"Les hommes qui ont le pressentiment des vérités nouvelles sont rares ; dans toutes les sciences, le plus grand nombre des hommes développe et poursuit les idées d'un petit nombre d'autres. Ceux qui font des découvertes sont les promoteurs d'idées neuves et fécondes. On donne généralement le nom de découverte à la connaissance d'un fait nouveau; mais je pense que c'est l'idée qui se rattache au fait découvert qui constitue en réalité la découverte. Les faits ne sont ni grands ni petits par eux-mêmes. Une grande découverte est un fait qui, en apparaissant dans la science, a donné naissance à des idées lumineuses, dont la clarté a dissipé un grand nombre d'obscurités et montré des voies nouvelles. Il y a d'autres faits qui, bien que nouveaux, n'apprennent que peu de choses; ce sont alors de petites découvertes. Enfin il y a des faits nouveaux qui, quoique bien observés, n'apprennent rien à personne; ils restent, pour le moment, isolés et stériles dans la science; c'est ce qu'on pourrait appeler le fait brut ou le fait brutal.
La découverte est donc l'idée neuve qui surgit à propos d'un fait trouvé par hasard ou autrement. Par conséquent, il ne saurait y avoir de méthode pour faire des découvertes, parce que les théories philosophiques ne peuvent pas plus donner le sentiment inventif et la justesse de l'esprit à ceux qui ne les possèdent pas, que la connaissance des théories acoustiques ou optiques ne peut donner une oreille juste ou une bonne vue à ceux qui en sont naturellement privés."
Claude Bernard, Introduction à l'étude de la médecine expérimentale, 1865, Chapitre II, § 2, Flammarion, p. 67-68.
"Un problème qui se rattache plus spécialement à l'histoire des science est celui des conditions de la découverte. Il semble que la découverte, petite ou grande, s'opère par un déclenchement dans la pensée du chercheur qui lui fait apercevoir brusquement, par une intuition dérivant le plus souvent d'analogies ou de rapprochements, la voie dans laquelle il doit s'engager : dans le cas des grandes découvertes, ce déclenchement, c'est « l'éclair de génie ».
L'étude de ce processus mystérieux, qui constitue l'un des apports les plus importants de l'histoire des sciences à l'étude du fonctionnement de la pensée humaine dans ce qu'elle a de plus élevé, nous est facilitée aujourd'hui par les récits que certains grands savants nous ont faits eux-mêmes des conditions où ils firent certaines de leurs découvertes. Henri Poincaré a exposé dans Science et méthode comment, en montant dans un omnibus pour aller faire une excursion, il avait brusquement aperçu le lien profond qui unit la théorie des fonctions fuschsiennes aux géométries non euclidiennes. Dans le livre Initiations à la physique de Max Planck, l'illustre physicien explique lui aussi, en détail par quelles voies assez détournées il est arrivé en 1900 à apercevoir la nécessité d'introduire les quanta dans la théorie du rayonnement noir et il écrit cette phrase caractéristique : « Après quelques semaines, qui furent remplies par le travail le plus acharné de ma vie, un éclair se fit dans l'obscurité où je me débattais et des perspectives insoupçonnées s'ouvrirent devant moi. » Ce sont là de précieux témoignages et on en trouve d'autres analogues qui jalonnent l'histoire des sciences.
Comme nous l'avons dit, l'éclair, plus ou moins génial suivant les cas, qui provoque la découverte résulte d'un travail inconscient de l'esprit du chercheur qui opère des rapprochements et des analogies, qui compare, pourrait-on dire, les différents chemins où il peut s'engager. Mais pour faire, même inconsciemment, des rapprochements, il faut connaître les idées ou les faits susceptibles d'être rapprochés et, pour comparer les chemins où l'on pourrait s'engager, il faut les avoir déjà explorés. La découverte suppose donc (il serait bien immoral qu'il en fût autrement !) une longue période préalable d'études, de documentation et de méditation. C'est en ce sens qu'on a pu dire: « Le génie est une longue patience », mais il serait plus exact de dire : « Toute découverte a comme condition préalable un long et patient travail », car elle ne peut germer que sur un terrain bien préparé. Comme on l'a dit parfois, ces choses-là n'arrivent qu'à ceux qui l'ont mérité.
