"Dans toutes les matières dont la preuve consiste en expériences et non en démonstrations, on ne peut faire aucune assertion universelle que par la générale énumération de toutes les parties ou de tous les cas différents. C'est ainsi que, quand nous disons que le diamant est le plus dur de tous les corps, nous entendons de tous les corps que nous connaissons, et nous ne pouvons ni ne devons y comprendre ceux que nous ne connaissons point ; et quand nous disons que l'or est le plus pesant de tous les corps, nous serions téméraire de comprendre dans cette proposition générale ceux qui ne sont point encore en notre connaissance, quoiqu'il ne soit pas impossible qu'ils soient en nature.
De même quand les anciens ont assuré que la nature ne souffrait point de vide, ils ont compris qu'elle n'en souffrait point dans toutes les expériences qu'ils avaient vues, et ils n'auraient pu sans témérité y comprendre celles qui n'étaient pas en leur connaissance. Que si elles y eussent été, sans doute ils auraient tiré les mêmes conséquences que nous et les auraient par leur aveu autorisées à cette antiquité dont on veut faire aujourd'hui l'unique principe des sciences.
C'est ainsi que, sans les contredire, nous pouvons affirmer le contraire de ce qu'ils disaient et, quelque force enfin qu'ait cette antiquité, la vérité doit toujours avoir l'avantage, quoique nouvellement découverte, puisqu'elle est toujours plus ancienne que toutes les opinions qu'on a eues, et que ce serait ignorer sa nature de s'imaginer qu'elle ait commencé d'être au temps qu'elle a commencé d'être connue."
Pascal, Préface pour un traité du vide, 1651.
"Le vrai et le faux font partie de ces notions déterminées qu'en l'absence de mouvement, on prend pour des essences propres, chacun étant toujours de l'autre côté par rapport à l'autre, sans aucune communauté avec lui, isolé et campant sur sa position. Il faut, à l'encontre de cela, affirmer que la vérité n'est pas une monnaie frappée qui peut être fournie toute faite et qu'on peut empocher comme ça. Il n'y a pas plus de faux qu'il n'y a un mal. […] On peut certes savoir faussement. Quand on dit qu'on sait quelque chose faussement, cela signifie que le savoir est en non-identité avec sa substance. Mais précisément cette non-identité est l'acte de différenciation en général, qui est un moment essentiel. Certes, de cette différenciation advient leur identité, et cette identité devenue est la vérité. Mais elle n'est pas la vérité au sens où l'on se serait débarrassé de la non-identité, comme on jette les scories séparées du métal pur, ni non plus comme on retire l'outil du récipient terminé : la non-identité au contraire est elle-même au titre du négatif, du Soi-même, encore immédiatement présente dans le vrai. Ceci n'autorise cependant pas à dire que le faux constitue un moment, voire une composante du vrai. Dans l'expression qui dit qu'en toute chose fausse il y a que l'huile et l'eau, qui ne sont qu'extérieurement associées sans pouvoir se mêler."
Hegel, Phénoménologie de l'Esprit, 1807, tr. fr. Jean-Pierre Lefebvre, tome I, préface, § 39, Aubier, 1941, p. 34, GF, 1996, p. 91-93.
