce que tu as mangé de l’arbre dont je t'avais prescrit de ne pas manger ? » L'homme répondit « La femme que tu as mise auprès de moi, c'est elle qui m'a donné du fruit de l'arbre, et j'en a mangé. » Le Seigneur Dieu dit à la femme : « Qu'as-tu fait là ! » La femme répondit : « Le serpent m'a trompée et j'ai mangé. » […] Il dit à la femme : « Je ferai qu'enceinte, tu sois dans de grandes souffrances ; c'est péniblement que tu enfanteras des fils. Tu seras avide de ton homme et lui te dominera. » Il dit à Adam : « Parce que tu as écouté la voix de ta femme et que tu as mangé de l'arbre dont je t'avais formellement prescrit de ne pas manger, le sol sera maudit à cause de toi. C'est dans la peine que tu t'en nourriras tous les jours de ta vie, il fera germer pour toi l'épine et le chardon et tu mangeras l'herbe des champs. À la sueur de ton visage tu mangeras du pain jusqu'à ce que tu retournes au sol car c'est de lui que tu as été pris. Oui, tu es poussière et à la poussière tu retourneras. » […] Le Seigneur Dieu dit : « Voici que l’homme est devenu comme l’un de nous par la connaissance du bonheur et du malheur. Maintenant qu'il ne tende pas la main pour prendre aussi de l'arbre de vie, en manger et vivre à jamais ! »
Le Seigneur Dieu l'expulsa du jardin d'Eden pour cultiver le sol d'où il avait été pris."
La Bible, La Genèse 2, 3, éd. du Cerf et Société Biblique de France, 1988, trad. Œcuménique.
"Nous ne nous tenons jamais au temps présent. Nous anticipons l'avenir comme trop lent à venir, comme pour hâter son cours ; ou nous rappelons le passé, pour l'arrêter comme trop prompt : si imprudents, que nous errons dans les temps qui ne sont pas nôtres, et ne pensons point au seul qui nous appartient ; et si vains, que nous songeons à ceux qui ne sont plus rien, et échappons sans réflexion le seul qui subsiste. C'est que le présent, d'ordinaire, nous blesse. Nous le cachons à notre vue, parce qu'il nous afflige ; et s'il nous est agréable, nous regrettons de le voir échapper. Nous tâchons de le soutenir par l'avenir, et pensons à disposer les choses qui ne sont pas en notre puissance, pour un temps où nous n'avons aucune assurance d'arriver.
Que chacun examine ses pensées, il les trouvera toutes occupées au passé et à l'avenir. Nous ne pensons presque point au présent ; et, si nous y pensons, ce n'est que pour en prendre la lumière pour disposer de l'avenir. Le présent n'est jamais notre fin : le passé et le présent sont nos moyens ; le seul avenir est notre fin. Ainsi nous ne vivons jamais, mais nous espérons de vivre ; et, nous disposant toujours à être heureux, il est inévitable que nous ne le soyons jamais."
Pascal, Pensées (1657-1662), Brunschvicg 172 / Lafuma 47.
"Quand je m'y suis mis quelquefois à considérer les diverses agitations des hommes, et les périls et les peines où ils s'exposent, dans la cour, dans la guerre, d'où naissent tant de querelles, de passions, d'entreprises hardies et souvent mauvaises [...], j'ai découvert que tout le malheur des hommes vient d'une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos, dans une chambre. Un homme qui a assez de bien pour vivre, s'il savait demeurer chez soi avec plaisir, n'en sortirait pas pour aller sur la mer ou au siège d'une place. On n'achètera une charge à l'armée si cher, que parce qu'on trouverait insupportable de ne bouger de la ville ; et on ne recherche les conversations et les divertissements des jeux que parce qu'on ne peut demeurer chez soi avec plaisir.
Mais quand j'ai pensé de plus près, et qu'après avoir trouvé la cause de tous nos malheurs, j'ai voulu en découvrir la raison, j'ai trouvé qu'il y en a une bien effective, qui consiste dans le malheur naturel de notre condition faible et mortelle, et si misérable, que rien ne peut nous consoler, lorsque nous y pensons de près.
[...] De là vient que les hommes aiment tant le bruit et le remuement ; de là vient que la prison est un supplice si horrible ; de là vient que le plaisir de la solitude est une chose incompréhensible. Et c'est enfin le plus grand sujet de félicité de la condition des rois, de ce qu'on essaie sans cesse à les divertir et à leur procurer toutes sortes de plaisirs.
Le roi est environné de gens qui ne pensent qu'à divertir le roi, et à l'empêcher de penser à lui. Car il est malheureux, tout roi qu'il est, s'il y pense."
Pascal, Pensées, 1669, Lafuma 136 (139), Éditions Pierre Caifler, Genève, 1947, p. 159-161.
