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Texte à méditer :  Time is money.
  
Benjamin Franklin
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Hors des sentiers battus
La nature du progrès en science

  "Dans l'histoire du développement de la physique, on distingue deux tendances inverses. D'une part, ou découvre à chaque instant des liens nouveaux entre des objets qui semblaient devoir rester à jamais séparés ; les faits épars cessent d'être étrangers les uns aux autres ; ils tendent à s'ordonner en une imposante synthèse. La science marche vers l'unité et la simplicité.
  D'autre part, l'observation nous révèle tous les jours des phénomènes nouveaux ; il faut qu'ils attendent longtemps leur place et quelquefois, pour leur en faire une, on doit démolir un coin de l'édifice. Dans les phénomènes connus eux-mêmes, où nos sens grossiers nous montraient l'uniformité, nous apercevons des détails de jour en jour plus variés ; ce que nous croyions simple redevient complexe et la science paraît marcher vers la variété et la complication.

  De ces deux tendances inverses, qui semblent triompher tour à tour, laquelle l'emportera ? Si c'est la première, la science est possible ; mais rien ne le prouve a priori, et l'on peut craindre qu'après avoir fait de vains efforts pour plier la nature malgré elle à notre idéal d'unité, débordés par le flot toujours montant de nos nouvelles richesses, nous ne devions renoncer à les classer, abandonner notre idéal, et réduire la science à l'enregistrement d'innombrables recettes."

 

Henri Poincaré, La Science et l'hypothèse, 1902, Champs Flammarion, 1989, p. 183.



  "L'histoire nous montre […] qu'aucune théorie physique n'a jamais été créée de toutes pièces. La formation de toute théorie physique a procédé par une suite de retouches qui, graduellement, ont conduit le système à des états plus achevés ; et en chacune de ces retouches la libre initiative du physicien a été conseillée, soutenue, guidée, parfois impérieusement commandée par les circonstances les plus diverses, par les opinions des hommes comme par les enseignements des faits. Une théorie physique n'est pas le produit soudain d'une création ; elle est le résultat lent et progressif d'une évolution.
  Lorsque quelques coups de bec brisent la coquille de l'œuf et que le poussin s'échappe de sa prison, l'enfant peut s'imaginer que cette masse rigide et immobile, semblable aux cailloux blancs qu'il ramasse au bord du ruisseau, a soudainement pris vie et produit l'oiseau qui court et qui piaille ; mais là où son imagination puérile voit une soudaine création, le naturaliste reconnaît la dernière phase d'un long développement ; il remonte, par la pensée, à la fusion première de deux microscopiques noyaux pour redescendre, ensuite, la série des divisions, des différenciations, des résorptions qui, cellule par cellule, ont construit le corps du jeune poulet.

  Le profane vulgaire juge de la naissance des théories physiques comme l'enfant juge de l'éclosion du poulet. Il croît que cette fée à laquelle il donne le nom de Science a touché de sa baguette magique le front d'un homme de génie et que la théorie s'est aussitôt manifestée, vivante et achevée."

 

Pierre Duhem, La Théorie physique, son objet, sa structure, 1906, 2ème partie, chapitre VII, § 2, p. 365.



 "Si l'on pose maintenant le problème de la nouveauté scientifique sur le plan plus proprement psychologique, on ne peut manquer de voir que cette allure révolutionnaire de la science contemporaine doit réagir profondément sur la structure de l'esprit. L'esprit a une structure variable dès l'instant où la connaissance a une histoire. En effet, l'histoire humaine peut bien, dans ses passions, dans ses préjugés, dans tout ce qui relève des impulsions immédiates, être un éternel recommencement ; mais il y a des pensées qui ne recommencent pas ; ce sont les pensées qui ont été rectifiées, élargies, complétées. Elles ne retournent pas à leur aire restreinte ou chancelante. Or l'esprit scientifique est essentiellement une rectification du savoir, un élargissement des cadres de la connaissance. Il juge son passé historique en le condamnant. Sa structure est la conscience de ses fautes historiques. Scientifiquement, on pense le vrai comme rectification historique d'une longue erreur, on pense l'expérience comme rectification de l'illusion commune et première. Toute la vie intellectuelle de la science joue dialectiquement sur cette différentielle de la connaissance, à la frontière de l'inconnu. L'essence même de la réflexion, c'est de comprendre qu'on n'avait pas compris. Les pensées non-baconiennes, non-euclidiennes, non-cartésiennes sont résumées dans ces dialectiques historiques que présentent la rectification d'une erreur, l'extension d'un système, le complément d'une pensée."
 