"La pensée connaît-elle des modifications ou bien est-elle indépendante du temps ? La pensée que nous énonçons dans le théorème de Pythagore est bien indépendante du temps, éternelle, inaltérable. Mais n'y a-t-il pas aussi des pensées qui sont vraies aujourd'hui, fausses six mois plus tard ? Par exemple, la pensée que cet arbre là-bas est couvert de feuillage vert sera fausse dans six mois. Non ; car ne n'est plus la même pensée. Les termes « cet arbre est couvert de feuillage vert », à eux seuls, ne suffisent pas à son expression, car le moment où l'on parle est partie intégrante de la pensée. Sans la détermination du temps qui est donnée par le moment où l'on parle, nous n'avons pas une pensée complète : donc, nous n'avons pas de pensée du tout. Seule la proposition accompagnée de la détermination du temps, et complète à tous égards, peut exprimer une pensée. Et si elle est vraie, elle n'est pas vraie seulement aujourd'hui ou demain, elle est vrai indépendamment du temps. Le praesens dans « est vrai » n'indique pas le présent de celui qui parle, mais, si l'on permet l'expression, un tempus de l'intemporalité. Quand nous employons la simple forme affirmative, en évitant le mot « vrai », il faut distinguer deux choses : l'expression de la pensée et son affirmation. La détermination de temps contenue dans la proposition appartient seulement à l'expression de la pensée, tandis que la vérité dont la reconnaissance est tout entière dans la forme de la proposition affirmative est intemporelle. Il est vrai que les mêmes termes peuvent prendre avec le temps un autre sens à cause de l'instabilité du langage et exprimer une autre pensée. Mais la modification concerne alors l'élément linguistique."
Gottlob Frege, "La pensée", 1918-1919, in Écrits logiques et philosophiques, tr. fr. Claude Imbert, Paris, Seuil, 1971, p. 193-194.
"L'usage des concepts « vrai » et « faux » est tout à fait analogue à celui de concepts tels « tautologie », « contradiction », « conjonction », « implication » et d'autres du même genre. Il s'agit de concepts non empiriques, de concepts logiques. Ils décrivent ou évaluent un énoncé sans tenir compte d'aucun changement dans le monde empirique. Alors que nous tenons comme établi que les propriétés des objets physiques […] changent au fur et à mesure que le temps passe nous décidons d'utiliser ces prédicats logiques de façon à ce que les propriétés logiques des énoncés deviennent intemporelles si un énoncé est une tautologie, il en est une, une fois pour toutes. Conformément à l'usage commun nous attachons la même intemporalité aux concepts « vrai » et « faux ». Il n'est pas habituel de dire d'un énoncé qu'il était particulièrement vrai hier mais qu'il est devenu faux aujourd'hui. Si hier nous estimions vrai un énoncé que nous estimons faux aujourd'hui, nous supposons implicitement aujourd'hui que nous nous étions trompés hier, que l'énoncé était faux hier soir – intemporellement faux – mais que, par erreur nous l'avions pris pour « vrai ».
La différence qu'il y a entre vérité et corroboration apparaît ici très clairement. Lorsque nous estimons qu'un énoncé est corroboré ou qu'il ne l'est pas, il s'agit aussi d'une évaluation logique ; et donc également d'une évaluation intemporelle : nous tenons en effet qu'il existe une relation logique déterminée entre un système théorique et un certain système d'énoncés de base acceptés. Mais nous ne pouvons jamais dire tout simplement d'un énoncé qu'il est, comme tel, ou en soi, « corroboré » (de la façon dont nous pouvons dire qu'il est « vrai »). Nous pouvons seulement dire qu'il est corroboré relativement à un certain système d'énoncés de base, un système accepté jusqu'à un moment déterminé du temps. « La corroboration qu'une théorie a acquis jusqu'à hier » n'est logiquement pas identique à, « la corroboration qu'une théorie a acquis jusqu'à ce jour »."
Popper, La logique de la découverte scientifique, 1934, tr. fr. Nicole Thyssen-Rutten et Philippe Devaux, Payot, 1989, p. 280-281.
"Les choses et les événements se produisent à des moments déterminés ; le jugement qui constate l'apparition de la chose ou de l'événement ne peut venir qu'après eux ; il a donc sa date. Mais cette date s'efface aussitôt, en vertu du principe, ancré dans notre intelligence, que toute vérité est éternelle. Si le jugement est vrai à présent, il doit, nous semble-t-il, l'avoir été toujours. Il avait beau n'être pas encore formulé : il se posait lui-même en droit, avant d'être posé en fait. À toute affirmation vraie nous attribuons ainsi un effet rétroactif ; ou plutôt nous lui imprimons un mouvement rétrograde. Comme si un jugement avait pu préexister aux termes qui le composent. Comme si ces termes ne dataient pas de l'apparition des objets qu'ils représentent ! Comme si la chose et l'idée de la chose, sa réalité et sa possibilité, n'étaient pas créées du même coup lorsqu'il s'agit d'une forme véritablement neuve, inventée par l'art ou la nature !
