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Texte à méditer :  La solution du problème de la vie, c'est une manière de vivre qui fasse disparaître le problème.  Wittgenstein
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Cours sur la matière et l'esprit
Avertissement : ce cours est un vieux cours, que je n'ai pas réactualisé sous cette forme depuis plusieurs années. Par ailleurs, la mise en forme n'est pas idéale, et je m'excuse par avance pour les difficultés de lecture et les erreurs que vous trouverez ici ou là .

Peut-on réduire l'esprit à la matière ?
 
" […] Chacun juge des choses selon la disposition de son cerveau".
 
Spinoza, Appendice de la partie I de l'Éthique, 1677.
 
"Nous « réduirons » certainement un jour par la voie expérimentale la pensée à des mouvements moléculaires et chimiques dans le cerveau".
 
Engels, Dialectique de la nature, 1883, p. 252.
 
"Ce n'est pas seulement la séparation entre esprit et cerveau qui est un mythe : la séparation entre esprit et corps est probablement tout aussi inexacte. On peut dire que l'esprit est fondé sur le corps, et pas seulement sur le cerveau".
 
Antonio R. Damasio, L'erreur de Descartes, 1994, p. 166.
 
 
 
Introduction
 
 La notion de matière est équivoque ; il semble qu'elle ne puisse se définir de manière autonome et ne prenne sens que par rapport à un référent qui la fait être. C'est pourquoi elle doit être pensée avec d'autres notions (sa conception changeant selon qu'on la met en relation avec l'une d'entre elles) : matière/forme, matière/vide, matière/vie, matière/lumière, matière/esprit. Ici, c'est le rapport de la matière à l'esprit que nous allons examiner, rapport qui, à l'inverse du rapport matière/forme où chaque élément paraît requérir l'autre (pas de forme sans matière, et pas de matière sans forme) semble mettre en place une opposition radicale. En effet, si le terme d'esprit désigne l'ensemble des facultés intellectuelles, il désigne aussi une substance incorporelle et consciente d'elle-même, laquelle serait justement à l'origine de ces facultés. En ce sens, l'esprit apparaît donc bien comme le contraire du corps ou de la matière (cette dernière pouvant être définie comme une substance capable d'agir sur les sens). Cependant, cette opposition essentielle, qui fût poussée à l'extrême par Descartes, n'est-elle pas remise en cause aujourd'hui par les avancées scientifiques, et en particulier par les découvertes des neurosciences ? Répondre à cette question n'est pas facile, car certains contestent que l'on puisse parler de la relation entre matière et esprit d'un point de vue qui ne serait que celui de la science.
 De fait, réfléchir sur le rapport entre la matière et l'esprit, c'est entrer de plein pied sur le terrain métaphysique[1]. En effet, comme l'écrit Jean-Pierre Changeux :
 
"Une approche naturaliste […] ne peut inclure la référence à de quelconques forces occultes ou à quelque mystère des origines. Comme l'enseignaient déjà Spinoza puis Auguste Comte, le scientifique doit se dégager de tout recours à la métaphysique comme de tout anthropocentrisme, et adopter le mode de pensée qui est celui des sciences expérimentales. Cela ne coûte pas cher lorsqu'on travaille sur le rayonnement laser ou la chimie des silicones. Il n'en est pas de même pour le neurobiologiste. Le mythe, traditionnel dans la culture occidentale, de l'existence d'un Esprit immatériel et immortel, qui présiderait au destin de notre vie, est encore bien ancré dans nos mentalités […] Depuis la mort du vitalisme et avec les avancées de la biologie moléculaire, le cerveau reste le lieu privilégié des conflits, souvent occultes, entre Science et Foi"[2].
 
Plus encore, la matière et l'esprit ne sont-ils pas des notions purement métaphysiques, dont la science devrait se débarrasser ? C'est ce que semble préconiser Claude Bernard dans son Introduction à l'étude de la médecine expérimentale :
 
"Pour l'expérimentateur physiologiste, il ne saurait y avoir ni spiritualisme ni matérialisme. Ces mots appartiennent à une philosophie naturelle qui a vieilli, ils tomberont en désuétude par le progrès même de la science. Nous ne connaîtrons jamais ni l'esprit ni la matière, et, si c'était ici le lieu, je montrerais facilement que d'un côté comme de l'autre on arrive bientôt à des négations scientifiques, d'où il résulte que toutes les considérations de cette espèce sont oiseuses et inutiles. Il n'y a pour nous que des phénomènes à étudier, les conditions matérielles de leurs manifestations à connaître, et les lois de ces manifestations à déterminer"[3].
 
