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Texte à méditer :  Je suis homme, et rien de ce qui est humain ne m'est étranger.   Terence
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Hors des sentiers battus
Le réalisme
  "L'idéalisme consiste à soutenir qu'il n'y a pas d'autres êtres que des êtres pensants ; les autres objets que nous croyons percevoir dans l'intuition ne seraient que des représentations dans les êtres pensants auxquelles ne correspondrait en fait aucun objet extérieur. Moi, je dis au contraire: des objets nous sont donnés, objets de nos sens et extérieurs à nous, mais nous ne savons rien de ce qu'ils peuvent être en eux-mêmes, nous n'en connaissons que les phénomènes, c'est-à-dire les représentations qu'ils produisent en nous en affectant nos sens. Je veux bien reconnaître qu'il n'y a en dehors de nous des corps, c'est-à-dire des choses qui, assurément nous sont tout à fait inconnues, dans ce qu'elles peuvent être en soi, mais que nous connaissons par les représentations que nous procure leur action sur notre sensibilité, choses auxquelles nous donnons le nom de « corps », désignant ainsi uniquement le phénomène de cet objet qui nous est inconnu, mais n'en est pas moins réel. Peut-on appeler cela de l'idéalisme? Mais c'est est tout juste le contraire."

 

Kant, Prolégomènes à toute métaphysique future qui pourra se présenter comme science, 1783, § 13, Remarque II, tr. fr. Louis Guillermit, Vrin, 1996, p. 53.



  "Je dois tout d'abord remarquer qu'il faut nécessairement distinguer un double idéalisme : l'idéalisme transcendantal et l'idéalisme empirique. J'entends par idéalisme transcendantal de tous les phénomènes la doctrine selon laquelle nous les envisageons comme de simples représentations et non comme des choses en soi, théorie qui ne fait du temps et de l'espace que des formes sensibles de notre intuition  et non des déterminations données par elles-mêmes ou des conditions des objets considérées comme des choses en soi.
  À cet idéalisme est opposé un réalisme transcendantal qui regarde le temps et l'espace comme quelque chose de donné en soi (indépendamment de notre sensibilité). Le réaliste transcendantal se représente donc les phénomènes extérieurs (si on admet la réalité), comme des choses en soi qui existent indépendamment de nous et de notre sensibilité et qui seraient hors de nous, suivant les concepts purs de l'entendement. […]

  L'idéaliste transcendantal peut être au contraire un réaliste empirique, et, par suite, comme on l'appelle, un dualiste, c'est-à-dire accorder l'existence de la matière sans sortir de la simple conscience de soi-même et admettre quelque chose de plus que la certitude des représentations en moi, c'est-à-dire que le simple cogito, ergo sum.
  […] L'idéaliste transcendantal est donc un réaliste empirique ; il accorde à la matière, considérée comme phénomène, une réalité qui n'a pas besoin d'être conclue mais qui est immédiatement perçue. Le réaliste transcendantal, au contraire, tombe nécessairement  dans un grand embarras, et se voit forcé d'accorder une place à l'idéalisme empirique, parce qu'il prend les objets des sens extérieurs pour quelque chose de distinct des sens mêmes, et des simples phénomènes pour des être indépendants qui se trouvent hors de nous, quand il est évident que, pour excellent que  soit la conscience que nous avons de la représentation de ces choses, il s'en faut de beaucoup que si la représentation existe, l'objet qui lui correspond existe aussi ; tandis que dans notre système, ces choses extérieures, à savoir la matière avec toutes ses formes et ses changements, ne sont que de simples phénomènes, c'est-à-dire que des représentations en nous, de la réalité desquelles nous avons conscience immédiatement."

 

Kant, Critique de la Raison Pure, 1787, tr. fr. A. Tremesaygues et B. Pacaud, PUF, Quadrige, 1997, p. 299 et p. 301.