Bachelard, Le Nouvel esprit scientifique, 1934, PUF, 1966, p. 173-174.


  "L'apparition de chaque hypothèse nouvelle provoque comme une éruption subite ; elle est un saut dans l'inconnu, inexplicable logiquement. Ensuite sonne l'heure d'une théorie nouvelle qui, une fois venue au monde, se développe d'une façon continue ; mais toujours, en subissant plus ou moins des contraintes extérieures, son sort étant, en fin de compte, réglé par les mesures. Tant que ces dernières lui demeurent favorables, l'hypothèse jouit d'une considération de plus en plus grande et la théorie reçoit une approbation de plus en plus générale ; mais, des difficultés viennent-elles à surgir quelque part à propos de l'interprétation du résultat de mesure, les doutes, les critiques et la méfiance ne tardent pas à s'élever de toute part. Ce sont là les signes de sa mort prochaine et de l'incubation d'une hypothèse nouvelle destinée à remplacer la première et dont le rôle sera, précisément de résoudre la crise et de permettre l'élaboration d'une autre théorie qui, tout en gardant les avantages de l'ancienne, sera exempte de ses défauts. L'évolution de la physique, dans son ensemble et dans chacune de ses branches, est constituée par une succession de cycles du même genre et c'est ainsi qu'elle poursuit son but qui est la connaissance du réel."

 

Max Planck, Initiations à la physique, 1934, Chapitre IX, § 2, tr. fr. J. du Plessis de Grenédan, Champs Flammarion, 1993, p. 218.


 

  "Qu'elles nous paraissent souvent étranges, les voies qui menèrent à la vérité ! Que de lacets, de détours, de circonvolutions, alors que c'eût été si simple d'aller au plus court ! Un savant s'approche de la vérité, il la flaire, il « brûle », comme on dit dans les jeux enfantins ; on dirait que, l'ayant devinée, il va tendre les mains pour s'en saisir. Mais non, voilà qu'il s'en écarte, pour s'engager résolument dans la mauvaise route. Nous sommes alors tentés d'accuser son manque de perspicacité : comment a-t-il pu se méprendre sur la signification de ces faits si lumineux, si expressifs ? Mais n'oublions pas qu'ils ne le sont qu'à la clarté de tout ce que, depuis, nous avons pu apprendre. Isolés maintenant, détachés, et promus au rang de « preuves », ils étaient alors comme noyés dans l'entourage des faits adventices et contradictoires - rien ne les signalait à l'attention, rien ne marquait d'avance leur valeur privilégiée.
  Il s'en faut bien que l'enrichissement de notre savoir s'accomplisse dans un ordre tout rationnel et logique. Tant de facteurs sont en jeu dans l'entreprise : données fragmentaires qui suggèrent le faux non moins que le vrai, idées préconçues, influences philosophiques ou sociales, interaction des découvertes, retentissement mutuel des diverses disciplines, rôle des progrès techniques, du hasard, du génie personnel, tout cela s'emmêle, s'intrique pour imposer une allure plus ou moins incohérente à la démarche du progrès scientifique.
  Celui-ci, toutefois, ne laisse pas d'être continu. Chaque jour de la science profite à la vérité, car le nombre des faits connus ne cesse pas de s'accroître ; et quant aux interprétations elles-mêmes, si, sur certains points, elles s'engagent dans de mauvaises voies, elles n'en gagnent pas moins, dans l'ensemble, en justesse et en précision.
  De loin en loin, le progrès manifeste une accélération soudaine. Les découvertes se multiplient, les idées s'éclairent. C'est quand surgit une grande théorie, ou une notion toute neuve. Ainsi, dans l'histoire de la biologie, quand s'imposèrent les trois grandes théories : cellulaire (1839), transformiste (1859), mendélienne (1900). À chaque fois se produisit une rupture plus ou moins violente avec le passé."
 
Jean Rostand, Esquisse d'une histoire de la biologie, 1945, Gallimard, collection Idées, p. 228-230.