Et Bertrand Russell tient même pour acquis au XXe siècle que la science s'est débarrassée des notions métaphysiques d'âme et de corps :
 
"Il n'existe aucune preuve d'une différence fondamentale entre les éléments du monde physique et ceux du monde psychologique. Nous en savons moins à leur sujet qu'on ne le pensait autrefois, mais nous en savons assez peut-être pour être à peu près sûrs que ni l' « âme » ni le « corps » n'ont de place dans la science moderne"[4].
 
 Dès lors, peut-il y avoir une connaissance scientifique de l'esprit ?
 Outre le caractère métaphysique des notions mises en causes, le problème posé par l'étude scientifique de l'esprit, c'est que l'esprit est à la fois l'objet de la connaissance et ce qui permet la connaissance[5]. Cependant, le postulat de la neurobiologie, et des sciences cognitives en général, c'est qu’il est possible d'expliquer scientifiquement l'esprit, et ce notamment en ramenant les processus mentaux aux processus cérébraux (donc matériels). Et devant les succès rencontrés, on peut difficilement aller contre une telle prise de position, comme nous le verrons dans la suite de ce cours. La question mérite tout de même d'être posée : peut-on réduire l'esprit à la matière ?
 Pour y répondre, nous nous intéresserons tout d'abord à la réponse apportée par Descartes, qui a fourni le cadre conceptuel à toutes les réflexions futures relatives à la question du rapport entre l'esprit et la matière. Puis nous ferons une excursion dans le domaine de la neurobiologie, afin de voir en quoi les recherches sur le cerveau ont révolutionné notre conception de l'esprit.
 
 
 
I.                   Le dualisme cartésien
 
 La question de l'esprit (ou de l'âme) et de son rapport au corps (ou à la matière) a une longue histoire dans la pensée philosophique. Néanmoins, il est indéniable que c'est Descartes qui a exercé l'influence la plus importante sur notre manière d'aborder celle-ci.
 
1.      La construction du mécanisme
 
 La réflexion cartésienne sur le rapport entre matière et esprit s'inscrit dans une entreprise de remise en cause fondamentale de la philosophie aristotélicienne.
 
Rappel : Chez Aristote, il n'y a pas de séparation réelle entre l'âme et le corps. Certes, il y a distinction entre l'âme et la matière, mais les deux sont constitutifs des êtres vivants (âme + matière = corps vivant). L'âme est le principe de vie. Le corps organisé a seulement la vie en puissance. En effet, tant que l'âme n'actualise pas la vie du corps organique, on ne peut pas penser la vie. Le corps est donc un élément constitutif de l'être vivant mais n'est vivant en acte que quand il est déterminé par l'âme, qui en est sa substance formelle.
 Descartes va s'attacher à réfuter cette physiologie aristotélicienne.
 
 La construction du mécanisme cartésien répond d'abord au problème de l'unité de la matière. Le fondement du mécanisme cartésien est le principe de la distinction réelle (ou substantielle) de l'esprit et de la matière. Descartes érige en effet en principe méthodologique le principe suivant : s'il est possible de concevoir une chose indépendamment des caractères d'une autre chose, alors l'essence de cette chose est distincte réellement de celle de l'autre. Or, puisque je peux penser la matière étendue comme distincte de l'âme immatérielle (je peux penser un corps sans âme), cela signifie qu'existe une différence ontologique entre l'âme et la matière. En d'autres termes, la nature de la matière et différente de la nature de l'âme (ou de l'esprit).
 
→ Cf. texte du Discours de la Méthode, IVe partie, pp. 128-129.
 
