"Même dans les sociétés les plus primitives que nous connaissions, il existe une forme de répartition des fonctions entre les hommes. Plus cette répartition des fonctions a progressé à l'intérieur d'un groupe, plus les hommes en sont remis à un rapport d'échange, plus ils se sentent étroitement liés par le fait que chacun ne peut assurer sa subsistance et son existence sociale qu'en relation avec beaucoup d'autres. Lorsque, par l'exercice de la violence dont ils détiennent les instruments, les uns peuvent refuser aux autres ce dont ces derniers ont besoin pour assurer et accomplir leur existence sociale, lorsque les uns sont constamment en mesure de menacer, de soumettre et d'exploiter les autres, ou même lorsque la réalisation des objectifs des uns exige le déclin de l'existence sociale et physique des autres, il se produit dans le réseau d'individus interdépendants, entre les groupes de fonctions et les peuples, des tensions, certes de nature et d'intensité très variables, mais présentant à chaque fois une structure très claire et précisément définissable.
Ce sont les tensions de cet ordre qui, lorsqu'elles prennent une certaine intensité et une certaine forme, agissent dans le sens des modifications structurelles de la société. C'est grâce à elles qu'au sein de chaque groupe les formes de relation et les institutions ne se reproduisent pas toujours à peu près de la même façon de génération en génération. C'est grâce à elles que certaines formes de vie collective tendent toujours à se dépasser dans une certaine direction pour opérer des modifications spécifiques sans qu'intervienne pour autant aucun moteur extérieur."
Norbert Elias, La société des individus, 1939, in La société des invididus, tr. Fr. Jeanne Étoré, Pocket, 1997, pp. 85-86.
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