Les conséquences de cette illusion sont innombrables. Notre appréciation des hommes et des événements est tout entière imprégnée de la croyance à la valeur rétrospective du jugement vrai, à un mouvement rétrograde qu'exécuterait automatiquement dans le temps la vérité une fois posée. Par le seul fait de s'accomplir, la réalité projette derrière elle son ombre dans le passé indéfiniment lointain ; elle paraît ainsi avoir préexisté, sous forme de possible, à sa propre réalisation."
Bergson, La pensée et le mouvant, 1934, Introduction, PUF, Quadrige, 1998, p. 14-15.
"La nouvelle interprétation de la notion même de vérité est une autre des conséquences de cette nouvelle conception de la science [qui apparaît au XVIIe siècle].
Si la garantie des théories scientifiques ne peut plus être cherchée dans l'assurance aprioriste de leurs principes, il est tout à fait naturel que la science renonce à considérer ces principes comme absolument et éternellement valables. Il est naturel qu'elle accepte que ses propres concepts soient transformables en fonction de la transformation des dispositifs utilisés pour observer l'univers.
S'opposer à l'introduction de la lunette, ou du microscope, ou encore du microscope électronique parce que ce qu'ils nous font découvrir ne rentre pas dans les vieux schémas conceptuel devient – à la suite de cette transformation de la notion de vérité – tout simplement ridicule. Cela prend l'aspect d'une offense manifeste à l'esprit rationnel de l'homme. Toute vérité doit devenir provisoire, doit accepter d'être toujours soumise à de nouveaux contrôles, à des rectifications, à de profonds changements.
La notion de vérité immuable est remplacée par celle de « vérité féconde », c'est-à-dire de principe scientifique capable de provoquer de évolutions très rapides, qui battront peut-être en brèche la validité même du principe dont elles sont issues, En d'autres termes, la vérité scientifique est intrinsèquement dialectique, incompatible ave toute prétention d'immobilité. Rester fidèle aux principe a plus de sens : à cette fidélité doit se substituer une fidélité envers l'esprit scientifique qui peut nous conduire – et elle le fait souvent – au renversement de nos théories les plus convenables."
Ludovico Geymonat, Galilée, 1957, tr. fr. F.-M. Rosset et S. Martin, Points Sciences, 1992, p. 305-306.
