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Texte à méditer :  L'histoire du monde est le tribunal du monde.
  
Schiller
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Hors des sentiers battus
La notion de vengeance

  "Aristote dit que la vengeance est une chose juste, fondée sur ce principe qu'il faut rendre à chacun ce qui lui appartient.

  Et c'est la seule façon que la Nature nous ait donnée pour arrêter les mauvaises inclinations des autres ; c'est la seule puissance coercitive que nous ayons dans cet état de nature : chacun y avait une magistrature qu'il exerçait par la vengeance.

  Ainsi Aristote aurait bien raisonné s'il n'avait pas parlé de l'état civil, dans lequel, comme il faut des mesures dans la vengeance, et qu'un cœur offensé, un homme dans la passion, n'est guère en état de voir au juste la peine que mérite celui qui offense, on a établi des hommes qui se sont chargés de toutes les passions des autres, et ont exercé leurs droits de sens froid.

  Que si les magistrats ne vous vengent pas, vous ne devez pas pour cela vous venger, parce qu'il est présumé qu'ils pensent que vous ne devez pas vous venger.

Ainsi, quand la Religion chrétienne a défendu la vengeance, elle n'a fait que maintenir la puissance des tribunaux. Mais, s'il n'y avait point de lois, la vengeance serait permise ; non pas le sentiment qui fait que l'on aime faire du mal pour du mal, mais un exercice de justice et de punition."

 

Montesquieu, Mes pensées, in Pensées et fragments inédits, tome 2, G. Gounouilhou, 1901, p. 379-380.



  "[…] il ne faut pas que l'acte de réparation soit exercé par l'individu lésé ou par ceux qui dépendent de lui, car, chez eux, la restauration du droit en son caractère universel se trouve liée au caractère fortuit[1] de la passion. La réparation ne peut être l'œuvre que d'un tiers, à cet effet commis, qui ne fasse valoir et n'effectue que de l'universel. Dans cette mesure, elle est punition.

  La vengeance se distingue de la punition en ce que l'une est une réparation obtenue par un acte de la partie lésée, tandis que l'autre est l'oeuvre d'un juge. Il faut donc que la réparation soit effectuée à titre de punition, car, dans la vengeance, la passion joue son rôle, et le droit se trouve troublé. De plus, la vengeance n'a pas la forme du droit, mais celle de l'arbitraire, car la partie lésée agit toujours par sentiment ou selon un mobile subjectif. Aussi bien, quand le droit se présente sous la forme de la vengeance, il constitue à son tour une nouvelle offense, n'est senti que comme conduite individuelle, et provoque inexpiablement[2], à l'infini, de nouvelles vengeances."

 

Hegel, Propédeutique Philosophique, 1810, Premier cours, § 21, tr. Maurice de Gandillac, Éditions de Minuit, 1997, p. 53.


[1] Fortuit : imprévu, qui arrive par hasard.
[2] Inexpiablement : qui ne peut être expié, c'est-à-dire payé, racheté (expier ses fautes, c'est payer pour ses fautes).



  "La force et la violence sont d'autant plus menaçantes qu'elles s'appuient sur la passion spontanée de justice. Tel est le cas du sentiment de vengeance qui, même quand il se donne l'allure de la justice (œil pour œil, dent pour dent) est, dans sa logique, négation de la justice.
  Dans cette sphère de l'immédiateté du droit, la suppression du crime est sous sa forme punitive vengeance. Selon son contenu, la vengeance est juste, dans la mesure où elle est la loi du talion. Mais, selon sa forme, elle est l'action d'une volonté subjective, qui peut placer son infinité dans toute violation de son droit et qui, par suite, n'est juste que d'une manière contingente, de même que, pour autrui, elle n'est qu'une volonté particulière. Du fait même qu'elle est l'action positive d'une volonté particulière, la vengeance devient une nouvelle violation du droit : par cette contradiction, elle s'engage dans un processus qui se poursuit indéfiniment et se transmet de génération en génération, et cela, sans limite. [...]

  Addition : Le châtiment prend toujours la forme de la vengeance dans un état de la société, où n'existent encore ni juges ni lois. La vengeance reste insuffisante, car elle est l'action d'une volonté subjective et, de ce fait, n'est pas conforme à son contenu. Les personnes qui composent un tribunal sont certes encore des personnes, mais leur volonté est la volonté universelle de la loi, et elles ne veulent rien introduire dans la peine, qui ne soit pas dans la nature de la chose. Pour celui qui a été victime d'un crime ou d'un délit, par contre, la violation du droit n'apparaît pas dans ses limites quantitatives et qualitatives, mais elle apparaît comme une violation du droit en général. C'est pourquoi celui qui a été ainsi lésé peut être sans mesure quand il use de représailles, ce qui peut conduire à une nouvelle violation du droit. La vengeance est perpétuelle et sans fin chez les peuples non civilisés."

 

Hegel, Principes de la philosophie du Droit, 1821, § 102, trad. Dérathé, Vrin, p. 116.