C'est précisément parce que la découverte résulte d'une confrontation plus ou moins inconsciente de résultats déjà acquis, qu'elle ne peut se produire que lorsque la question est devenue mûre, lorsque l'idée nouvelle, suivant une locution imagée, flotte déjà dans l'air. La découverte résulte d'une sorte de cristallisation qui se produit dans l'esprit du « découvreur », mais si elle se produit, c'est que toutes les conditions qui la rendaient possible se trouvaient réalisées. Cela ne diminue en rien le mérite de celui qui fait une découverte puisque beaucoup d'autres parmi ses contemporains possèdent aussi les connaissances qui rendent la découverte possible et que cependant ils ne la font pas. Néanmoins, le fait que la 1 découverte est rendue possible par une certaine ambiance qui est favorable à son éclosion explique pourquoi il est arrivé bien souvent dans l'histoire des sciences que plusieurs chercheurs ont aperçu presque simultanément la même idée nouvelle sous des formes plus ou moins différentes, plus ou moins exactes ou imparfaites. De là ces si nombreuses discussions de priorité qui 1 malheureusement sont bien souvent envenimées par les rivalités personnelles et par les susceptibilités nationales: l'histoire des sciences devrait en principe pouvoir trancher ces questions de priorité, mais elle ne peut pas toujours le faire avec certitude et d'ailleurs le jugement le plus équitable doit souvent, pour rendre à chacun son dû, être un jugement assez nuancé.
On a souvent souligné le rôle que le hasard a joué parfois dans la découverte scientifique, même dans des cas d'une très grande importance. Comment ne pas évoquer ici le cas bien connu d'Henri Becquerel recherchant en 1896, à la suite d'une suggestion d'Henri Poincaré, si les sels d'uranium rendus fluorescents par exposition au soleil n'émettraient pas des rayons X, croyant vérifier cette hypothèse en découvrant que, dans ces conditions, les sels d'uranium émettent bien une radiation inconnue et s'apercevant enfin fortuitement que cette radiation inconnue est émise par les sels d'uranium en l'absence même de toute exposition au soleil? Qu'une découverte aussi importante que celle de la radioactivité ait pu être faite de cette façon, voilà qui est bien instructif. Citons encore le cas de Davisson et de Germer, qui, ingénieurs de recherche dans un laboratoire industriel américain et principalement préoccupés par les applications techniques de l'électronique, se trouvent découvrir, en 1927, sans l'avoir cherché, le phénomène de la diffraction des électrons par les cristaux et ne comprennent qu'ensuite, en le rapprochant des idées de la mécanique ondulatoire, la signification physique fondamentale de leur découverte. C'est également fortuitement que Sir Alexander Fleming observa le premier, en 1928, l'action de destruction exercée par certains champignons microscopiques sur des colonies de staphylocoques, observation qui fut à l'origine de la découverte des antibiotiques et de leurs si importantes utilisations en thérapeutique.
En face des découvertes qu'un hasard favorable a facilitées, il y a celles que quelque circonstance fortuite a empêchées. Un des exemples les plus célèbres est celui d'Ampère laissant échapper la découverte de l'induction électromagnétique qui devait, quelques années plus tard, faire la gloire de Faraday. […] Presque toujours dans les cas de ce genre, la découverte est empêchée ou retardée parce que, dans l'esprit de celui qui pourrait la faire, existe quelque tendance invétérée ou quelque idée préconçue qui l'empêche d'apercevoir la situation sous son véritable jour ou de faire les rapprochements décisifs, en s'opposant ainsi au jaillissement de l'éclair de génie. Dans le cas de la non-découverte de l'induction par Ampère, il semble que le génial physicien ait été empêché d'interpréter correctement ce qu'il avait observé parce qu'il cherchait à lier la production d'un phénomène électrique à la présence d'un champ magnétique, alors qu'en réalité elle est liée à la variation d'un champ magnétique. Un autre cas de découverte manquée a notamment attiré mon attention, il y a quelques années, à l'occasion d'une étude sur l'œuvre d'Henri Poincaré en physique mathématique: comment se fait-il qu'Henri Poincaré, qui avait profondément réfléchi sur la relativité des phénomènes physiques, qui connaissait bien la transformation de Lorentz et qui, en 1905, était en possession des résultats essentiels de la cinématique et de la dynamique relativistes, ait laissé échapper la grande synthèse qui a immortalisé le nom d'Albert Einstein ? J'ai cru pouvoir répondre à cette question en écrivant : « il [Poincaré] avait une attitude un peu sceptique vis-à-vis des théories physiques, considérant qu'il existe en général une infinité de points de vue différents, d'images variées, qui sont logiquement équivalents et entre lesquels le savant ne choisit que pour des raisons de commodité. Ce nominalisme semble lui avoir fait parfois méconnaître le fait que, parmi les théories logiquement possibles, il en est cependant qui sont plus près de la réalité physique, mieux adaptées en tout cas à l'intuition du physicien et plus aptes à seconder ses efforts. » . Si ce point de vue est exact, ce serait donc la tendance philosophique de son esprit vers un « commodisme nominaliste » qui aurait empêché Poincaré d'apercevoir dans toute son ampleur la portée de l'idée de relativité !"
Louis de Broglie, "Intérêt et enseignements de l'histoire des sciences", 1956, in Un itinéraire scientifique, La Découverte, 1987, p. 176-179.
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