"[…] la vérité d'un énoncé n'est pas déterminée dans le temps. Un énoncé ne commence pas à être vrai à un moment déterminé, et ne cesse pas d'être vrai à un moment déterminé. S'il est vrai, il est toujours vrai, a toujours été vrai, et sera toujours vrai. Dire que la chaleur dilate les corps métalliques est toujours vrai si c'est vrai. Si un jour, il s'avérait que la chaleur ne dilate pas les corps métalliques ou ne les dilate pas tous, ou ne les dilate pas partout, il ne serait pas alors pas vrai de dire que la chaleur dilate les corps métalliques, et donc la proposition selon laquelle la chaleur dilate les corps métalliques aurait toujours été fausse. Ce n'est pas moins vrai pour les énoncés qui se réfèrent à l'existence, déterminée dans le temps, de faits particuliers. Ainsi, si quelqu'un dit à minuit, « il fait maintenant grand jour », cet énoncé est faux, et il ne deviendra pas vrai dix heures après avoir été formulé, lorsque le soleil sera levé, mais il restera faux. De même, si quelqu'un dit, à midi, « il fait maintenant grand jour », son énoncé est vrai et ne deviendra pas faux la nuit, lorsque dix heures plus tard, le soleil sera couché, mais au contraire, restera vrai dix heures après avoir été formulé. Il ne perd pas sa vérité, et même si l'on dit d'un énoncé étant vrai qu'il « est valide », il ne perd pas sa validité, alors qu'une norme valide peut perdre sa validité. Le fait que Kant naquit en 1724 et mourut en 1804, et donc vécut quatre-vingts ans, reste toujours vrai et a toujours été vrai ; cela l'était déjà avant même que Kant ne naquît et mourût ; il aurait fallu pour cela que l'énoncé - une prophétie - fût formulé au futur. Le fait énoncé est : la vie de Kant a une durée de quatre-vingts ans, mais la vérité de l'énoncé ne dure pas quatre-vingts ans, et n'est pas vraie seulement pendant la durée du fait énoncé. Le temps auquel se réfère l'énoncé dans son contenu n'est pas le temps pendant lequel l'énoncé est vrai. Ce temps-ci est indépendant de ce temps-là, alors que le temps pendant lequel une norme est valide n'est pas indépendant du temps auquel se réfère le contenu de la norme."
Hans Kelsen, Théorie générale des normes, 1979, Chapitre 44, §3, tr. fr. Olivier Béaud et Fabrice Malkani, PUF, 1996, p. 232-233.
"Il y a une raison fondamentale pour laquelle on ne peut pas assimiler la vérité à l'acceptabilité rationnelle : la vérité est censée être une propriété inaliénable des propositions, alors que la justification ne l'est pas. La proposition « La terre est plate » était certainement rationnellement acceptable il y a trois mille ans, alors qu'elle ne l'est plus aujourd'hui. Pourtant, il serait faux de dire que "La terre est plate" était vraie il y a trois mille ans ; car cela voudrait dire qu'entre-temps la terre a changé de forme. En fait, l'acceptabilité rationnelle connaît des degrés ; on dit parfois que la vérité admet aussi des degrés (par exemple, on dira que « La terre est une sphère » est approximativement vraie) ; mais il s'agit ici du degré de précision de la phrase assertée, et non de son degré d'acceptabilité ou de justification."
Hilary Putnam, Raison, vérité et histoire, 1981, Chapitre 3, Minuit, trad. A. Gerschenfeld, 1984, p. 67.
"L'histoire des sciences ? Ce n'est pas l'histoire de la vérité : c'est l'histoire des conditions - techniques, théologiques, idéologiques... - de sa découverte. Il n'y a pas de vérité scientifique ; il n'y a que des connaissances scientifiques, qui toutes sont relatives et historiques. Cela ne prouve pas que la vérité, vers quoi elles tendent, le soit aussi. Considérons par exemple la pression atmosphérique. Qu'elle existe, on ne l'a pas toujours su : il a fallu du temps et du travail (Galilée, Torricelli, Pascal...) pour le comprendre. Mais elle n'en existait pas moins avant qu'on ne le sache, et même j'accorde qu'il était vrai - intemporellement vrai - qu'elle existerait avant même que l'atmosphère, elle, n'existât. C'est en quoi l'histoire des sciences nous ouvre à l'éternité du vrai : toutes nos connaissances sont historiques, aucune vérité ne l'est. Si bien que nos connaissances ne sont des connaissances (aucune connaissance n'est la vérité, mais aucune ne serait une connaissance si elle ne comportait au moins une part de vérité) que par cela en elles qui échappe à leur histoire. L'être vrai d'une pensée est indépendant du temps, [...], et c'est en quoi toute vérité [...] est éternelle"
André Comte-Sponville, L'Être-temps : quelques réflexions sur le temps de la conscience, Paris, PUF, 1999, p. 48-49.
Date de création : 15/06/2010 @ 15:23
Dernière modification : 18/02/2019 @ 10:50
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