  "La vengeance aussi est tantôt ceci, tantôt cela, tantôt quelque chose de plus composé. On distinguera d'abord cette riposte défensive que l'on exécute presque automatiquement, même contre des objets inanimés qui ont lésé (comme contre les machines en mouvement) : le sens de notre réaction est d'interrompre, en immobilisant la machine, le dommage qu'elle nous inflige. La vigueur de la riposte doit parfois, pour atteindre ce but, être si forte qu'elle brise la machine ; mais si cette dernière est trop puissante pour pouvoir être détruite sur-le-champ par l'individu, celui-ci n'en portera pas moins toujours le coup le plus violent dont il soit capable, - comme par un ultime essai. C'est ainsi que l'on se conduit aussi envers les personnes qui nous lèsent, dans la sensation immédiate de la lésion elle-même ; on pourra si l'on y tient appeler cet acte un acte de vengeance ; seulement, on devra considérer que seule la conservation personnelle a ici mis en branle son mécanisme de raison, et qu'au fond on ne pense pas alors à l'auteur de la lésion, mais uniquement à soi : on agit ainsi sans chercher à nuire en retour, mais seulement pour s'en tirer indemne. – On a besoin de temps pour passer de soi à l'adversaire par la pensée et se demander de quelle manière on pourra l'atteindre plus sensiblement. C'est ce qui se passe dans la deuxième espèce de vengeance ; la condition préalable en est une réflexion sur la vulnérabilité et la capacité de souffrance de l'autre ; on veut faire mal. Par contre, se garantir soi-même de dommages ultérieurs est ici si peu dans les vues de qui se venge qu'il provoque presque régulièrement lui-même ces dommages qui l'atteignent encore, et très souvent les voit de sang-froid venir d'avance. Si, dans la première espèce de vengeance, c'était la peur du deuxième coup qui rendait la riposte aussi forte que possible, c'est ici une indifférence presque totale à ce que fera l'adversaire ; la force de la riposte n'est déterminée par ce qu'il nous a fait. – Qu'a-t-il donc fait ? Et de quoi nous sert qu'il souffre maintenant, après que nous avons souffert par lui ? Il s'agit d'une réparation, alors que l'acte vengeance de la première espèce ne sert qu'à la conservation de soi. Peut-être avons-nous, du fait de l'adversaire, perdu fortune, rang, amis, enfants, - ces pertes ne sont pas rachetées par la vengeance, la réparation concerne uniquement une perte accessoire à côté de toutes celles que l'on vient de dire. La vengeance de réparation ne préserve pas de dommages ultérieurs, elle n'indemnise pas des dommages subis, - sauf dans un seul cas. Si c'est notre honneur qui a souffert du fait de l'adversaire, la vengeance a pouvoir de le rétablir. Or, il a subi un dommage dans tous les cas où l'on nous a intentionnellement lésé, car l'adversaire a ainsi démontré qu'il ne nous craignait pas. Par la vengeance, c'est nous qui démontrons que nous ne le craignons pas non plus ; c'est en cela que consiste la compensation, la réparation. […] Rien ne semble donc plus différent que la motivation intérieure des deux conduites que l'on désigne du terme unique de vengeance ; et néanmoins il arrive très fréquemment que l'auteur d'une vengeance ne se rende pas clairement compte de ce qui l'a déterminé à agir ; peut-être a-t-il exécuté sa riposte par peur et pour assurer sa conservation, mais après coup, ayant eu le temps de réfléchir au point de vue de l'honneur blessé, s'est-il persuadé à lui-même qu'il s'est vengé pour l'honneur : - ce motif, en effet, est, quoi qu'il en soit, plus distingué que l'autre. Un point essentiel en l'occurrence est encore de savoir s'il estime son honneur lésé aux yeux des autres (du monde) ou seulement aux yeux de l'offenseur ; dans ce dernier cas, il préférera la vengeance secrète, mais publique dans le premier. Selon qu'il s'imagine fort ou faible dans l'âme du coupable et des témoins, sa vengeance sera plus acharnée ou plus modérée ; si ce genre d'imagination lui fait entièrement défaut,  il ne pensera pas du tout à la vengeance; car alors le sentiment de l'honneur n'existe pas chez lui, où il ne peut donc être blessé. De même, il ne pensera pas à se venger s'il méprise le coupable et les témoins de son acte, puisqu'ils ne peuvent, objets de mépris, lui conférer aucun honneur, ni par suite lui ravir le sien. Enfin, il renoncera à la vengeance dans le cas nullement exceptionnel où il aime le coupable ; sans doute, il perdra ainsi quelque peu de son honneur aux yeux de celui-ci et en deviendra peut-être moins digne d'être aimé en retour. Mais renoncer à être payé de retour est aussi un sacrifice que l'amour est prêt à consentir pourvu de n'être pas obligé de faire mal à l'être aimé : cela serait se faire plus de mal que n'en fera ledit sacrifice. - Pour conclure, tout le monde se vengera, à moins d'être sans honneur ou alors plein de mépris ou d'amour pour l'auteur du dommage et de l'offense. Même celui qui s'adresse aux tribunaux veut sa vengeance en tant que particulier, mais en outre et accessoirement, en tant que membre conscient et prévoyant de la société, la vengeance de celle-ci sur quelqu'un qui ne la respecte pas. La peine juridique rétablit ainsi et l'honneur personnel et l'honneur de la société : ce qui veut dire que la peine est une vengeance. – Indubitablement, il y a aussi en elle cet autre élément de la vengeance que nous avons décrit en premier lieu, en ce que la société la fait servir à sa conservation et inflige une riposte en état de légitime défense. La peine veut empêcher d'autres dommages, cela veut intimider. De la sorte, les deux éléments si différents de la vengeance sont réellement associés dans la peine."

 

NietzscheHumain, trop humain, II, 1886, tr. fr. , Robert Rovini, Folio essais, 1999, p. 197-199.

 

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Date de création : 11/06/2010 @ 10:07
Dernière modification : 06/02/2020 @ 10:48
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