"Témoin nécessaire du progrès des sciences, je vois chaque année, chaque mois, chaque jour, pour ainsi dire marqués également par une découverte nouvelle et par une invention utile. Ce spectacle, à la fois sublime et consolant, est devenu l'habitude de ma vie et une partie de mon bonheur. Ces sciences, presque créées de nos jours, dont l'objet est l'homme même, dont le but direct est le bonheur de l'homme, n'auront pas une marche moins sûre que celle des sciences physiques; et cette idée si douce, que nos neveux nous surpasseront en sagesse comme en lumières, n'est plus une illusion.
En méditant sur la nature des sciences morales, on ne peut en effet s'empêcher de voir qu'appuyées comme les sciences physiques sur l'observation des faits, elles doivent suivre la même méthode, acquérir une langue également exacte et précise, atteindre au même degré de certitude. Tout serait égal entr'elles pour un être qui, étranger à notre espèce, étudierait la société humaine, comme nous étudions celle des castors ou des abeilles. Mais ici, l'observateur fait partie lui-même de la société qu'il observe, et la vérité ne peut avoir que des juges, ou prévenus, ou séduits.
La marche des sciences morales sera donc plus lente que celle des sciences physiques, et nous ne devons pas être étonnés si les principes sur lesquels elles sont établies ont besoin de forcer, pour ainsi dire, les esprits à les recevoir, tandis qu'en physique ils courent au-devant des vérités, et souvent même des erreurs nouvelles. Mais pendant que, dans les sciences morales, l'opinion encore incertaine semble quelquefois retourner sur ses pas, et s'attacher aux mêmes erreurs qu'elle avait abjurées ; les sages s'occupent loin d'elle à enrichir, par d'heureuses découvertes, le système des connaissances humaines ; la voix de la raison se fait entendre aux hommes éclairés ; elle instruit les enfants dont les pères l'ont méconnue, et elle assure le bonheur de la génération qui n'existe point encore.
Condorcet, Discours de réception à l'Académie française, 21 février 1782, in Œuvres complètes, tome I, p. 390.
"On arrive ainsi à inventer des hypothèses et à les vérifier, à l'aide de faits bien observés, pour un problème bien défini. Naturellement, ces hypothèses ne sont pas forcément justes; un bon nombre de celles qui nous apparaissent évidentes aujourd'hui seront abandonnées un jour. Mais si elles ne portent pas ce caractère de vérité absolue, elles portent tous les caractères de l'hypothèse scientifique. En premier lieu, elles sont vraiment explicatives; elles disent le pourquoi et le comment des choses. On n'y explique pas une règle juridique comme celle de la responsabilité civile par la classique « volonté du législateur », ou par des « vertus » générales de la nature humaine qui aurait rationnellement créé cette institution. On l'explique par toute l'évolution du système de la responsabilité. En second lieu, elles ont bien ce caractère de nécessité et, par suite, de généralité qui est celui de l'induction méthodique et qui même permet peut-être, dans quelques cas, la prévision. Par exemple, on peut presque poser en loi que les pratiques rituelles tendent à se raréfier et à se spiritualiser au cours du développement des religions universalistes. En troisième lieu, et c'est là le point le plus important selon nous, de telles hypothèses sont éminemment critiquables et vérifiables. On peut, dans un vrai travail de sociologie, critiquer chacun des points traités. On est loin de cette poussière impalpable des faits ou de ces fantasmagories d'idées et de mots que le publie prend souvent pour de la sociologie, mais où il n'y a ni idées précises, ni système rationnel, ni étude serrée des faits. L'hypothèse devient un élément de discussion précise; on peut contester, rectifier la méthode, la définition initiale, les faits invoqués, les comparaisons établies; de telle sorte qu'il y a, pour la science, des progrès possibles."
Marcel Mauss et Paul Fauconnet, Grande Encyclopédie, 1901, article "sociologie", vol. 30, repris in Marcel Mauss, Essais de sociologie, Éditions de Minuit, 1968, p. 37-38.
"Les lois scientifiques ne sont donc pour nous autre chose que des uniformités expérimentales. À ce point de vue, il n'y a pas la moindre différence entre les lois de l'économie politique ou de la sociologie et celles des autres sciences. Les différences qui existent sont d'un tout autre genre. Elles résident surtout dans l'entrelacement plus ou moins grand des effets des différentes lois. La mécanique céleste a la chance de pouvoir étudier les effets d'une seule loi (uniformité) ; mais cela n'est pas tout, parce que ces effets pourraient être tels qu'ils permettraient difficilement la découverte de l'uniformité qu'ils présentent ; or, par une autre chance très heureuse, il se trouve que la masse du soleil est beaucoup plus grande que celle des planètes ; aussi découvre-t-on l'uniformité sous une forme simple, bien que non rigoureusement exacte, en supposant que les planètes se meuvent autour d'un soleil immobile et en rectifiant ensuite l'erreur commise dans cette première approximation. […]
La chimie, la physique, la mécanique ont de même souvent à étudier des lois isolément, ou du moins peuvent en séparer artificiellement les effets ; pourtant, en certains cas, apparaissent déjà des entrelacements difficiles à débrouiller ; leur nombre croît, en biologie, en géologie et plus que jamais en météorologie ; c'est aussi le cas des sciences sociales.
Un autre caractère distinctif des lois scientifiques est le fait de pouvoir ou non en isoler les effets, grâce à l'expérience, qui s'oppose ici à l'observation. Certaines sciences, comme la chimie, la physique, la mécanique, la biologie, peuvent faire et font très largement usage de l'expérience ; d'autres y parviennent dans une moindre mesure ; d'autres encore peu ou pas du tout, comme les sciences sociales ; d'autres enfin ne s'en servent absolument pas ; ainsi la mécanique céleste, tout au moins en ce qui concerne les mouvements des astres.