"Cet effort qui constitue le centre, l'essence de chaque chose, c'est au fond le même, nous l'avons depuis longtemps reconnu, qui, en nous, manifesté avec la dernière clarté, à la lumière de la pleine conscience, prend le nom de volonté. Est-elle arrêtée par quelque obstacle dressé entre elle et son but du moment : voilà la souffrance. Si elle atteint ce but, c'est la satisfaction, le bien-être, le bonheur. Ces termes, nous pouvons les étendre aux êtres du monde sans intelligence ; ces derniers sont plus faibles, mais, quant à l'essentiel, identiques à nous. Or, nous ne pouvons les concevoir que dans un état de perpétuelle douleur, sans bonheur durable. Tout désir naît d'un manque, d'un état qui ne nous satisfait pas ; donc il est souffrance, tant qu'il n'est pas satisfait. Or, nulle satisfaction n'est de durée ; elle n'est que le point de départ d'un désir nouveau. Nous voyons le désir partout arrêté, partout en lutte, donc toujours à l'état de souffrance ; pas de terme dernier à l'effort ; donc pas de mesure, pas de terme à la souffrance. [...]
Déjà, en considérant la nature brute, nous avons reconnu pour son essence intime l'effort, un effort continu, sans but, sans repos ; mais chez la bête et chez l'homme, la même vérité éclate bien plus évidemment. Vouloir, s'efforcer, voilà tout leur être ; c'est comme une soif inextinguible. Or tout vouloir a pour principe un besoin, un manque, donc une douleur ; c'est par nature, nécessairement, qu'ils doivent devenir la proie de la douleur. Mais que la volonté vienne à manquer d'objet, qu'une prompte satisfaction vienne à lui enlever tout motif de désirer, et les voilà tombés dans un vide épouvantable, dans l'ennui ; leur nature, leur existence, leur pèse d'un poids intolérable. La vie donc oscille, comme un pendule, de droite à gauche, de la souffrance à l'ennui ; ce sont là les deux éléments dont elle est faite, en somme. De là ce fait bien significatif par son étrangeté même : les hommes ayant placé toutes les douleurs, toutes les souffrances dans l'enfer, pour remplir le ciel n'ont plus trouvé que l'ennui".
Schopenhauer, Le Monde comme volonté et comme représentation, 1819, tome 1, pp. 323-325, Alcan.
Doit être compris ici au sens de vide existentiel, expérience fondamentale qui témoigne de la condition humaine.
"Si la culture impose d'aussi grands sacrifices, non seulement à la sexualité mais aussi au penchant de l'homme à l'agression, nous comprenons mieux qu'il soit difficile à l'homme de s'y trouver heureux. En fait, l'homme originaire était en cela mieux partagé, étant donné qu'il ne connaissait pas de restrictions pulsionnelles. En revanche, sa certitude de jouir longtemps d'un tel bonheur était des plus minces. L'homme de la culture a fait l'échange d'une part de possibilité de bonheur contre une part de sécurité. N'oublions pas toutefois que dans la famille originaire seul le chef suprême bénéficiait de cette liberté pulsionnelle ; les autres vivaient en esclaves dans l'oppression. L'opposition entre une minorité jouissant des avantages de la culture et une majorité dépouillée de ces avantages était donc, dans ce temps originaire de la culture, poussée à l'extrême. Sur le primitif vivant de nos jours, nous avons appris par une enquête plus attentive, que sa vie pulsionnelle ne peut nullement être enviée pour sa liberté ; elle est soumise à des restrictions d'une autre espèce, mais peut-être d'une plus grande rigueur que ne l'est celle de l'homme aux temps modernes.
Si, à notre actuel état de la culture, nous objectons à bon droit l'insuffisance avec laquelle il satisfait nos exigences d'une régulation propre à nous rendre heureux, objectant aussi la quantité de souffrance qu'il permet et qui serait vraisemblablement évitable ; si nous nous efforçons de mettre à découvert par une critique sans ménagement les racines de son imperfection, nous exerçons assurément notre bon droit et nous ne nous montrons pas ennemis de la culture.
Nous pouvons espérer imposer peu à peu des modifications de notre culture qui assurent mieux la satisfaction de nos besoins et qui échappent à cette critique. Mais peut-être nous familiariserons-nous avec l'idée qu'il y a des difficultés qui sont inhérentes à l'essence de la culture et qui ne céderont à aucune tentative de réforme."
Freud, Le Malaise dans la culture, 1929, trad. P. Cotet, R. laissé, J. Stute-Cadict, PUF, 2002, p. 57-58.
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Date de création : 06/05/2010 @ 16:46
Dernière modification : 20/01/2012 @ 11:19
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