  "La première impression qui [se dégage des enseignements que l'histoire des sciences nous apporte sur] l'évolution du progrès scientifique considéré en lui-même est celle de la solidarité des générations successives de chercheurs dans l'œuvre d'édification de la science. Chaque génération reçoit de ses prédécesseurs, par l'intermédiaire de l'enseignement oral ou écrit, un héritage de connaissances qui lui permet d'aborder à son tour l'effort constructif qui lui permettra de développer ces connaissances et par suite de transmettre un héritage plus étendu à ceux qui la suivront. Ainsi s'accroît de génération en génération le stock des faits bien connus par l'observation ou l'expérience et celui des conceptions ou des théories qui servent à les interpréter ou à en prévoir de nouveaux. Tandis qu'elle se développe ainsi, la science se fournit à elle-même les moyens dont elle va avoir besoin, d'une part en créant ou en perfectionnant les instruments et les appareils de mesure dont elle ressent la nécessité, d'autre pan en créant de nouvelles conceptions et en mettant au point de nouvelles méthodes de raisonnement ou de calcul : ainsi la science forge sans cesse de nouvelles armes matérielles ou intellectuelles qui vont lui permettre de surmonter les difficultés qui s'opposent à sa progression, d'ouvrir des champs inexplorés à la recherche. On aperçoit alors comment s'explique le caractère en quelque sorte exponentiel du développement de la science et de ses applications. Plus que toute autre branche de l'histoire, l'histoire des sciences présente pour cette raison ce caractère de constante « accélération » qui ne peut manquer de nous frapper quand nous réfléchissons à l'évolution sans cesse plus rapide de la civilisation contemporaine."

 

Louis de Broglie, "Intérêt et enseignements de l'histoire des sciences", 1956, in Un itinéraire scientifique, La Découverte, 1987, p. 180-181.



  "Quand, pour ces raisons ou d'autres du même ordre, une anomalie semble être plus qu'une énigme de la science normale, la transition vers la crise, le passage à la science extraordinaire ont commencé. L'anomalie elle-même commence à être plus généralement reconnue comme telle par les divers spécialistes. Les plus éminents de la spécialité sont de plus en plus nombreux à lui consacrer une attention croissante. Si elle continue à résister, ce qui est rare, plusieurs d'entre eux peuvent en arriver à considérer sa résolution comme le sujet de leur discipline. Pour eux, celle-ci n'aura plus jamais exactement le même aspect, qu'avant. Ce nouvel aspect résulte en partie sans doute du nouveau point de focalisation de la recherche scientifique; mais plus encore de la nature divergente des nombreuses solutions partielles qui se proposent, étant donné l'attention générale concentrée sur cette difficulté anormale. Les premiers assauts livrés contre ce point de résistance auront probablement suivi d'assez près les règles du paradigme. Mais, la résistance se poursuivant, un nombre de plus en plus grand d'assauts auront comporté quelque ajustement, de portée plus ou moins limitée, au paradigme : ajustements tous différents, chacun ayant un succès partiel mais aucun ne parvenant à se faire adopter comme paradigme par le groupe. En raison de cette prolifération d'adaptations divergentes (qui seront de plus en plus souvent présentées comme des ajustements ad hoc), les règles de la science normale perdent progressivement de leur précision. Le paradigme existe encore, mais peu de spécialistes se révèlent entièrement d'accord sur sa nature. Même les solutions antérieurement acceptées comme valables pour des problèmes résolus sont mises en question.
  Les savants concernés ont parfois conscience de cette situation quand elle est aiguë. Copernic se plaint de ce que les astronomes de son époque soient si « inconsistants dans ces recherches (astronomiques)... qu'ils ne peuvent même pas expliquer ou observer la longueur constante de l'année et des saisons... En les voyant, on pense à un artiste qui, pour ses figures, réunirait les mains, les pieds, la tête et autres membres de divers modèles, chacun parfaitement dessiné, mais ne se rapportant pas à un corps unique ; chacun n'étant absolument pas en harmonie avec les autres, le résultat serait un monstre plutôt qu'un homme »[1]. Einstein, obligé par nos usages à se contenter d'un langage moins fleuri, dit pour sa part : « C'était comme si le sol se dérobait sous les pas et qu'il était impossible d'apercevoir nulle part un fondement solide sur lequel on aurait pu construire. »[2] Et Wolfgang Pauli, dans les mois qui précèdent cet article de Heisenberg sur la mécanique matricielle qui devait ouvrir la voie à une nouvelle théorie des quanta, écrit à un ami : « En ce moment, la physique est de nouveau terriblement confuse. En tout cas, c'est trop difficile pour moi et je voudrais être acteur de cinéma ou quelque chose du même genre et n'avoir jamais entendu parler de physique. » Ce témoignage est particulièrement frappant si on le compare aux paroles de Pauli moins de cinq mois plus tard : « Le genre de mécanique proposé par Heisenberg m'a rendu l'espoir et la joie de vivre. Il ne fournit pas, c'est évident, la solution du problème, mais je crois qu'il est de nouveau possible d'avancer. »[3] […]

