"Il y a bien des choses que nous rendons plus obscures en voulant les définir, parce que, comme elles sont très simples et très claires, nous ne pouvons mieux les connaître ni les percevoir que par elles-mêmes. Bien plus, il faut mettre au nombre des principales erreurs qui se puissent commettre dans les sciences, l'erreur de ceux qui veulent définir ce qui doit seulement être conçu, et qui ne peuvent pas distinguer les choses claires des choses obscures, ni discerner ce qui, pour être connu, exige et mérite d'être défini de ce qui peut très bien être connu par soi-même.
Je ne crois pas, en effet, qu'il y ait eu jamais personne d'assez stupide pour avoir besoin d'apprendre ce que c'est que l'existence avant de pouvoir conclure et affirmer qu'il existe. Il en est de même pour le doute et pour la pensée. J'ajoute même qu'il est impossible d'apprendre ces choses autrement que par soi-même et d'en être persuadé autrement que par sa propre expérience et par cette conscience ou par ce témoignage intérieur que chacun trouve en lui lorsqu'il se livre à un examen quelconque. Si bien que, tout de même qu'il est inutile de définir le blanc pour faire comprendre ce que c'est, pour savoir ce que c'est que le doute, et la pensée, il suffit de douter et de penser. Cela nous apprend tout ce que nous pouvons savoir à cet égard et même nous en dit plus que les définitions les plus exactes."
Descartes, Recherche de la vérité par la lumière naturelle, 1701, Pléïade, p. 688.
"Je ne puis faire mieux entendre la conduite qu'on doit garder pour rendre les démonstrations convaincantes, qu'en expliquant celle que la géométrie observe.
Mais il faut auparavant que je donne l'idée d'une méthode encore plus éminente et plus accomplie, mais où les hommes ne sauraient jamais arriver : car ce qui passe la géométrie nous surpasse ; et néanmoins il est nécessaire d'en dire quelque chose, quoiqu'il soit impossible de le pratiquer.
Cette véritable méthode, qui formerait les démonstrations dans la plus haute excellence, s'il était possible d'y arriver, consisterait en deux choses principales : l'une, de n'employer aucun terme dont on n'eût auparavant expliqué nettement le sens ; l'autre, de n'avancer jamais aucune proposition qu'on ne démontrât par des vérités déjà connues ; c'est-à-dire, en un mot, à définir tous les termes et à prouver toutes les propositions. [...]
Certainement cette méthode serait belle, mais elle est absolument impossible : car il est évident que les premiers termes qu'on voudrait définir en supposeraient de précédents pour servir à leur explication, et que de même les premières propositions qu'on voudrait prouver en supposeraient d'autres qui les précédassent ; et ainsi il est clair qu'on n'arriverait jamais aux premières.
Aussi, en poussant les recherches de plus en plus, on arrive nécessairement à des mots primitifs qu'on ne peut plus définir, et à des principes si clairs qu'on n'en trouve plus qui le soient davantage pour servir à leur preuve. D'où il paraît que les hommes sont dans une impuissance naturelle et immuable de traiter quelque science que ce soit dans un ordre absolument accompli."
Pascal, De l'esprit géométrique (rédigé vers 1657, publié en 1776), section I.
"[…] il ne faut pas entreprendre de définir tous les mots, parce que souvent cela serait inutile, et qu'il est même impossible de le faire. Je dis qu'il serait souvent inutile de définir de certains noms. Car, lorsque l'idée que les hommes ont de quelque chose est distincte, et que tous ceux qui entendent une langue forment la même idée en entendant prononcer un mot, il serait inutile de le définir, puisque on a déjà la fin de la définition, qui est que le mot soit attaché à une idée claire et distincte. C'est ce qui arrive dans les choses fort simples dont tous les hommes ont naturellement la même idée, de sorte que les mots par lesquels on les signifie sont entendus de la même force de tous ceux qui s'en servent, ou s'ils y mêlent quelquefois quelque chose d'obscur, leur principale attention néanmoins va toujours à ce qu'il y a de clair ; et ainsi ceux qui ne s'en servent que pour en marquer l'idée claire, n'ont pas sujet de craindre qu'ils ne soient pas entendus. Tels sont les mots d'être, de pensée, d'étendue, d'égalité, de durée, ou de temps, et autres semblables. Car, encore que quelques-uns obscurcissent l'idée du temps par diverses propositions qu'ils en forment, et qu'ils appellent définitions, comme que le temps est la mesure du mouvement selon l'antériorité et la postériorité, néanmoins ils ne s'arrêtent pas eux-mêmes à cette définition, quand ils entendent parler du temps, et n'en conçoivent autre chose que ce que naturellement tous les autres en conçoivent. Et ainsi les savants et les ignorants entendent la même chose, et avec la même facilité y quand on leur dit qu'un cheval est moins de temps à faire une lieue qu'une tortue.