 

  "Une raison importante qui nous pousse à exiger un objet physique en plus des sense-data est que nous voulons quelque chose comme le même objet pour différents individus. Quand dix personnes sont assises pour dîner autour d'une table, il semble insensé de prétendre qu'elles ne voient pas la même nappe, les mêmes couverts ni les mêmes verres. Or les sense-data sont privés : ce qui est directement perçu par l'un n'est pas accessible à l'autre ; voyant les choses sous des angles légèrement différents, chacun voit des choses légèrement différentes. Dès lors, pour qu'il y ait des objets publics, neutres, et d'une certaine manière connus par tous, il faut, outre les sense-data privés et particuliers à chacun, quelque chose d'autre. Quelle raison avons-nous donc d'admettre de tels objets ?
  La première réponse qui vient naturellement à l'esprit est que, malgré les légères différences dans la façon dont différents individus voient la table, ils voient tous plus ou moins la même chose en regardant la table ; que ces modifications obéissent aux lois de la perspective et de la réflexion ; de sorte qu'on arrive facilement à l'objet permanent sous-jacent aux sense-data de personnes différentes. J'ai acheté ma table au précédent locataire de la pièce que j'occupe ; je n'ai pu acheter ses sense-data, qui ont disparu avec son départ, mais je pouvais acheter, comme je l'ai fait en toute tranquillité, l'attente de sense-data plus ou moins semblables. C'est bien le fait que différents individus ont des sense-data semblables, de même qu'un individu à un endroit donné et à des moments différents, c'est bien ce fait qui nous fait supposer qu'en plus des sense-data, il y a un objet public et permanent qui est le fondement ou la cause des sense-data qui affectent divers individus à différents moments."

 

Bertrand Russell, Problèmes de philosophie, 1912, Chapitre 2, tr. fr. François Rivenc, Payot, 1989, p. 42-43..

 

  "One great reason why it is felt that we must secure a physical object in addition to the sense-data, is that we want the same object for different people. When ten people are sitting round a dinner-table, it seems preposterous to maintain that they are not seeing the same tablecloth, the same knives and forks and spoons and glasses. But the sense-data are private to each separate person; what is immediately present to the sight of one is not immediately present to the sight of another: they all see things from slightly different points of view, and therefore see them slightly differently. Thus, if there are to be public neutral objects, which can be in some sense known to many different people, there must be something over and above the private and particular sense-data which appear to various people. What reason, then, have we for believing that there are such public neutral objects?
  The first answer that naturally occurs to one is that, although different people may see the table slightly differently, still they all see more or less similar things when they look at the table, and the variations in what they see follow the laws of perspective and reflection of light, so that it is easy to arrive at a permanent object underlying all the different people's sense-data. I bought my table from the former occupant of my room; I could not buy his sense-data, which died when he went away, but I could and did buy the confident expectation of more or less similar sense-data. Thus it is the fact that different people have similar sense-data, and that one person in a given place at different times has similar sense-data, which makes us suppose that over and above the sense-data there is a permanent public object which underlies or causes the sense-data of various people at various times."

 

Bertrand Russell, The Problems of philosophy, 1912, Chapter two, Dover Publications, 1999, p. 11.