Ainsi de la distinction substantielle ou réelle de la matière et de l'esprit, Descartes déduit l'unité de la substance corporelle, c'est-à-dire un concept unifié de la matière qui permet de construire une conception unitaire de la physique : pour la constituer, on ajoute aux deux déterminations géométriques des corps (figures et situations) une détermination cinématique (le mouvement). La matière, c'est donc ce qui est susceptible d'occuper une étendue et de subir des mouvements.
 
 Pour Descartes, les corps ne sont pas dans l'espace, mais de l'espace (ce qui rend possible un traitement géométrique de la matière). Tout être matériel est étendu, tout être non matériel n'est pas étendu.
 Or, l'organisme vivant est corporel, il ne peut donc avoir pour essence que l'étendue. Les corps vivants ne sont donc qu'une espèce de corps parmi les autres. On n'observe qu'une différence d'organisation mécanique entre les corps vivants et les autres corps. Descartes définit ainsi le corps de l'homme comme "une chose étendue qui se meut par la disposition de ses organes". Descartes va ainsi pouvoir élaborer un modèle mécaniste du vivant à partir de machines simples.
 
 Descartes change donc le principe de vie ; le mécanisme doit suffire à expliquer les fonctions vitales des animaux. Entre le corps inerte et le corps vivant, il n'existe qu'une différence d'origine mécanique. La machine animale (et cela vaut pour le corps humain) n'est pas pensée comme un organisme mais comme une disposition mécanique d'organes et une configuration de membres. La mort est quant à elle pensée comme une modification interne des rapports de proportion de matière de cette disposition mécanique. Dans l'article 6 des Passions de l'âme (1649), Descartes assimile le corps vivant à une montre qui fonctionne bien et le corps mort à une montre "rompue". Cette mécanisation de la mort n'est que le corollaire de la mécanisation de la vie conçue comme une combinaison précaire de mouvements mécaniques. Pour Descartes, les Anciens se sont trompés : ils ont pensé que le corps mort est identique au corps vivant moins l'âme. D'où ils ont pensé inversement que lorsque le mouvement existait, l'âme en était la cause. Ce faisant, ils ont pris une coïncidence pour une causalité. En réalité c'est parce qu'une modification interne est intervenue dans la machine corporelle que tout mouvement cesse et que l'âme se retire (voir Passions de l'âme, article 6 in AT, XI, 330-331). Notons que l'analyse cartésienne revient à considérer que l'utilité, la santé et la conservation vitales ne sont pas des propriétés réelles et spécifiques du vivant mais des propriétés relevant des lois de la matière et du mouvement en général, c'est-à-dire de la mécanique.
 Et qu'en est-il de l'Homme ? En tant que corps, le corps humain n'est pas foncièrement différent de tout autre corps. En revanche, en tant qu'il est uni à une âme, il acquiert une indivisibilité et une unité. Se pose alors le problème des animaux qui n'ont pas d'âme : si l'animal n'est qu'un agrégat de matière d'où lui vient son individualité organique ? D'où lui vient son unité ?
 
La théorie de l'animal-machine
 
Le terme "animal-machine" est ambigu, car il contient deux thèses :
 
-         la thèse du corps machine : elle revient à expliquer le vivant par la disposition des parties qui le composent.
-         la thèse de l'animal machine : elle repose sur l'idée que l'animal n'a pas d'âme (≠ Montaigne et Hume)
 
2.      L'âme substance pensante, la matière substance étendue
 
 Pour Descartes, âme et corps sont donc deux substances distinctes. L'âme ou l'esprit est une substance pensante (res cogitans) : substance simple, n'occupant aucun espace assignable, indivisible ; tandis que le corps ou la matière est une substance étendue (res extensa) : substance divisible, sans pensée ni intériorité.
Remarque : contrairement au dualisme populaire, Descartes ne conçoit pas que le corps puisse être le réceptacle de l'âme, puisque ce serait une contradiction logique de localiser l'âme dans un espace. Cela pose le problème de l'union de l'âme et du corps, que nous traiterons plus bas.
Le corps est du côté du déterminisme, de la nécessité, l'âme ou l'esprit, de la liberté ; l'esprit a la capacité d'initier des mouvements sans être causé par rien du tout (ainsi je peux prendre l'initiative de me jeter d'un train juste pour prouver que je suis libre, sans que rien ne m'y contraigne).
→ c'est l'âme qui permet aux hommes de posséder un libre arbitre
On donne les causes d'un phénomène physique, on donne les raisons d'un phénomène spirituel.
 