Je dis de plus, qu'il serait impossible de définir tous les mots ; car, pour définir un mot, on a nécessairement besoin d'autres mots qui désignent l'idée à laquelle ont veut attacher ce mot, et si on voulait encore définir les mots dont on se serait servi pour l'explication de celui-là, on en aurait encore besoin d'autres, et ainsi à l'infini. Il faut donc nécessairement s'arrêter à des termes primitifs qu'on ne définit point, et ce serait un aussi grand défaut de vouloir trop définir, que de ne pas assez définir, parce que, par l'un et par l'autre, on tomberait dans la confusion que l'on prétend éviter."
Antoine Arnauld et Pierre Nicole, La logique ou l'art de penser, 1662, 1ère partie, Chapitre XIII, Champs Flammarion, 1978, p. 125-126.
"[…] les mots de la langue usuelle, comme les concepts qu'ils expriment, sont toujours ambigus et le savant qui les emploierait tels qu'il les reçoit de l'usage et sans leur faire subir d'autre élaboration s'exposerait aux plus graves confusions. Non seulement la compréhension en est si peu circonscrite qu'elle varie d'un cas à l'autre suivant les besoins du discours, mais encore, comme la classification dont ils sont le produit ne procède pas d'une analyse méthodique, mais ne fait que traduire les impressions confuses de la foule, il arrive sans cesse que des catégories de faits très disparates sont réunies indistinctement sous une même rubrique, ou que des réalités de même nature sont appelées de noms différents. Si donc on se laisse guider par l'acception reçue, on risque de distinguer ce qui doit être confondu ou de confondre ce qui doit être distingué, de méconnaître ainsi la véritable parenté des choses et, par suite, de se méprendre sur leur nature. On n'explique qu'en comparant. Une investigation scientifique ne peut donc arriver à sa fin que si elle porte sur des faits comparables et elle a d'autant plus de chances de réussir qu'elle est plus assurée d'avoir réuni tous ceux qui peuvent être utilement comparés. Mais ces affinités naturelles des êtres ne sauraient être atteintes avec quelque sûreté par un examen superficiel comme celui d'où est résultée la terminologie vulgaire ; par conséquent, le savant ne peut prendre pour objets de ses recherches les groupes de faits tout constitués auxquels correspondent les mots de la langue courante. Mais il est obligé de constituer lui-même les groupes qu'il veut étudier, afin de leur donner l'homogénéité et la spécificité qui leur sont nécessaires pour pouvoir être traités scientifiquement. C'est ainsi que le botaniste, quand il parle de fleurs ou de fruits, le zoologiste, quand il parle de poissons ou d'insectes, prennent ces différents termes dans des sens qu'ils ont dû préalablement fixer."
Durkheim, Le suicide, 1897, PUF, 1995, p. 3-4.