   "La question [...] est de savoir s'il existe une chose telle que la matière, en quelque sens que ce soit. Y a-t-il une table douée d'une nature propre, qui continue d'exister quand je ne la regarde pas, ou bien n'est-elle qu'un produit de mon imagination, un rêve de table dans un durable songe ? [...] Bien que [cette possibilité] ne puisse être à proprement parler réfutée, il n'y a pas la moindre raison de croire qu'elle est vraie. [...] Si nous mettons en doute l'existence physique de la table, nous ne doutons pas pour autant de l'existence des sense-data qui nous faisaient penser qu'il y avait une table. Nous ne sommes pas en train de douter qu'une couleur et une forme nous apparaissent quand nous regardons quelque chose [...] De fait, aussi douteux que soit le reste, certaines au moins de nos expériences immédiates sont, semble-t-il, absolument certaines [et] nous tenons là [...] un point de départ solide dans notre recherche de la connaissance.
  Le problème est le suivant : une fois admis que nous sommes certains de nos propres sense-data, avons-nous une raison de les considérer comme des signes de l'existence de quelque chose d'autre, qui serait l'objet physique ? Une fois énumérés les sense-data qu'on pense naturellement liés à la table, en avons-nous fini avec la table, ou bien y a-t-il encore autre chose - qui ne serait plus un sense-datum, mais persisterait quand nous quittons la pièce ? [...]
  Une raison importante qui nous pousse à exiger un objet physique en plus des sense-data est que nous voulons quelque chose comme le même objet pour différents individus. Quand dix personnes sont assises pour dîner autour d'une table, il semble insensé de prétendre qu'elles ne voient pas la même nappe, les mêmes couverts ni les mêmes verres. Or les sense-data sont privés : ce qui est directement perçu par l'un n'est pas accessible à l'autre ; voyant les choses sous des angles légèrement différents, chacun voit des choses légèrement différentes. Dès lors, pour qu'il y ait des objets publics, neutres, et d'une certaine manière connus par tous, il faut, outre les sense-data privés et particuliers à chacun, quelque chose d'autre. Quelle raison avons-nous donc d'admettre de tels objets ?
  La première réponse qui vient naturellement à l'esprit est que, malgré les légères différences dans la façon dont différents individus voient la table, ils voient tous plus ou moins la même chose en regardant la table ; que ces modifications obéissent aux lois de la perspective et de la réflexion ; de sorte qu'on arrive facilement à l'objet permanent sous-jacent aux sense-data de personnes différentes. J'ai acheté ma table au précédent locataire de la pièce que j'occupe ; je n'ai pu acheter ses sense-data, qui ont disparu avec son départ, mais je pouvais acheter, comme je l'ai fait en toute tranquillité, l'attente de sense-data plus ou moins semblables. C'est bien le fait que différents individus ont des sense-data semblables, de même qu'un individu à un endroit donné et à des moments différents, c'est bien ce fait qui nous fait supposer qu'en plus des sense-data, il y a un objet public et permanent qui est le fondement ou la cause des sense-data qui affectent divers individus à différents moments.
  Le problème est que ces remarques supposent justement le problème résolu, dans la mesure où elles tiennent pour acquise l'existence d'autrui. La représentation que j'ai des autres passe par certains sense-data, l''image visuelle que j'ai d'eux, le son de leur voix, et si je n'avais pas de bonnes raisons de croire à l'existence d'objets physiques indépendants de mes sense-data, je n'en aurais pas non plus de penser que les autres existent autrement que comme les personnages d'un rêve. [...] C'est donc uniquement dans nos expériences privées qu'il nous faut trouver, si c'est possible, des traits qui montrent ou tendent à montrer qu'il y a dans le monde autre chose que nous-mêmes et nos expériences privées.
  En un sens, il faut admettre que nous ne pouvons prouver l'existence d'une telle chose. Aucune absurdité logique ne résulte de l'hypothèse que le monde se résume à moi-même, mes pensées, sentiments et sensations, et que le reste n'est qu'illusion. C'est un monde fort complexe qui semble être là dans les rêves, et pour­tant nous nous apercevons au réveil que ce n'était qu'une hallucination ; en d'autres termes, nous découvrons que les sense-data du rêve n'avaient pas, semble-­t-il, leurs correspondants dans les objets physiques que nous inférons d'ordinaire à partir d'eux. […] Il n'y a pas d'impossibilité logique dans l'hypothèse que la vie tout entière n'est qu'un rêve dont nous créons nous-mêmes les objets et les événements. Pourtant, bien qu'il n'y ait pas là d'impossibilité logique, nous n'avons pas la moindre raison de penser que cette hypothèse est vraie ; de plus, en tant qu'instrument destiné à rendre compte des faits de notre vie, elle est moins simple que l'hypothèse du sens commun selon laquelle il y a des objets réels, distincts de nous, et dont l'action qu'ils ont sur nous est la cause de nos sensations.
  Il est aisé de voir le gain en simplicité de l'hypothèse des objets physiques. Quand un chat apparaît d'un côté de la pièce pour réapparaître l'instant d'après en un autre endroit, il est naturel de supposer qu'il s'est déplacé d'un lieu à l'autre en occupant successivement des positions intermédiaires. Mais s'il n'est qu'une collection de sense-data, il n'a pas pu occuper une place d'où il n'était pas visible pour moi ; donc nous devrons dire qu'il n'existait pas du tout pendant que je ne le voyais pas : à chaque endroit il a soudainement surgi. De même, si le chat existe que je le voie ou non, nous pouvons comprendre à partir de notre propre expérience qu'il ait faim d'un repas sur l'autre ; dans le cas contraire, il est vraiment étrange que l'appétit lui vienne pendant qu'il n'existe pas tout autant que lorsqu'il existe. Et s'il consiste uniquement en sense-data, il ne peut avoir faim puisqu'il n'y a que ma propre faim qui me soit un sense-datum. De sorte que le comportement des sense-data qui sont ma représentation du chat, tout à fait naturel tant qu'on y voit l'expression de la faim, devient parfaitement inexplicable s'il ne s'agit que de mouvements et déplacements de taches de couleur, lesquels sont aussi peu capables d'avoir faim que l'est un triangle de jouer au football !
  Mais la difficulté, dans l'exemple du chat, n'est rien comparée au cas des êtres humains. Dans le cas de la parole - quand nous percevons des sons que nous asso­cions avec des idées, tout en observant certains mouve­ments des lèvres et expressions du visage -, il est vrai­ment difficile de penser que les sons perçus ne sont pas l'expression d'une pensée, d'autant que nous savons bien qu'il en serait ainsi si nous émettions les mêmes sons. Bien sûr des situations analogues se produisent en rêve, où nous croyons faussement à la présence d'autres personnes. Mais les rêves sont plus ou moins dérivés de ce qu'on appelle l'état de veille et peuvent être relativement expliqués, sous l'hypothèse de la réa­lité du monde physique, conformément à l'esprit scien­tifique. Si bien qu'un principe général de simplicité nous conduit à adopter la solution naturelle d'objets réels, distincts de nous et de nos sense-data, et dont l'existence ne dépend pas du fait que nous les perce­vions.
  Certes, ce n'est pas le raisonnement qui nous a ori­ginellement conduit à croire au monde extérieur. C'est une croyance que nous trouvons déjà là dès que nous nous mettons à réfléchir : ce que nous pouvons nommer une croyance instinctive. Et jamais nous n'aurions remis ce point en question si ce n'était que (du moins dans le cas de la vue), tout se passe comme si le sense­datum lui-même était pris instinctivement pour l'objet indépendant, alors que le raisonnement montre que l'objet et le sense-datum ne peuvent être identiques. Il reste que cette clarification – qui n'a rien de paradoxal pour les sens du goût, de l'odorat ou de l'ouïe, et guère plus dans le cas du toucher –, laisse intacte notre croyance instinctive en la réalité d'objets correspondant aux sense-data. Dans la mesure où cette croyance n'entraîne nulle difficulté, mais permet au contraire une explication plus simple et plus cohérente de nos expériences, il n'y a aucune raison de la rejeter. Nous admettrons donc (avec il est vrai quelque réserve liée au problème du rêve) que le monde extérieur existe, sans dépendre entièrement du fait que nous conti­nuions à le percevoir."

