"Le motif d'où est né l'habitude de séparer ces sciences [les sciences de l'esprit], considérées comme une unité, de celles de la nature s'enracine dans ce qui donne à la conscience que l'homme a de lui-même sa profondeur et sa dimension de totalité. Avant même qu'il éprouve le besoin de rechercher l'origine du spirituel, l'homme trouve dans cette conscience de lui-même le sentiment que sa volonté est souveraine, qu'il est responsable de ses actes, qu'il peut tout soumettre à sa pensée et résister à tout en se réfugiant dans la citadelle que constitue la liberté de sa personne, grâce à laquelle il se distingue de la nature entière. En effet, il se découvre au milieu de cette nature, pour reprendre une expression de Spinoza, comme "imperium in imperio" . Et, puisque n'existe pour lui que ce qui est un fait de sa conscience, chaque valeur, chaque fin de la vie s'inscrit dans ce monde spirituel qui agit en lui de façon autonome, le but de chacun de ses actes réside dans la création de faits spirituels. Ainsi s'établit-il une distinction entre le règne de la nature et un règne de l'histoire dans lequel, au milieu de l'ensemble soumis à une nécessité objective, et qui est la nature, la liberté jaillit, en d'innombrables points de ce tout, comme un éclair ; ici, les actes de la volonté - au contraire des changements qui s'opèrent dans la nature selon un cours mécanique contenant déjà en germe, dès l'origine, tout ce qui suivra - produisent réellement quelque chose grâce à une dépense d'énergie et à des sacrifices dont l'individu, dans son expérience, garde présente la signification ; ces actes finissent par provoquer une évolution, de la personne aussi bien que de l'humanité : ainsi se trouve dépassée, dans la conscience, cette répétition vide et monotone du cycle naturel dont se grisent, en y voyant un idéal du progrès historique, les adorateurs de l'évolution intellectuelle."
Wilhelm Dilthey, Introduction aux sciences de l'esprit, 1883, chapitre 2.