"L'injonction : « définissez vos termes » rend le son d'une maxime scientifique valable ; bien entendu, il peut sembler qu'idéalement chaque terme utilisé dans une théorie scientifique ou dans un secteur donné de la science devrait être défini avec précision. Mais c'est là une impossibilité logique ; car, après avoir formulé une définition pour un terme, nous aurions ensuite à définir à leur tour chacun des termes figurant dans le definiens, puis les termes utilisés pour définir ces derniers et ainsi de suite. Mais, dans les chaînes de définitions qui en résultent, nous devons éviter de faire des « cercles », c'est-à-dire de définir un terme à l'aide de certains de ceux qui le précédent dans la chaîne. Un tel cercle est illustré par la liste suivante de définitions, dans lesquelles l'expression « aura la même définition que » est remplacé par le symbole d'abréviation : "= Df"
"parent" = Df "père ou mère"
"père" = Df "parent mâle"
"mère" = Df "parent mais non père"
Pour déterminer la signification de "père", nous remplacerions le terme "parent" dans la deuxième définition par son definiens tel que le spécifie la première. Mais cette procédure donne l'expression "mâle (père ou mère)", qui définit le terme "père " au moyen de lui-même (et d'autres termes) et qui donc manque son but ; car elle ne nous permet pas d'éviter le mot défini. La troisième définition suscite des difficultés semblables. La seule façon d'y échapper, quand nous tentons de définir chacun des termes d'un système donné, est de ne jamais utiliser un terme dans un definiens qui ait été défini plus haut dans la chaîne. Mais alors, notre chaîne de définitions sera sans fin ; car, si loin que nous ayons pu aller, il reste à définir les termes utilisés dans le dernier definiens, puisque, d'après notre supposition, ils n'ont pas été définis auparavant. Une telle régression à l'infini se détruirait, bien entendu, elle-même – notre compréhension d'un terme dépendrait de celle du prochain, qui dépendrait du suivant, et cela à l'infini, de sorte que jamais aucun terme ne serait expliqué.
Ainsi donc, dans un système scientifique, il n'est pas possible de définir chaque terme au moyen des autres termes qui y figurent : il doit y avoir un ensemble de termes que l'on appelle primitifs, qui ne reçoivent aucune définition à l'intérieur du système et qui servent de base pour définir les autres."
Carl Hempel, Éléments d'épistémologie, 1966, Chapitre 7 tr. fr. Bertrand Saint-Sernin, Armand Colin, 1996, p. 136-137.
"Je crois […] que la clarté est une valeur intellectuelle, puisque, sans elle, la discussion critique est impossible. Mais je ne crois pas que l'exactitude ou la précision soient des valeurs intellectuelles en elles-mêmes ; au contraire, nous ne devrions jamais essayer d'être plus exacts ou plus précis que le problème en présence duquel nous nos trouvons (qui est toujours un problème ayant trait à la discrimination entre des théories en compétition) ne l'exige. Pour cette raison, j'ai insisté sur le fait que les définitions ne m'intéressaient pas ; puisque toutes les définitions doivent utiliser des termes non définis, il est de peu d'importance, en règle générale, d'utiliser un terme comme terme primitif ou comme terme défini. [...]
On ne devrait jamais se laisser entraîner dans les questions verbales ou les questions de signification, et jamais ne porter d'intérêt aux mots. Si quelqu'un vient contester un mot que nous employons en nous demandant s'il signifie vraiment ceci ou peut-être plutôt cela, nous devrions répondre « je n'en sais rien et les significations ne m'intéressent pas ; et si vous le souhaitez, j'adopterai avec plaisir votre propre terminologie. » Cela ne fait jamais de mal. On ne devrait jamais se disputer sur les mots, jamais se laisser entraîner dans des questions de terminologie. On devrait toujours éviter les discussions sur les concepts. Ce qui nous intéresse vraiment, nos vrais problèmes, ce sont des problèmes qui portent sur les faits, autrement dit des problèmes qui concernent les théories et leur vérité. Ce qui nous intéresse ce sont les théories et la manière dont elles résistent à la discussion critique. […]
Je considère les définitions, et les questions de réductibilité, comme n'étant pas particulièrement importantes du point de vue philosophique. Si nous ne pouvons pas définir un terme, rien ne nous empêche de l'utiliser comme terme non défini : l'utilisation d'un certain nombre de termes non définis n'est pas seulement légitime, mais inévitable, car tout terme défini doit, en dernière analyse, être défini à l'aide de certains termes non définis."
Karl Popper, "Les deux visages du sens commun", 1970, "Une conception réaliste de la logique, de la physique et de l'histoire", 1966, in La connaissance objective, 1979, tr. fr. Jean-Jacques Rosat, Champs Flammarion, p. 117, p. 456 et p. 482.
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