 

Bertrand Russell, Problèmes de philosophie, 1912, tr. fr. François Rivenc, Payot, 1989, p. 39-45.



  "Nombreux sont les logiciens qui ont été conduits à la conclusion qu'il existe des objets irréels. Meinong, par exemple, fait remarquer que nous pouvons parler de « la montagne d'or », du « carré rond », etc. ; que nous pouvons formuler des propositions vraies ayant ces derniers pour sujets ; et donc ces choses doivent avoir un certain genre d'être logique, puisque sinon les propositions où elles figurent devraient être dénuées de sens. Il me semble que de telles théories manifestent un manque de sens de la réalité, sens qu'il faut préserver même dans les questions les plus abstraites. Je maintiens que pas plus que la zoologie, la logique ne doit admettre les licornes : car la logique est concernée par le monde réel, quoique dans ses traits les plus abstraits et les plus généraux, tout autant que la zoologie. Et dire que les licornes ont une existence dans l'art héraldique, ou dans la littérature, ou dans l'imaginaire, c'est là une bien piètre évasion, une bien pauvre réponse. Ce qu'on trouve dans l'art héraldique, ce n'est pas un animal fait de chair de sang, capable de se mouvoir de lui-même ; ce n'est qu'une image peinte, ou une description avec des mots [...]. Et quand on veut analyser correctement les propositions au sujet des licornes, des montagnes d'or, du cercle carré et autres pseudo-objets, un robuste sens de la réalité est particulièrement nécessaire."

 

Bertrand Russell, Introduction à la philosophie mathématique, 1919, chapitre XVI : Les descriptions, Payot, 1991, p. 316-317).