  Le passage d'un paradigme en état de crise à un nouveau paradigme d'où puisse naître une nouvelle tradition de science normale est loin d'être un processus cumulatif, réalisable à partir de variantes ou d'extensions de l'ancien paradigme. C'est plutôt une reconstruction de tout un secteur sur de nouveaux fondements, reconstruction qui change certaines des généralisations théoriques les plus élémentaires de ce secteur et aussi nombre des méthodes et applications paradigmatiques. Durant la période transitoire, il y a chevauchement, important mais jamais complet, entre les problèmes qui peuvent être résolus par l'ancien et le nouveau paradigme. Mais il y a aussi des différences décisives dans les modes de solution. Quand la transition est complète, les spécialistes ont une tout autre manière de considérer leur domaine, ses méthodes et ses buts. […]
  Que sont les révolutions scientifiques et quelle est leur fonction dans le développement de la science? [...] les révolutions scientifiques sont ici considérées comme des épisodes non cumulatifs de développement, dans lesquels un paradigme plus ancien est remplacé, en totalité ou en partie, par un nouveau paradigme incompatible.
    [...]
  Pourquoi appeler révolution ce changement de paradigme ? Etant donné les différences énormes et essentielles qui distinguent le développe- ment politique du développement scientifique, quel parallélisme peut justifier qu'on utilise le même terme de révolution dans ces deux domaines ? Un aspect de ce parallélisme est déjà clair. Les révolutions politiques commencent par le sentiment croissant, parfois restreint à une fraction de la communauté politique, que les institutions existantes ont cessé de répondre d'une manière adéquate aux problèmes posés par un environnement qu'elles ont contribué à créer. De semblable manière, les révolutions scientifiques commencent avec le sentiment croissant, souvent restreint à une petite fraction de la communauté scientifique, qu'un paradigme a cessé de fonctionner de manière satisfaisante pour l'exploration d'un aspect de la nature sur lequel ce même paradigme a antérieurement dirigé les recherches. Dans le développement politique comme dans celui des sciences, le sentiment d'un fonctionnement défectueux, susceptible d'aboutir à une crise, est la condition indispensable des révolutions. En outre, et bien que ce soit forcer la portée de la métaphore, ce parallélisme vaut non seulement pour les changements majeurs de paradigme, tels ceux que l'on attribue à Copernic ou Lavoisier, mais aussi pour des changements beaucoup moins importants associés à l'assimilation d'un type de phénomène nouveau, comme l'oxygène ou les rayons X."

 

Thomas Kuhn, La Structure des révolutions scientifiques, 1962, Champs-Flammarion, 1983, p. 121-123, 124, 133-134.

[1] Cité dans T. S. Kuhn, The Copernican revolution (Cambridge, mass., 1957), p. 138.
[2] Albert Einstein, "Autobiographical note" dans Albert Einstein : philosopher scientist, éd. P. A. Schilpp (Evanston, III, 1949), p. 45.
[3] Ralph Kronig, "The Turning point" dans Theoretical physics in the XXth century : a memorial volume to Wolfgagng Pauli, éd. M. Fierz et V. F. Weisskopf (New York, 1960), p. 22, 25-26.



