"SOCRATE : Or ça, voyons un peu, Hermogène. Crois-tu qu'il en soit ainsi des êtres eux-mêmes, et que leur essence varie avec chaque individu ? – C'était la thèse de Protagoras, quand il déclarait que l'homme « est la mesure de toutes choses », voulant dire sans doute que telles les choses me paraissent, telles elles te sont – ou bien te semblent-ils par eux-mêmes avoir dans leur essence une certaine permanence ?
HERMOGÈNE : Il m'est déjà arrivé, Socrate, de me laisser entraîner dans mon embarras à la thèse de Protagoras. Et pourtant, ce n'est pas précisément mon opinion.
SOCRATE : Eh bien, t'es-tu déjà laissé entraîner à croire qu'il n'existe absolument pas d'homme méchant ?
HERMOGÈNE : Non, par Zeus ! J'en ai fait assez souvent l'épreuve pour croire qu'il y a des hommes tout à fait méchants, et en très grand nombre.
SOCRATE : Et des hommes tout à fait bons n'as-tu pas encore cru qu'il en existe ?
HERMOGÈNE : Fort peu.
SOCRATE : Mais enfin tu l'as cru ?
HERMOGÈNE : Oui.
SOCRATE : Quelle est donc ton opinion là-dessus ? Ne penses-tu pas que les hommes tout à fait bons sont tout à fait raisonnables, et les hommes tout à fait méchants tout à fait déraisonnables ?
HERMOGÈNE : C'est mon avis.
SOCRATE : Se peut-il donc, si Protagoras disait vrai et si la vérité est que les choses sont ce qu'elles paraissent à chacun, que parmi nous les uns soient raisonnables et les autres déraisonnables ?
HERMOGÈNE : Non certes.
SOCRATE : Et ainsi, j'imagine, tu es tout à fait d'avis, puisqu'il y a une raison et une déraison, qu'il est tout à fait impossible que Protagoras ait dit vrai. Car l'un ne saurait point sans doute être plus raisonnable que l'autre, si les opinions de chacun sont pour chacun la vérité.
HERMOGÈNE : C'est juste."
Platon, Cratyle, 385e-38, tr. fr. Méridier, Les Belles Lettres, 1950, p. 53-54.
"SOCRATE
– Tu es vraiment friand de dispute, Théodore, et tu es bien bon de me prendre pour une sorte de sac plein d'arguments et de croire qu'il m'est aisé d'en retirer un pour te prouver que ces théories sont des erreurs. Tu ne vois pas qu'en réalité aucun des arguments ne sort de moi, mais toujours de celui avec qui je converse, et que moi-même, je ne sais rien, sauf une petite chose, qui consiste uniquement à recevoir l'argument d'un homme sage et à l'accueillir comme il convient. C'est ce que je vais essayer ici encore avec ce jeune homme, sans rien dire de mon cru.
THÉODORE
– Tu as raison, Socrate ; fais comme tu dis.
SOCRATE
– Eh bien, sais-tu, Théodore, ce qui m'étonne de ton camarade Protagoras ?
THÉODORE
– Qu'est-ce ?
SOCRATE
– En général, j'aime fort sa doctrine, que ce qui paraît à chacun existe pour lui ; mais le début de son discours m'a surpris. Je ne vois pas pourquoi, au commencement de la Vérité, il n'a pas dit que la mesure de toutes choses, c'est le porc, ou le cynocéphale ou quelque bête encore plus étrange parmi celles qui sont capables de sensation. C'eût été un début magnifique et d'une désinvolture hautaine ; car il eût ainsi montré que, tandis que nous l'admirions comme un dieu pour sa sagesse, il ne valait pas mieux pour l'intelligence, je ne dirai pas que tout autre homme, mais qu'un têtard de grenouille. Autrement que dire, Théodore ? Si, en effet, l'opinion que chacun se forme par la sensation est pour lui la vérité, si l'impression d'un homme n'a pas de meilleur juge que lui-même, et si personne n'a plus d'autorité que lui pour examiner si son opinion est exacte ou fausse ; si, au contraire, comme nous l'avons dit souvent, chacun se forme à lui seul ses opinions et si ces opinions sont toujours justes et vraies, en quoi donc, mon ami, Protagoras était-il savant au point qu'on le croyait à juste titre digne d'enseigner les autres et de toucher de gros salaires, et pourquoi nous-mêmes étions-nous plus ignorants, et obligés de fréquenter son école, si chacun est pour soi-même la mesure de sa propre sagesse ? Pouvons-nous ne pas déclarer qu'en disant ce qu'il disait, Protagoras ne parlait pas pour la galerie ? Quant à ce qui me concerne et à mon art d'accoucheur, et je puis dire aussi à la pratique de la dialectique en général, je ne parle pas du ridicule qui les atteint. Car examiner et entreprendre de réfuter mutuellement nos idées et nos opinions, qui sont justes pour chacun, n'est-ce pas s'engager dans un bavardage sans fin et s'égosiller pour rien, si la Vérité de Protagoras est vraie, et s'il ne plaisantait pas quand il prononçait ses oracles du sanctuaire de son livre ?"