Ni les lois économiques et sociologiques, ni les autres lois scientifiques ne souffrent proprement d'exceptions. Parler d'une uniformité non uniforme n'a aucun sens. Le phénomène auquel on donne communément le nom d'exception à une loi est en réalité la superposition de l'effet d'une autre loi à celui de la première. À ce point de vue, toutes les lois scientifiques, y compris les mathématiques, souffrent des exceptions. Tous les corps qui sont à la sur- face du sol sont attirés vers le centre de la terre ; mais une plume emportée par le vent s'en éloigne ; un ballon plein d'hydrogène s'élève dans les airs."
Vilfredo Pareto, Traité de sociologie générale, 1917, Chapitre 1er, §. 99-101, Payot, p. 44-45.
"Qu'une science ait pour objet la nature ou bien la civilisation intellectuelle, son rôle principal sera toujours de mettre de l'ordre et de la cohérence dans la masse des faits et des expériences accumulés, de combler les lacunes qui s'y trouvent et d'unifier enfin le tout dans une synthèse.
Cette unification ne serait d'ailleurs pas possible si les lois qui s'appliquent aux objets si divers des différentes sciences différaient autant par leur nature qu'on serait tenté de le croire quand on compare, par exemple, une question d'histoire et une question de physique. En tout cas, il serait complètement faux de vouloir trouver une différence de principe, entre les lois qui régissent les deux domaines, dans le fait que les lois qui se trouvent dans les sciences de la nature sont absolues et ne comportent pas d'exceptions et que, par suite, le cours des phénomènes régis par ces lois a un caractère de nécessité ; tandis que dans le domaine des sciences morales, l'enchaînement causal est toujours interrompu, çà et là, par l'irruption d'une certaine dose de hasard et d'arbitraire. D'une part, en effet, toute activité intellectuelle, scientifique, même si cette activité a pour objet ce qu'il y a de plus élevé dans l'esprit humain, repose sur un postulat indispensable, à savoir qu'il existe, au-delà et au-dessus de tout hasard, de tout arbitraire, un ordre régi par des lois. D'autre part, aussi, il arrive très souvent, même en physique, la plus exacte pourtant de toutes les sciences de la nature, qu'on étudie des phénomènes dont les lois nous sont encore très obscures. Si l'on donne au mot « hasard » un sens correct, il n'y a donc aucun inconvénient à tenir ces phénomènes pour fortuits."
Max Planck, Initiations à la physique, 1934, Chapitre III, tr. fr. J. du Plessis de Grenédan, Champs Flammarion, 1993, p. 53-54.
"Oui, sans doute, la connaissance historique aspire à saisir « ce que jamais on ne verra deux fois » (il n'y a pas de véritable recommencement, répétition dans l'évolution de l’humanité : chaque événement historique porte en lui sa différence incommunicable) : elle saisit le singulier en tant que tel comme (toutes proportions gardées et dans les limites de l'analogie) le fait la connaissance divine.
D'où l'opposition qu'on établit volontiers entre l'histoire les sciences de la nature qui, elles, cherchent, par des lois générales, à atteindre une connaissance de ce qui est commun : la physique ne s'intéresse pas à cette pomme, chue de ce pommier sur la tête de l'individu Isaac Newton, mais au mobile dont le mouvement répond à l'équation
e = ½ gt2
Opposition qu'il faudrait nuancer […] : l'antithèse est un procédé oratoire, que nous avons dénoncé comme souvent grossier (natura non facit saltus[1]).
En fait, la connaissance historique elle aussi utilise des lois (psychologiques, par exemple) et la connaissance de l’homme en général pour connaître tel homme en particulier ; d’autre part, les sciences de la nature étudient aussi, dans leurs domaines, des faits singuliers : ainsi en météorologie, quand on observe, pour en prévoir la trajectoire et les ravages, un cyclone déterminé de la mer des Antilles (phénomène si déterminé qu'on lui attribue un nom, comme les militaires font pour une opération de débarquement), ou en géologie le plissement alpin, la glaciation de Riss, ou celle de Würm. Phénomènes que par une analogie, partielle mais réelle, on qualifiera volontiers d' « historiques ».
Mais, inversement, il faut bien souligner (sinon nous glissons à l'irrationnel) que cette compréhension du singulier, de l'autre en tant que tel, est une connaissance de type analogique construite à partir d'éléments sinon universels du moins généraux. Je comprends un document comme je comprends un mot, une expression du langage dans la vie quotidienne, c'est-à-dire dans la mesure où il ne se présente pas seulement à moi comme isolé. Tout document historique doit d'une part posséder une certaine originalité, au moins numérique (celle par exemple des pièces d'or identiques qui, faisant nombre, constituent un trésor et donnent une importance, une signification particulière à la trouvaille), et d'autre part être semblable sous tel ou tel de ses aspects, disons de façon plus rigoureuse être analogues à d'autres déjà connus : il n'est connaissable qu'en fonction de cette analogie.
Soit le cas du déchiffrement d'un langage inconnu : Champollion a pu comprendre l'égyptien pharaonique parce qu'il connaissait le copte, langue qui en dérivait ; par contre l'étrusque résiste à nos efforts parce qu'on n'a pas encore réussi à l'apparenter à une langue connue."
Henri Irénée Marrou, De la connaissance historique, 1954, Points Histoire, 1975, p. 104-106.
[1] La nature ne fait pas de sauts.
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