  "Peut-être le progrès scientifique n'est-il pas exactement ce que nous avions cru. Mais un certain genre de progrès caractérisera inévitablement l'entreprise scientifique, tant qu'elle survit. Et des progrès d'un autre genre ne sont pas nécessaires à la science. Pour être plus précis, disons que nous devrons peut-être abandonner la notion, explicite ou implicite, selon laquelle les changements de paradigmes amènent les scientifiques, et ceux qui s'instruisent auprès d'eux, de plus en plus près de la vérité.
  Il est temps de remarquer que, jusqu'aux toutes dernières pages de cet essai, le terme vérité n'a figuré que dans une citation de Francis Bacon. Et même dans ces pages, il n'apparaît que parce qu'il est la source de la conviction de l'homme de science que des règles incompatibles ne peuvent pas exister dans la pratique des sciences, sauf durant les révolutions où la tâche principale du groupe est de les éliminer toutes, sauf une. Le processus de développement décrit dans cet essai est un processus d'évolution à partir d'une origine primitive – processus dont les stades successifs sont caractérisés par une compréhension de plus en plus détaillée et précise de la nature. Mais rien de ce qui a été dit ou de ce qui sera dit n'en fait un processus d'évolution vers quoi que ce soit. Cette lacune aura inévitablement gêné de nombreux lecteurs. Nous sommes tous profondément habitués à voir la science comme la seule entreprise qui se rapproche toujours plus d'un certain but fixé d'avance par la nature.
  Mais ce but est-il nécessaire ? Ne pouvons-nous pas rendre compte de l'existence de la science comme de son succès en termes d'évolution, à partir de l'état des connaissances du groupe à n'importe quel moment ? Est-il vraiment utile d'imaginer qu'il y a une manière complète, objective et vraie de voir la nature, le critère approprié de la réussite scientifique étant la mesure dans laquelle elle nous rapproche de ce but ultime ? Si nous pouvions apprendre à substituer l'évolution-à-partir-de-ce-que-nous-savons à l'évolution-vers-ce-que-nous-désirons-savoir, un certain nombre de problèmes agaçants disparaîtraient chemin faisant."

 

Thomas Kuhn, La Structure des révolutions scientifiques, 1962, tr. Fr. L. Meyer, Champs Flammarion, 1983, p. 232-233.



  "D'habitude, une théorie approfondit notre compréhension d'une autre manière encore : elle montrera que les lois empiriques qu'on avait formulées antérieurement et qui étaient censées fournir une explication ne sont pas strictes et sans exceptions, mais constituent des approximations valables à l'intérieur de certaines limites. Ainsi, la théorie de Newton, en rendant compte du mouvement des planètes, montre que les lois de Kepler sont seulement approchées, et explique pourquoi il en est ainsi : les principes de Newton impliquent que, si une planète se mouvait autour du Soleil sous la seule influence gravitationnelle de ce dernier, son orbite serait, certes, une ellipse ; mais ils impliquent aussi que l'attraction exercée sur elle par les autres planètes la conduit à s'écarter d'une trajectoire rigoureusement elliptique. La théorie rend compte de façon chiffrée des perturbations dues aux autres corps célestes, en fonction de leur masse et de leur distribution dans l'espace. De même, la théorie newtonienne rend compte de la loi de Galilée sur la chute des corps en la traitant comme simple cas particulier des lois fondamentales du mouvement sous l'effet de l'attraction gravitationnelle ; mais, ce faisant, elle montre aussi que la loi (même si on l'applique à la chute libre dans le vide) n'est qu'une approximation. L'une des raisons en est que, dans la formule de Galilée, l'accélération de la chute libre apparaît comme une constante (deux fois le facteur 4,9 dans la formule s = 4,9 t2) alors que, dans la loi de Newton, où l'attraction est inversement proportionnelle au carré de la distance, la force qui agit sur le corps qui tombe augmente quand sa distance au centre de la Terre diminue ; par conséquent, en vertu de la seconde loi newtonienne du mouvement, son accélération, elle aussi, augmente au cours de la chute. On pourrait faire des remarques analogues sur les lois de l'optique géométrique, quand on se place au point de vue de la théorie ondulatoire. Ainsi, même dans un milieu homogène, la lumière ne se propage pas strictement en ligne droite ; elle peut contourner un obstacle. Et, en optique géométrique, les lois de la réflexion dans les miroirs courbes et celles de la formation des images à travers les lentilles ne valent que de façon approchée et à l'intérieur de certaines limites.
  Dès lors, on peut être tenté de dire que, souvent, les théories n'expliquent pas les lois antérieurement établies, mais les réfutent. Mais ce serait là présenter une image déformée de ce que nous fait voir une théorie. Après tout, une théorie ne réfute pas simplement les généralisations précédentes qui relèvent de son domaine ; elle montre plutôt qu'à l'intérieur de certaines limites définies par des conditions de validité, ces généralisations sont vraies avec une très bonne approximation. Les lois de Kepler ne couvrent que les cas où les masses des autres planètes qui perturbent la trajectoire de la planète considérée sont faibles en comparaison de celle du Soleil, ou bien les cas où les distances de ces planètes perturbatrices à la planète donnée sont grandes en comparaison de la distance de cette dernière au Soleil. De même, la théorie montre que la loi de Galilée a une valeur approchée pour la chute libre quand on dépasse les courtes distances."