Platon, Théétète, vers 369 av. J.-C., 161-162a, tr. Émile Chambry, Garnier-Flammarion, 1967, p. 89-90.
"SOCRATE
Alors, Protagoras, que conclurons-nous de ces considérations ? Dirons-nous que les opinions des hommes sont toujours vraies, ou qu'elles sont, tantôt vraies, tantôt fausses ? De l'une et l'autre possibilité il résulte bien qu'elles ne sont pas toujours vraies, mais qu'elles sont vraies ou fausses. Réfléchis, en effet, Théodore : aucun partisan de Protagoras voudrait-il, et voudrais-tu toi-même soutenir que personne ne pense d'un autre homme qu'il est ignorant et qu'il a des opinions fausses ?
THÉODORE
C'est une chose incroyable, Socrate.
SOCRATE
C'est pourtant l'inévitable conclusion où conduit la thèse que l'homme est la mesure de toutes choses.
THÉODORE
Comment cela ?
SOCRATE
Lorsque tu as formé par-devers toi un jugement sur quelque objet et que tu me fais part de ton opinion sur cet objet, je veux bien admettre, suivant la thèse de Protagoras, qu'elle est vraie pour toi ; mais nous est-il défendu, à nous autres, d'être juges de ton jugement, ou jugerons-nous toujours que tes opinions sont vraies ? Chacune d'elles ne rencontre-t-elle pas, au contraire, des milliers d'adversaires d'opinion opposée, qui sont persuadés que tu juges et penses faux ?
THÉODORE
Si, par Zeus, Socrate : j'ai vraiment, comme dit Homère, des myriades d'adversaires, qui me causent tous les embarras du monde.
SOCRATE
Alors veux-tu que nous disions que tu as des opinions vraies pour toi-même, et fausses pour ces myriades ?
THÉODORE
Il semble bien que ce soit une conséquence inéluctable de la doctrine.
SOCRATE
Et à l'égard de Protagoras lui-même ? Suppose qu'il n'ait pas cru lui-même que l'homme est la mesure de toutes choses, et que le grand nombre ne le croie pas non plus, comme, en effet, il ne le croit pas, ne serait-ce pas alors une nécessité que la vérité telle qu'il l'a définie n'existât pour personne ? Si, au contraire, il l'a cru lui-même, mais que la foule se refuse à le croire avec lui, autant le nombre de ceux qui ne le croient pas dépasse le nombre de ceux qui le croient, autant il y a de raisons que son principe soit plutôt faux que vrai.
THÉODORE
C'est incontestable, si l'existence ou la non-existence de la vérité dépend de l'opinion de chacun.
SOCRATE
Il en résulte en outre quelque chose de tout à fait plaisant, c'est que Protagoras reconnaît que, lorsque ses contradicteurs jugent de sa propre opinion et croient qu'il est dans l'erreur, leur opinion est vraie, puisqu'il reconnaît qu'on ne peut avoir que des opinions vraies.
THÉODORE
Effectivement.
SOCRATE
Il avoue donc que son opinion est fausse s'il reconnaît pour vraie l'opinion de ceux qui le croient dans l'erreur ?
THÉODORE
Nécessairement."
Platon, Théétète, vers 369 av. J.-C., 170-71c, tr. Émile Chambry, Flammarion, GF, 1967, p. 103-105.
"Mais il n'est pas possible non plus qu'il y ait aucun intermédiaire entre des énoncés contradictoires : il faut nécessairement ou affirmer, ou nier un seul prédicat, quel qu'il soit, d'un seul sujet. Cela est évident, d'abord, pour qui définit la nature du vrai et du faux. Dire de l'Être qu'il n'est pas, ou du Non-Être qu'il est, c'est le faux ; dire de l'Être qu'il est, et du Non-Être qu'il n'est pas, c'est le vrai ; de sorte que celui qui dit d'un être qu'il est ou qu'il n'est pas, dira ce qui est vrai ou ce qui est faux ; mais dire qu'il y a un intermédiaire entre des contradictoires, ce n'est dire ni de l'Être, ni du Non-Être, qu'il est ou qu'il n'est pas."
Aristote, Métaphysique, 1011 b, trad. J. Tricot, Librairie Vrin.
"Attacher une valeur égale aux opinions et aux imaginations de ceux qui sont en désaccord entre eux, c'est une sottise. Il est clair, en effet, que ou les uns ou les autres doivent nécessairement se tromper. On peut s'en rendre compte à la lumière de ce qui se passe dans la connaissance sensible : jamais, en effet, la même chose ne paraît, aux uns, douce, et, aux autres, le contraire du doux, à moins que, chez les uns, l'organe sensoriel qui juge des saveurs en question ne soit vicié et endommagé. Mais s'il en est ainsi, ce sont les uns qu'il faut prendre pour mesure des choses, et non les autres. Et je le dis également pour le bien et le mal, le beau et le laid, et les autres qualités de ce genre. Professer, en effet, l'opinion dont il s'agit, revient à croire que les choses sont telles qu'elles apparaissent à ceux qui, pressant la partie inférieure du globe de l'œil avec le doigt, donnent ainsi à un seul objet l'apparence d'être double ; c'est croire qu'il existe deux objets, parce qu'on en voit deux, et qu'ensuite il n'y en a plus qu'un seul, puisque, pour ceux qui ne font pas mouvoir le globe de l'œil, l'objet un paraît un."