Il y a donc chez Descartes, séparation radicale entre l'esprit et la matière. La conscience relève d'une âme immatérielle, et ne peut nullement être comprise comme une propriété de la matière.
 
3.      Le problème de l'union de l'âme et du corps
 
 L'homme a alors un statut à part, car il est doté d'une âme. L'homme est l'union d'un dispositif corporel et d'une faculté de penser, il y a chez lui interaction entre l'âme et le corps. Dit autrement, l'homme c'est la réunion de la matière et de l'esprit. Cependant, Descartes reconnaît que l'union de l'âme et du corps est, sans être inconcevable, incompréhensible.
 Comment expliquer la jonction en un seul et même être de la matière et de la pensée qui s'excluent l'un l'autre ?
 L'homme devient en effet un être hybride car il est défini comme l'union incompréhensible de deux choses hétérogènes.
 
 Cette difficulté insurmontable conduira au rejet du cartésianisme, même si celui-ci va continuer à avoir une influence fondamentale sur la conception occidentale du rapport entre l’âme et le corps.

 
II.                Le cerveau et la conscience : ce que les neurosciences savent aujourd'hui
 
 Dans son livre Science et religion, Bertrand Russell affirmait que la psychologie, et la science en général, avait dû abandonner la notion de "conscience", parce qu'elle ne correspondait à rien de précis[6]. Or, force est de constater que les notions de "conscience" et d' "esprit" ont retrouvé leur place dans la science contemporaine, et en particulier dans les recherches effectuées en neurosciences.
 
 Les neurosciences ont battu en brèche la conception cartésienne de la relation matière/esprit. La plupart des neurobiologistes s'accordent en effet aujourd'hui pour considérer que les phénomènes de l'esprit dépendent exclusivement de l'organisation de la matière telle qu'elle qu'on la découvre à l'intérieur du cerveau. C'est ainsi que Jean-Pierre Changeux écrit :
 
"L'identité entre états mentaux et états physiologiques ou physicochimiques du cerveau s'impose en toute légitimité"[7].
 
Et Gérald Edelman ne dit pas autre chose dans sa Biologie de la conscience :
 
"Si nous ne parvenons pas à comprendre comment l'esprit se fonde sur la matière, il subsistera toujours un immense abîme entre nos connaissances scientifiques et notre connaissance de nous-mêmes"[8].
 
On peut citer aussi Antonio Damasio qui écrit quant à lui :
 
"Pour la plupart des scientifiques travaillant sur l'esprit et le cerveau, le fait que l'esprit dépende étroitement du fonctionnement du cerveau ne fait plus question"[9].
 
En fait, on peut dire que triomphent deux points de vue :
 
  1. le parallélisme psychophysique déjà défendu par Leibniz, et surtout par Spinoza, lorsqu'il affirmait dans son Éthique que : "l'objet de l'idée constituant l'Ame humaine est le corps"[10] ou, dit autrement, que l'âme est l'idée du corps[11]. Plus précisément, on pourrait dire que "l'âme est l'idée du cerveau", mais nous verrons plus bas, que la prise en compte de l'ensemble du corps pour comprendre les phénomènes de l'esprit est indispensable.
  2. l'assimilation totale de l'esprit à la matière, ou plus exactement de l'esprit au fonctionnement cérébral.
 
 L'idée que l'âme est liée au cerveau est en fait très ancienne. Platon, dans son Timée, poursuit et développe les thèses présocratiques, avec sa théorie des trois parties de l'âme. Il sépare la partie intellectuelle ou rationnelle (nous) des parties irascible (tumos) et concupiscible (épithumia), et place la première dans la tête. Il attribue à celle-là la vertu d'immortalité et l'unit aux deux autres, mortelles, par l'intermédiaire de la moelle épinière. Avec Platon et les hippocratistes se trouve donc formulée de manière explicite la thèse "céphalocentriste" selon laquelle la pensée siège dans le cerveau de l'homme. L'âme reste néanmoins immatérielle et séparable du corps.
 