 

Carl Hempel, Éléments d'épistémologie, 1966, Chapitre 6, tr. fr. Bertrand Saint-Sernin, Armand Colin, 1996, p. 118-119.



  "La connaissance ainsi conçue n'est pas une série de théories cohérentes qui convergent vers une conception idéale ; ce n'est pas une marche progressive vers la vérité. C'est plutôt un océan toujours plus vaste d'alternatives mutuellement incompatibles (et peut-être même incommensurables) ; chaque théorie singulière, chaque conte de fées, chaque mythe faisant partie de la collection force les autres à une plus grande souplesse, tous contribuant, par le biais de cette rivalité, au développement de notre conscience. Rien n'est jamais fixé, aucune conception ne peut être omise d'une analyse complète. C'est Plutarque ou Diogène Laërce, et non Dirac ou von Neumann, qui sont exemplaires pour la présentation d'un savoir conçu de la sorte, dans lequel l'histoire des sciences devient inséparable de la science elle-même – ce qui est essentiel pour permettre son développement ultérieur, tout autant que pour donner un contenu aux théories qui sont les siennes à n'importe quel moment. Experts et profanes, professionnels et dilettantes, fanatiques de la vérité et menteurs – tous sont invités à participer au débat et à apporter leur contribution à l'enrichissement de notre culture."

 

Paul Feyerabend, Contre la méthode, 1975, tr. fr. de l'américain par B. Jurdant et A. Schlumberger, Paris, Le Seuil, 1979, p. 27.



  "L'histoire des sciences n'a pas la simplicité attribuée à l'évolution biologique vers la spécialisation, c'est une histoire plus subtile, plus retorse, plus surprenante. Elle est toujours susceptible de revenir en arrière, de retrouver, au sein d'un paysage intellectuel transformé, des questions oubliées, de défaire les cloisonnements qu'elle a constitués, et surtout, de dépasser les préjugés les plus profondément enracinés, même ceux qui semblent lui être constitutifs.
  Une telle description se trouve en contraste net avec l'analyse psychosociale par laquelle Thomas Kuhn a récemment rajeuni certains éléments essentiels de la conception positiviste de l'évolution des sciences : évolution vers une spécialisation et un cloisonnement croissants des disciplines scientifiques, identification du comportement scientifique « normal » avec le travailleur « sérieux », « silencieux » qui ne s'attarde pas aux questions « générales » sur la signification globale de ses recherches, et se limite aux problèmes spécialisés de sa discipline, autonomie essentielle du développement scientifique par rapport aux problèmes culturels, économiques et sociaux.