 

  "J'ai conscience d'un monde qui s'étend sans fin dans l'espace. Que veut dire : j'en ai conscience ? D'abord ceci : je le découvre par une intuition immédiate, j'en ai l'expérience. Par la vue, le toucher, l'ouïe, etc., selon les différents modes de la perception sensible, les choses corporelles sont simplement là pour moi [...] Les êtres animés également, tels les hommes, sont là pour moi de façon immédiate [...] De plus ils sont présents dans mon champ d'intuition, en tant que réalités, alors même que je ne leur prête pas attention. Mais il n'est pas nécessaire qu'ils se trouvent justement dans mon champ de perception, ni eux ni non plus les autres objets. [...]
  Mais l'ensemble de ces objets co-présents [Mitgegenwärtigen] à l'intuition de façon claire ou obscure, distincte ou confuse, et cernant constamment le champ actuel de la perception, n'épuise même pas le monde qui pour moi est « là » de façon consciente, à chaque instant où je suis vigilant. Au contraire, il s’étend‚ sans limite selon un ordre fixe d’êtres. Ce qui est actuellement perçu et plus ou moins clairement co-présent et déterminé (ou du moins déterminé de quelque côté) est pour une part traversé pour une part environné‚  par un horizon obscurément conscient de réalité indéterminée. Je peux, avec: un succès variable, projeter sur lui, comme un rayon, le regard de l'attention qui soudain l'éclaire : toute une suite de présentifications chargées de déterminations, d'abord obscures, puis prenant progressivement vie, m'aident à faire surgir quelque chose : ces souvenirs feraient une chaîne, le cercle du déterminé‚ ne cesse de s'élargir, au point que parfois la liaison s'établit avec le champ de perceptions, c'est-à-dire avec l’environnement central. [...] Cet horizon brumeux, incapable à jamais d'une totale détermination est nécessairement là."
 
Edmund Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie, 1913, Deuxième section, Chapitre premier, § 27, trad. Paul Ricœur, p. 48-49 de l'édition allemande, tel Gallimard, p. 87-89.

 

  "L'homme qui n'a pas encore été touché par la philosophie ne connaît que ce qu'il peut voir, toucher, bref percevoir par les sens : des arbres, des pierres, des maisons, et il est convaincu qu'un autre homme peut pareillement voir et toucher le même arbre, la même pierre que lui-même voit et touche. Une pensée ne fait évidemment pas partie de ces choses. Peut-elle cependant se présenter en face des hommes, comme étant pour eux tous la même pensée, à la manière, en somme, d'un arbre ?
  Même le non-philosophe est bientôt contraint de reconnaître un monde intérieur différent du monde extérieur, un monde des impressions sensibles, des créations de son imagination, des sensations, des émotions, des sentiments et des états d'âme, un monde des inclinations, des désirs et des volitions. Pour disposer d'une expression brève, je réunirai tout ceci, à l'exception des volitions, sous le terme « représentation ».