Aristote, Métaphysique, K, 6, 1062 b – 1063 a.
"Qu'aiment-ils ? Non pas la vérité, mais eux-mêmes : car autrement ils auraient, pour les pensées d'un autre, reconnues véritables, l'amour que j'ai pour leurs pensées, quand elles sont vraies, et je les aime, non pas comme leurs pensées, mais comme vraies ; et, à ce titre, n'étant plus à eux, mais à la vérité. Or, s'ils n’aiment dans leur opinion que la vérité, dès lors cette opinion est mienne aussi, car les amants de la vérité vivent d'un commun patrimoine. […] Leur sentiment fût-il vrai, la témérité de leur affirmation n'est plus de la science, mais de l'audace ; elle ne sort pas de la lumière de la vérité, mais des vapeurs de l'orgueil. […] La vérité n'est ni à moi, ni à lui, ni à tel autre ; elle est à nous tous, que votre voix appelle hautement à sa communion, avec la terrible menace d'en être privé à jamais, si nous voulons en faire notre bien privé. Celui qui prétend s'attribuer en propre […] et revendique comme son bien le pécule universel, celui-là est bientôt réduit de ce fonds social à son propre fonds, c'est-à-dire de la vérité au mensonge : « car celui qui professe le mensonge parle de son propre fonds » (Jean, VIII, 44). […] Quand nous voyons l'un et l’autre que ce que tu dis est vrai, l'un et l'autre que ce que je dis est vrai, de grâce, où le voyons-nous ? Assurément ce n'est pas en toi que je le vois, ce n'est pas en moi que tu le vois ; nous le voyons tous deux dans l'immuable vérité qui plane sur nos esprits."
Augustin, Confessions (397-401), XII, 25, GF, 1964, p. 304-305.
"[…] la vérité est, en premier lieu, dans la chose de par son rapport à l'intellect divin bien plus que de par son rapport à l'intellect humain, car elle se rapporte à l'intellect divin comme à sa cause tandis qu'elle se rapporte à l'intellect humain comme, d'une certaine façon, à son effet, en ce que l'intellect reçoit la science des choses. Ainsi, une chose est plus principalement dite vraie dans sa relation à la vérité de l'intellect divin que dans sa relation à la vérité de l'intellect humain. Maintenant, si on prend la vérité proprement dite, celle d'après laquelle les choses sont principalement vraies, alors toutes les vérités sont vraies d'une seule vérité, à savoir la vérité de l'intellect divin ; c'est ainsi qu'Anselme en parle dans son livre De la vérité. Si, ensuite, l'on prend la vérité proprement dite, mais d'après laquelle les choses sont dites vraies secondairement, alors il y aura plusieurs vérités de plusieurs choses vraies et encore, en diverses âmes, plusieurs vérités d'une seule chose vraie. Si, enfin, l'on prend la vérité improprement dite, d'après laquelle toutes les choses sont dites vraies, il y aura plusieurs vérités de plusieurs choses vraies, mais seulement une vérité d'une chose vraie. Les choses dites vraies à partir de la vérité qui est dans l'intellect divin ou humain, le sont comme la nourriture est dite saine du fait de la santé qui est dans l'animal et non comme d'après une forme inhérente. En revanche, quand elles le sont du fait de la vérité qui est dans la chose même, qui n'est rien d'autre que l'entité adéquate à l'intellect ou rendant l'intellect adéquat à soi, elles le sont comme d'après une forme inhérente, ainsi la nourriture est-elle dite saine à partir de sa qualité, qui la fait dire saine."
Thomas d'Aquin, Sur la vérité, 1257, Article 4, tr. fr. Gilles-Jérémie Ceaucescu, CNRS éditions, 2008, p. 29-30.
"Il est inadmissible de dire que la science est un domaine de l'activité intellectuelle humaine, que la religion et la philosophie en sont d'autres, de valeur au moins égale, et que la science n'a pas à intervenir dans les deux autres, qu'elles ont toutes la même prétention à la vérité, et que chaque être humain est libre de choisir d'où il veut tirer ses convictions et où il veut placer sa foi. Une telle conception passe pour particulièrement distinguée, tolérante, compréhensive et libre de préjugés étroits. Malheureusement, elle n'est pas soutenable, elle participe à tous les traits nocifs d'une Weltanschauung [1] absolument non scientifique et lui équivaut pratiquement. Il est évident que la vérité ne peut être tolérante, qu'elle n'admet ni compromis ni restriction, que la recherche considère tous les domaines de l'activité humaine comme les siens propres et qu'il lui faut devenir inexorablement critique lorsqu'une autre puissance veut en confisquer une part pour elle-même".
Freud, Nouvelles Conférences d'introduction à la psychanalyse, 1933, XXXVe conférence, tr. fr. Rose-Marie Zeitlin, Folio essais, 2000, p. 214.
[1] Weltanschauung : vision du monde.