  Il ne nous appartient pas de mettre en cause le bien-fondé de cette description de l'activité scientifique. En tout état de cause, il nous suffit ici de souligner son caractère partiel et historiquement situé. Historiquement situé, cela veut dire que l'activité scientifique correspond d'autant mieux à la description de Kuhn qu'elle est menée dans le contexte des universités modernes où recherche et initiation des futurs chercheurs sont systématiquement associées, c'est-à-dire au sein d'une structure académique dont on peut suivre l'apparition tout au long du XIXe siècle, mais qui était inexistante auparavant. C'est en effet dans cette structure que l'on trouve la clef du savoir implicite, du « paradigme » dont Kuhn fait la base de la recherche normale menée par une communauté scientifique. C'est en refaisant, sous forme d'exercice, les problèmes clefs résolus par les générations précédentes que les étudiants apprennent les théories qui fondent la recherche au sein d'une communauté, mais aussi les critères qui définissent un problème comme intéressant et une solution comme acceptable. La transition d'étudiant à chercheur se fait, dans ce type d'enseignement, sans discontinuité : le chercheur continue à résoudre des problèmes qu'il identifie comme essentiellement semblables aux problèmes modèles, en leur appliquant des techniques semblables ; simplement, il s'agit de problèmes que nul avant lui n'avait résolus. Partiel, cela veut dire que, même à notre époque pour laquelle la description de Kuhn a le plus haut degré de pertinence, elle ne concerne au mieux qu'une dimension de l'activité scientifique, plus ou moins importante selon les chercheurs individuels et le contexte institutionnel où ils travaillent.
  C'est à propos de la transformation du paradigme, telle que la conçoit Kuhn, que nous pourrons le mieux préciser cette remarque. Cette transformation revêtirait souvent les allures d'une crise : le paradigme, au lieu d'être une nonne silencieuse, presque invisible, au lieu d' « aller sans dire », est discuté, mis en question. Les membres de la communauté, au lieu de s'activer avec unanimité à la résolution des problèmes reconnus par tous, posent des questions « fondamentales », interrogent la légitimité de leurs méthodes. Le groupe, que son éducation avait rendu homogène quant à l'activité de recherche, se diversifie, les différences de points de vue, d'expériences culturelles, de convictions philosophiques se font jour et jouent souvent un rôle décisif dans la découverte du paradigme nouveau. L'apparition de celui-ci accroît encore l'intensité des discussions. Les domaines respectifs de fécondité des paradigmes rivaux sont mis à l'épreuve jusqu'à ce qu'une différence, amplifiée et stabilisée par les circuits académiques, décide de la victoire de l'un d'eux. Peu à peu, avec la nouvelle génération de scientifiques, le silence et l'unanimité se réinstallent, de nouveaux manuels sont écrits, et une fois de plus on considère que tout va de soi.
  Dans cette optique, le moteur de l'innovation scientifique est précisément le comportement intensément conservateur des communautés scientifiques qui appliquent avec obstination à la nature les mêmes techniques, les mêmes concepts, et finissent toujours par rencontrer de sa part une résistance tout aussi opiniâtre : la nature refuse de s'exprimer dans le langage supposent les règles paradigmatiques, et la crise que nous venons de décrire éclate avec d'autant plus de force que la confiance était aveugle. Dès lors, routes les ressources intellectuelles se consacrent à la recherche du nouveau langage autour d'un ensemble de problèmes désormais considérés comme décisifs; à savoir : ceux qui ont suscité la résistance de la nature. Les communautés scientifiques provoquent donc systématiquement des crises, mais c'est dans la mesure où elles ne les recherchent pas.
  La question que nous avons choisi de poser à l'histoire des sciences nous a amenés à explorer des dimensions fort différentes de celles qui intéressent Kuhn. Ce sont surtout les continuités qui nous ont retenus, non pas les continuités « évidentes », mais celles, plus cachées, des questions à propos desquelles certains scientifiques n'ont pas cessé de s'interroger. Il nous semble qu'il ne faut pas chercher à comprendre pourquoi on a continué, de génération en génération, à discuter de la spécificité des comportements complexes, de l'irréductibilité de la science du feu et des transformations de la matière à la description des masses et des trajectoires ; la question nous semble plutôt de savoir comment de tels problèmes, les problèmes des Stahl, Diderot, Venel, ont pu se trouver oubliés.
  L'histoire de la physique, depuis un siècle, nous montre certes quelques crises qui ressemblent aux descriptions de Kuhn, des crises que les scientifiques subissent sans les avoir recherchées, des crises auxquelles des préoccupations philosophiques ont certes pu servir de déclencheur, mais seulement dans une situation d'instabilité déterminée par la tentative infructueuse d'étendre un paradigme à certains phénomènes naturels. Mais elle nous montre aussi des lignées de problèmes engendrées de manière lucide et délibérée par des préoccupations philosophiques. Et elle établit la fécondité d'une telle démarche. Le scientifique n'est pas voué à se comporter comme un somnambule kuhnien ; il peut, sans renoncer pour autant à être un scientifique, prendre l'initiative, chercher à intégrer dans les sciences des perspectives et des questions nouvelles.
  L'histoire des sciences, comme toute histoire sociale, est un processus complexe, où coexistent des événements déterminés par des interactions locales, et des projets informés par des conceptions globales sur la tâche de la science et l'ambition de la connaissance. C'est aussi une histoire dramatique d'ambitions déçues, d'idées qui échouent, d'accomplissements détournés de la signification qu'ils devaient revêtir."

 

Ilya Prigogine et Isabelle Stengers, La Nouvelle alliance, 1978, I, 3, Folio essais, 1986, p. 381-382.