 C'est Broca, en 1861, par la corrélation rigoureuse qu'il établit entre faits d'anatomie et faits de comportement dans son étude de l'aphasie (perte de la mémoire des signes du langage, et par suite de la parole ; défaut d'adaptation du mot à l'idée[12]), qui apporte la première démonstration de la localisation corticale discrète d'une faculté bien définie (le langage), et jusque là attribuée à l'âme. Il montre en effet que l'aphasie est due à une lésion cérébrale (ramollissement, embolie, hémorragie, tumeur, etc.) siégeant dans les territoires superficiel et profond de l'artère sylvienne.
il devient indéniable que nos facultés intellectuelles dépendent de notre cerveau.
 
Malgré tout, à cette époque, la question reste débattue de savoir si l'on peut assimiler la conscience au seul fonctionnement du cerveau. Un philosophe comme Bergson défend ainsi l'idée qu'on ne peut réduire l'esprit à la matière.
 
→ Cf. texte de Bergson, L'Énergie spirituelle (1919), PUF, "Quadrige", 1999, p. 36-37
 
Aujourd'hui, même si les débats continuent entre scientifiques et entres philosophes, la position de Bergson est difficilement tenable car on peut légitimement affirmer que les progrès de la neurobiologie ont confirmé la nature "matérielle" des processus de l'esprit. Ainsi pour Antonio Damasio, la notion d'âme "reflète seulement un état particulier et complexe de l'organisme"[13]. Et pour Edelman "l'esprit est un processus d'un type particulier qui dépend de certaines formes particulières d'organisation de la matière"[14].
 Descartes est donc doublement contredit puisque esprit et matière ne font plus qu'un, et que l'esprit n'est plus considéré comme une substance ou une chose, mais comme un processus (c'est-à-dire que l'esprit n'est pas quelque chose de donné, mais quelque chose qui relève d'une activité, d'un déroulement de phénomènes).
 De plus, les théories physiques modernes et les découvertes des neurosciences, ont exclu non seulement les modèles mécanistes du monde, mais aussi les modèles mécanistes du cerveau (pour une explicitation de cette idée, voir plus bas le chapitre "Le cerveau fonctionne t-il comme un ordinateur ?")
 
Remarque : en réalité, l'idée selon laquelle l'esprit se ramène uniquement à la matière était déjà défendue par les atomistes antiques.
 
→ Cf. texte de Lucrèce, De la Nature, t. 1, Livre III, v. 137-177
 
 Si esprit et matière ne font plus qu'un, c'est donc en comprenant le fonctionnement de notre cerveau et plus globalement de notre corps, que nous comprendrons le fonctionnement de notre esprit.
 
  1. La spécificité du cerveau humain
 
 Il est indéniable que les capacités du cerveau humain dépassent celles de tous les autres animaux. Quelle en est la raison ?
 
 Tout d'abord, de manière générale, la matière physique sous-jacente à l'esprit n'a rien de spécial. Elle est tout à fait ordinaire en ce sens qu'elle est constituée des mêmes éléments chimiques que les autres corps (carbone, hydrogène, oxygène, soufre, phosphore, et ainsi que divers métaux à l'état de traces). Ce qui est particulier au cerveau, c'est son organisation. Un cerveau est en effet composé de neurones, et l'originalité des neurones est triple : elle réside dans la variabilité de leur forme, dans leurs fonctions électriques et chimiques, et dans leur connectivité – c'est-à-dire dans la façon dont ils s'interconnectent pour former des réseaux.
 