  Les pensées appartiennent-elles à ce monde intérieur ? Sont-elles des représentations ? De toute évidence, elles ne sont pas des volitions.
  En quoi les représentations se distinguent-elles des réalités du monde extérieur ? Par ceci d'abord :
  Les représentations ne peuvent être ni vues, ni touchées, ni senties, ni goûtées, ni entendues.
  Je fais une promenade avec un compagnon. Je vois une prairie verte, j'ai alors une impression sensible de vert. Je l'ai, mais je ne la vois pas.
  En second lieu : les représentations sont quelque chose qu'on a. On a des émotions, des sentiments, des états d'âme, des inclinations, des désirs. Si quelqu'un a une représentation, elle appartient au contenu de sa conscience.
  La prairie et ses grenouilles, le soleil qui les éclaire, sont là, peu importe que je les regarde ou non; mais quand j'ai une impression sensible de vert, elle n'existe que par moi ; je suis son porteur. Il nous semblerait incongru qu'une douleur, un état d'âme, un désir vagabondent dans le monde indépendamment d'un porteur. Une sensation n'est pas possible sans quelqu'un qui la ressente. Le monde intérieur suppose un individu dont il soit le monde intérieur.
  En troisième lieu : les représentations ont besoin d'un porteur. Les choses du monde extérieur sont, en comparaison, indépendantes.
  Mon compagnon et moi sommes persuadés que nous voyons tous deux la même prairie ; mais chacun de nous a une impression sensible particulière du vert. J'aperçois une fraise parmi les feuilles vertes du fraisier. Mon compagnon qui est daltonien ne l'y trouve pas. L'impression de couleur qu'il reçoit de la fraise ne se distingue pas de manière sensible de celle qu'il reçoit de la feuille. Mon compagnon voit-il la feuille verte rouge ou voit-il la fraise rouge verte ? Ou bien voit-il l'une et l'autre dans une couleur que je ne connais pas ? Toutes questions auxquelles on ne peut répondre, elles sont même proprement insensées. Car le mot « rouge », s'il doit non pas indiquer une propriété des choses, mais caractériser une impression sensible appartenant à ma conscience, n'a d'usage que dans le domaine de ma conscience ; il est alors impossible de comparer mon impression sensible avec celle d'un autre. Il faudrait pour cela réunir dans une seule conscience une impression sensible appartenant à une conscience et une impression sensible appartenant à une autre conscience. Et même s'il était possible de faire à la fois disparaître une représentation d'une conscience et émerger une représentation dans une autre conscience, il serait encore toujours impossible de répondre à la question de l'identité de ces représentations. Il appartient si étroitement à l'essence de chacune de mes représentations d'être le contenu de ma conscience que toute représentation d'un autre homme, en tant que telle, est différente de la mienne. Mais ne serait-il pas possible que mes représentations, le contenu tout entier de ma conscience, soient en même temps contenu d'une conscience plus vaste, divine par exemple ? Sans doute, mais seulement si j'étais moi-même partie de l'être divin. Seraient-elles encore proprement mes représentations ? Serais-je leur porteur ? La question outrepasse à ce point les limites de la connaissance humaine qu'il est conseillé de laisser cette possibilité hors d'examen. En tout cas, il nous est impossible, à nous autres hommes, de comparer les représentations d'autrui à nos propres représentations. Je cueille la fraise, je la tiens entre les doigts. Maintenant mon compagnon la voit, lui aussi, il voit la même fraise ; mais chacun de nous a sa propre représentation. Aucun autre n'a ma représentation, bien que plusieurs individus puissent voir la même chose. Aucun autre n'a ma douleur. Quelqu'un peut compâtir avec moi ; il demeure cependant que ma douleur m'appartient et que sa compassion lui appartient. Il n'a pas ma douleur et je n'ai pas sa compassion.
  En quatrième lieu : chaque représentation n'a qu'un porteur ; deux hommes n'ont pas la même représentation.
  Sinon, elle aurait une existence indépendante de tel ou tel individu. Ce tilleul est-il ma représentation ? En employant dans cette question l'expression « ce tilleul », j'anticipe déjà la réponse ; car je veux désigner par cette expression quelque chose que je vois, et que d'autres peuvent aussi observer et toucher. Mais deux éventualités se présentent ici. Si mon intention n'est pas déçue lorsque je désigne quelque chose par l'expression « ce tilleul », alors la pensée exprimée dans la proposition « ce tilleul est ma représentation » doit évidemment être niée. Si, par contre, mon intention est vaine, si je ne fais que penser voir sans voir réellement, si en conséquence la désignation « ce tilleul » est vide, je me suis égaré, sans le savoir et sans le vouloir, dans le domaine de la poésie. Alors, ni le contenu de la proposition « ce tilleul est ma représentation », ni le contenu de la proposition « ce tilleul n'est pas ma représentation », ne sont vraies ; dans les deux cas, j'ai un énoncé dont l'objet manque. On ne peut que refuser de répondre à la question posée, pour la raison que le contenu de la proposition « ce tilleul est ma représentation » appartient à la poésie. Certes, j'ai bien une représentation, mais ce n'est pas elle que j'ai en vue en employant les mots « ce tilleul ». Il se pourrait que quelqu'un veuille désigner effectivement par les mots « ce tilleul » une de ses représentations ; il serait alors le porteur de ce qu'il voudrait désigner par ces mots ; mais il ne verrait pas ce tilleul, et aucun autre ne le verrait ni ne serait son porteur."

 

Gottlob Frege, "La pensée", 1918-1919, in Écrits logiques et philosophiques, tr. fr. Claude Imbert, Paris, Seuil, 1971, p. 180-183.