 

  "Le progrès de la science vu par le falsificationiste peut être résumé de la manière suivante. La science commence par des problèmes, en rapport avec l'explication du comportement de certains aspects du monde ou de l'univers. Les hypothèses falsifiables sont proposées par le scientifique en tant qu'elles apportent des solutions au problème. Les conjectures sont ensuite critiquées et testées. Certaines seront rapidement éliminées. D'autres s'avèreront plus fructueuses. Ces dernières doivent être soumises à une critique encore plus serrée et à des tests. Lorsqu'une hypothèse qui a surmonté avec succès une batterie étendue de tests rigoureux se trouve falsifiée, un nouveau problème surgit, très éloigné, il faut l'espérer du problème original résolu. Ce nouveau problème suscite de nouvelles hypothèses, que suit un renouvellement de la critique et de l'expérimentation. Et le processus se poursuit ainsi indéfiniment. On ne peut jamais dire d'une théorie qu'elle est vraie, même si elle a surmonté victorieusement des tests rigoureux, mais on peut heureusement dire qu'une théorie actuelle est supérieure à celle qui l'ont précédé au sens où elle est capable de résister à des tests qui avaient falsifié celles qui l'ont précédée."
 
Alan F. Chalmers, Qu’est-ce que la science?, Récents développements en philosophies des sciences : Popper, Kuhn, Lakatos, Feyerabend, Paris, Livre de Poche, 1987, p. 84-85.

 

  "Quand bien même la science contemporaine se distingue nettement de celle qui se pratiquait il y a cinquante ans, il serait simpliste de résumer le progrès scientifique en ne considérant que celles des théories modernes qui ont détrôné leurs ancêtres. Une description plus correcte serait de dire que chaque nouvelle théorie perfectionne celle qui la précédait, en proposant un contexte à la fois plus vaste et plus précis. Certes, la théorie newtonienne de la gravitation a été supplantée par la relativité générale d'Einstein, mais il serait naïf de dire que Newton s'était trompé. Dans le domaine des objets qui sont loin de se déplacer aussi vite que la lumière et qui produisent des champs gravitationnels incomparablement plus faibles que ceux des trous noirs, la théorie de Newton est d'une précision extraordinaire. Cela n'implique pas pour autant que la théorie d'Einstein soit une variante mineure de celle de Newton ; en perfectionnant la vision newtonienne de la gravitation, Einstein a élaboré tout un nouveau schéma conceptuel, lequel a radicalement transformé notre entendement de l'espace et du temps. Mais la puissance de la découverte de Newton dans le domaine qui est le sien (le mouvement des planètes, celui des objets terrestre ordinaires, etc.) demeure irréfutable.
  Nous envisageons chaque nouvelle théorie comme nous rapprochant du but évasif que représente la vérité, mais personne ne peut répondre à la question de savoir s'il existe une théorie ultime – une théorie qui, parce qu'elle aurait dévoilé les rouages de l'Univers au niveau le plus fondamental possible, ne pourrait être perfectionnée par aucune autre. Malgré cela, les découvertes des trois derniers siècles mettent en évidence des indices de plus en plus tentants en faveur d'une telle théorie. En résumé, disons que chaque nouvelle découverte a rassemblé un ensemble plus vaste de phénomènes physiques sous l'égide d'un nombre plus réduit de théories. Les découvertes de Newton ont montré que les forces qui régissent le mouvement des planètes sont les mêmes que celles responsables du mouvement des objets sur la Terre. Les découvertes de Maxw­ell ont révélé qu'électricité et magnétisme sont les deux faces d'une même médaille. Les découvertes d'Einstein ont dévoilé que l'espace et le temps sont aussi inséparables que le toucher et l'or de Midas. Les découvertes de toute une génération de physiciens du début du XXe siècle ont établi qu'une myriade de mystères provenant du monde microscopique pouvaient s'expliquer avec précision grâce à la mécanique quantique. Plus récemment, les découvertes de Glashow, Salam et Weinberg ont montré que l'électromagnétisme et la force nucléaire faible sont en fait deux manifestations d'une seule et même force – la force électrofaible –, et il y a de plus en plus d'éléments convaincants en faveur du fait que la force nucléaire forte et la force électrofaible pourraient être unifiées dans un cadre synthétique plus vaste encore. En réunissant tout cela, on voit se dessiner une organisation allant de la complexité à la simplicité, de la diversité à l'unité. La flèche explicative semble donc dirigée vers une théorie plus puissante, encore à découvrir, qui pourrait unifier toutes les forces et toute la matière en une théorie unique capable de décrire tous les phénomènes physiques."

 

Brian Greene, La Magie du cosmos, 2004, tr. fr. Céline Laroche, Folio Essais, 2007, p. 544-546.

 

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Date de création : 21/11/2010 @ 14:39
Dernière modification : 23/01/2024 @ 19:46
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