 De même, il n'existe aucune catégorie cellulaire propre au cortex de l'homme. Celui-ci est construit avec les mêmes "pièces détachées que le cerveau du rat ou celui du singe". De plus, le cerveau de l'homme n'est ni le plus gros du règne animal (il est battu par le rorqual bleu ou l'éléphant), ni le plus gros comparé au poids de son corps (environ un quarantième) puisqu'il est battu par les petits mammifères comme le ouistiti ou le furet (un douzième). La seule spécificité reconnue aujourd'hui au cerveau humain, c'est donc sa complexité.
 Tant au niveau de l'anatomie macroscopique du cortex qu'à celui de son architecture microscopique, aucune réorganisation "qualitative" brutale ne fait passer du cerveau "animal" au cerveau "humain". Il y a au contraire évolution quantitative et continue du nombre total de neurones, de la diversité des aires, du nombre de possibilités connectionnelles entre neurones, et donc de la complexité des réseaux de neurones qui composent la machine cérébrale.
 L'intelligence n'est donc pas liée comme on a pu l'affirmer à une époque à la taille du cerveau. Chez les êtres humains, la différence de taille peut aller de 1 à 2 ; les femmes ont d'ailleurs un cerveau plus petit que les hommes. Cependant, toutes les études sérieuses ont montré qu'il n'y avait aucune relation avec l'intelligence.
 Il n'en reste pas moins que c'est chez les êtres humains que l'on trouve les niveaux de conscience les plus complexes, et ceux-ci sont liés à la spécificité du cerveau humain.
 
  1. L'interaction avec l'environnement : cerveau, esprit et reste du corps
 
 Rappelons tout d'abord que dans le rapport entre le corps et l'esprit, il faut voir les choses dans une perspective évolutive. Comme le souligne Edelman : "c'est au cours de l'évolution que les corps en sont venus à posséder un esprit"[15]. L'esprit est ainsi le produit d'une évolution ; plus précisément, l'esprit est apparu à l'issue d'une sélection naturelle.
 
 Un organisme possède un fonctionnement mental (et donc un esprit) à partir du moment où il élabore des représentations neurales qui peuvent devenir des images, lesquelles peuvent subir un traitement dans le cadre d'un processus appelé "pensée", et finalement influencer le comportement, dans la mesure où elles peuvent permettre de faire des prédictions sur l'avenir, de former des plans en fonction de ces dernières et de choisir la prochaine des actions.
→ la pensée repose surtout sur des images.
 Le processus que nous appelons esprit relève donc de la création et de la manipulation d'images mentales (idées ou pensées).
 Les images sont probablement les matériaux principaux à l'origine des processus de pensée, quelle que soit la modalité sensorielle au sein de laquelle elles sont engendrées, et qu'elles concernent des choses ou des processus impliquant des choses ; ou bien qu'elles concernent des mots ou d'autres symboles d'un langage donné, se rapportant à des choses ou à des processus[16]. Selon Damasio, il faut considérer que ces processus et ces images sont bien réels :
 
"Nos processus mentaux sont réels, les images que nous nous formons des chats sont réelles, la façon dont nous ressentons les chats est réelle. Simplement, cette réalité mentale, neurale, biologique est la nôtre. Les grenouilles ou les oiseaux qui regardent un chat le voient de façon différente, et c'est certainement le cas des chats eux-mêmes"[17].
 
Une des thèses importantes concernant l'étude des facultés de l'esprit à partir de l'étude du fonctionnement cérébral est celle de la "modularité de l'esprit" (thèse introduite par le philosophe Jerry Fodor en 1983). Elle consiste à dire que la plupart de nos compétences cognitives (langage, audition, vision, etc.) sont sous-tendues par des "modules", à savoir des petits systèmes cérébraux aux fonctions très spécialisées et fonctionnant de manière autonome. C'est ce que souligne lui aussi Antonio Damasio :
 
"L'esprit naît de la coopération de nombreuses régions."
 
Mais si l'esprit provient du cerveau, il provient aussi du corps au sens large, car le cerveau fait partie du corps, et ne peut en être isolé qu'artificiellement. Antonio Damasio précise les choses :
 
"Il faut comprendre que l'esprit émerge d'un cerveau ou dans un cerveau situé dans le corps proprement dit avec lequel il interagit ; que, par suite de la médiation du cerveau, l'esprit a pour fondement le corps proprement dit ; que l'esprit s'est développé au cours de l'évolution parce qu'il aide à préserver le corps et qu'il émerge d'un ou dans un tissu biologique – les cellules nerveuses – partageant les caractéristiques qui définissent les autres tissus vivants du corps proprement dit"[19].
 
ou encore :
 
"Parce que l'esprit apparaît dans un cerveau qui est partie intégrante de l'organisme, il relève de cet appareil bien formé. En d'autres termes, le corps, le cerveau et l'esprit sont des manifestations d'un organisme unique. Bien qu'on puisse les disséquer au microscope dans un but scientifique, ils sont en fait inséparables dans les conditions normales de fonctionnement."[20]
 
 Pour Damasio, un esprit, c'est-à-dire ce qui définit une personne, requiert un corps, et un corps (un corps humain) engendre naturellement un seul esprit. Un esprit est si étroitement façonné par le corps et destiné à le servir qu'un seul esprit pouvait y faire son apparition. Comme il le résume :
 
"Pas de corps, jamais d'esprit. Pour n'importe quel corps, jamais plus d'un esprit"[21].
 