  "La science physique, tout entière, est un édifice à la base duquel on trouve les mesures. Or tout mesure étant liée à une perception sensible, toute loi physique concerne, au fond, des événements ayant lieu dans le monde sensible ; c'est pourquoi un certain nombre de savants et de philosophes sont portés à penser, qu'en dernière analyse, les physiciens n'ont affaire qu'au monde sensible, et même qu'au monde tel qu'il est perçu par les sens humains. [...] Il n'existe pas de motif logique permettant de réfuter cette opinion ; car la logique seule ne peut faire sortir qui que ce soit du monde sensible ; elle est même incapable de nous contraindre à admettre l'existence d'autres hommes que nous-mêmes. Mais elle n'est pas seule à assurer l'existence de notre entendement, il y faut aussi la raison. Or, pour qu'une chose soit raisonnable, l'absence de contradiction logique n'est pas le fondement. La raison nous dit que si nous tournons le dos à un objet en nous éloignant de lui, il en reste encore quelque chose quand nous ne sommes plus là. [...] La raison nous dit que les lois de la nature ne surgissent pas d'un pauvre cerveau humain, qu'elles ont existé avant que la vie soit apparue sur la terre et qu'elles existeront encore quand le dernier physicien aura disparu.
  Ces pensées, qui ne sont pas des conclusions logiques, nous obligent à admettre l'existence d'un monde réel derrière le monde de nos sensations, monde dont l'existence est indépendante de l'homme. Nous ne pouvons acquérir aucune connaissance directe de ce monde, nous pouvons seulement en prendre conscience par l'intermédiaire du monde de nos sensations. S'il y a des gens qui ne peuvent se résigner à adopter cette manière de voir et qui ne peuvent envisager l'existence d’un monde réel, inconnaissable par principe, nous leur ferons observer que, se trouver en présence d'une théorie physique tout achevée dont on peut analyser exactement le contenu et établir que des concepts pris dans le monde sensible suffisent parfaitement à la formuler est une chose et que, édifier une théorie physique en prenant son point de départ dans un ensemble de mesures particulières est une tout autre chose. [...] Jusqu'ici, on n'a pas pu réussir à la mener à bien sans admettre l'existence d’un monde réel indépendant de nos sens humains et, d'autre part, il n'y a pas de raison de penser qu'il en sera autrement à l'avenir."
 
Max Planck, Initiations à la physique, 1934, Chapitre VIII, § 1, tr. fr. J. du Plessis de Grenédan, Champs Flammarion, 1993, p. 177-178.

 

  "[Pour le réalisme] les théories décrivent, ou visent à décrire, ce à quoi ressemble réellement le monde. […] Du point de vue réaliste, la théorie cinétique des gaz décrit ce à quoi ressemblent réellement les gaz. La théorie cinétique s'interprète comme une théorie affirmant que les gaz sont réellement constitués de molécules animés d'un mouvement aléatoire et qui entrent en collision les unes avec les autres et avec les parois du récipient qui le contient. La théorie de l'électromagnétisme de Maxwell s'interprète comme une théorie affirmant qu'il existe vraiment un champ électrique et un champ magnétique qui obéissent aux équations de Maxwell et des particules chargées qui obéissent à l'équation de la force de Lorentz.
  Selon un autre point de vue, [appelé] instrumentalisme, la composante théorique de la science ne décrit pas la réalité. Les théories y sont vues comme des instruments conçus pour relier entre elles deux séries d'états observables. Les molécules en mouvement de la théorie cinétique des gaz sont des fictions commodes permettant de relier entre elles des manifestations observables des propriétés des gaz et de procéder à des prédictions ; les champs et les charges de la théorie électromagnétique sont également des fictions permettant aux scientifiques d'agir de même en ce qui concerne les aimants, les corps électrisés et les courants porteurs de charge.
  Le réalisme contient la notion de vérité. Pour le réaliste, la science cherche à formuler des descriptions vraies de ce qu'est réellement le monde. Une théorie qui décrit correctement un aspect du monde et son comportement est vraie, une théorie qui décrit incorrectement quelque aspect du monde est fausse. Selon le réalisme, au sens où on l'entend généralement, le monde existe indépendamment de notre présence en tant que détenteurs du savoir, et son mode d'existence est indépendant de la connaissance théorique que nous en avons. Les théories vraies décrivent correctement cette réalité. Si une théorie est vraie, elle est vraie parce que le monde est comme il est. L'instrumentalisme comprendra également la notion de réalité, mais dans un sens plus restrictif. Les descriptions du monde observable seront vraies ou fausses selon qu'elles le décrivent correctement ou non. Cependant, les constructions théoriques, qui sont conçues pour nous donner une maîtrise expérimentale du monde observable, ne seront pas jugées en termes de vérité ou de fausseté, mais plutôt en termes de leur utilité en tant qu'instruments."
 
Alan F. Chalmers, Qu’est-ce que la science?, Récents développements en philosophies des sciences : Popper, Kuhn, Lakatos, Feyerabend, 1976, tr. fr. Michel Biezunski, Livre de Poche, 1987, p. 233-235.

 

  "Il est certain que je me fie dans l'ensemble au témoignage de mes sens sur l'existence et les caractéristiques des objets de tous les jours. J'accorde par ailleurs une confiance similaire aux garde-fous édifiés dans les institutions scientifiques, et en particulier au système de vérification de l'enquête scientifique (« vérifiez, revérifiez, vérifiez, revérifiez encore… »). Par conséquent, si les scientifiques me disent qu'il y a réellement des molécules, des atomes, des particules J/Ψ  et, qui sait, peut-être même des quarks, et bien soit ! Puisque je leur fais confiance, je dois admettre l'existence de toutes ces choses, avec les propriétés et les relations qui les accompagnent. En outre, si un instrumentaliste (ou tout autre spécimen de l'espèce nonrealistica) vient me dire que ces entités et tout ce qui l'accompagne ne sont en fait que des fictions (ou autres choses du même genre), alors je ne vois pas plus de raisons de le croire que de croire qu'il est lui-même une fiction, façonnée (d'une manière ou d'une autre) pour faire effet sur moi ; or ce n'est pas là ce que je crois. Il semble donc bien qu'il me faille être réaliste. On peut résumer ainsi ce raisonnement humble mais puissant : seul un réaliste peut accepter le témoignage de nos sens et, de la même manière, les résultats confirmés de la science ; en conséquence, je dois devenir réaliste (et vous aussi, par la même occasion !).
  Mais qu'est-ce qu'accepter le témoignage de nos sens et les théories scientifiques confirmées de la même manière ? Cela consiste à vivre avec leur vérité, avec tout ce que cela implique à l'égard de l'ajustement de notre comportement, aussi bien pratique que théorique, pour les intégrer."

Arthur Fine, "L'attitude ontologique naturelle", 1984, in Philosophie des sciences – Naturalismes et réalismes, 2004, Vrin, p. 355-356.



  "L'une des tentations les plus anciennes de la philosophie occidentale a consisté à penser que d'une manière ou d'une autre la vérité et la réalité devaient coïncider. À soutenir que d'une manière ou d'une autre, s'il y avait réellement des choses telles que la vérité et la réalité, au sens où nous les considérons habituellement, alors la vérité devrait fournir un miroir exact de la réalité. La nature de la réalité elle-même devrait fournir la structure exacte des énoncés vrais. On trouve un énoncé classique de cette position dans le Tractatus de Wittgenstein, mais je crois que l'idée est aussi vieille que Platon. Quand le philosophe désespère de parvenir à un isomorphisme exact entre la structure de la réalité et la structure des représentations vraies, il est tenté de penser que, d'une manière ou d'une autre, nos notions naïves de vérité et de réalité ont été discréditées. Mais c'est inexact. Ce qui a été discrédité est une certaine conception erronée de la relation entre la vérité et la réalité.
  Il y a une raison simple mais profonde pour laquelle vérité et réalité ne peuvent pas coïncider au sens où de nombreux philosophes pensent que le réaliste externe naïf admet leur coïncidence. Cette raison, la voici : toute représentation, et a fortiori toute représentation véridique, est toujours relative à certains aspects sous lesquels elle apparaît et non à d'autres. Le caractère aspectuel de toutes les représentations dérive du fait que toute représentation s'effectue à l'intérieur d'un schème conceptuel et à partir d'un certain point de vue. Ainsi, par exemple, si je décris la substance qui se trouve en face de moi comme de l'eau, la même parcelle de réalité ne se trouve représentée que si je la décris comme de l'H2O. Mais bien entendu je représente la même substance sous un aspect différent si je la représente comme de l'eau ou comme de l'H2O. À strictement parler, il y a un indéfiniment grand nombre de points de vue différents, d'aspects différents, et de systèmes conceptuels sous lesquels n'importe quoi peut être représenté. Si c'est correct, et cela l'est sûrement, alors il sera impossible d'obtenir cette coïncidence entre la vérité et la réalité que tant de philosophes traditionnels semblent rechercher. Toute représentation a une forme aspectuelle. Elle représente sa cible sous certains aspects et pas sous d'autres. Bref, c'est seulement à partir d'un certain point de vue que nous représentons la réalité ; mais la réalité ontologiquement objective n'a pas, quant à elle, de point de vue."

 

John Rogers Searle, La Construction de la réalité sociale, 1995, chap. VII, "Le monde réel existe-t-il ?", Gallimard, tr. fr. Claudine Tiercelin, 1998, p. 197 et p. 224-225.

 

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Date de création : 09/01/2011 @ 14:07
Dernière modification : 18/04/2024 @ 09:56
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