On ne peut donc comprendre l'esprit, si on ne prend pas en compte le corps, et le corps dans son ensemble.
 
Remarque : Il y a donc ici une opposition avec les postulats de la psychologie cognitive. Celle-ci s'intéresse aux seules opérations de l'esprit. Peu importe pour elle le support matériel (cerveau ou ordinateur), ce qui compte c'est le logiciel, autrement dit la pensée et les connaissances (c'est la distinction qu'on trouve en informatique entre le hardware et le software). C'est en quelque sorte le retour du dualisme cartésien. Son "Graal" se nomme IA (intelligence artificielle), et reste encore aujourd'hui hors de portée. Justement parce que de plus en plus de cognitivistes ont compris que l'on ne pourrait pas l'atteindre sans que leur ordinateur possède quelque chose comme un corps… Nous y reviendrons plus bas, dans le chapitre consacré à la comparaison cerveau/ordinateur.
 
Précisons que pour Damasio, la distinction entre le corps et l'esprit n'est pas ontologique (l'esprit et le corps ne sont pas deux substances distinctes), mais épistémologique (il est utile pour la science de se servir de cette distinction, afin de mieux comprendre les phénomènes).
 
 Pour comprendre le fonctionnement du cerveau, il faut d'abord partir de sa fonction. Or, il se trouve que l'activité cérébrale a pour but primaire la survie et le bien-être (cela n'empêche pas qu'un cerveau équipé dans ce but peut s'engager secondairement dans n'importe quelle activité, de l'écriture de poèmes à la conception de vaisseaux spatiaux).
 La fonction globale du cerveau est par conséquent d'être bien informé de ce qui se passe dans le reste du corps, et en son sein propre, ainsi que dans l'environnement entourant l'organisme, de telle sorte qu'un ajustement convenable puisse se faire entre ce dernier et l'environnement, lui permettant de survivre. L'activité cérébrale a donc pour but primaire d'assister les processus de régulation de la vie de l'organisme en coordonnant les opérations internes du corps proprement dit, ainsi que les interactions entre l'organisme pris comme un tout et les aspects physiques et sociaux de l'environnement. Pour ce faire, le cerveau est relié au monde extérieur par l'intermédiaire de neurones spécialisés appelés transducteurs sensoriels, qui composent les organes sensoriels et fournissent des entrées au cerveau. Quant aux sorties produites par celui-ci, elles sont reliées aux muscles et aux glandes par d'autres neurones. Mais certaines parties du cerveau (en fait, la majeure partie de ses tissus) ne reçoivent que des entrées provenant d'autres parties du cerveau et envoient leurs sorties à d'autres parties sans aucune intervention du monde extérieur. Donc, pour ainsi dire, le cerveau est davantage en contact avec lui-même qu'avec n'importe quoi d'autre. Cela ne signifie cependant pas que l'on puisse comprendre son fonctionnement en l'isolant comme s'il était un organe autonome. Il faut toujours garder à l'esprit que le cerveau humain et le reste du corps constituent une entité globale (l'organisme). Le corps (le corps proprement dit) et le cerveau forment donc un organisme intégré et interagissent entièrement et mutuellement par des voies chimiques neurales. Comme l'écrit Damasio :
 
"Le cerveau et le corps forment une unité indissociablement intégrée, par le biais de circuits neuraux et biochimiques, où les messages sont acheminés aussi bien dans un sens que dans l'autre"[22].
 
De fait, l'organisme réagit avec l'environnement en tant que tout : l'interaction n'est pas le seul fait du corps, ni le seul fait du cerveau. Mais des organismes complexes comme les nôtres ne se bornent pas à réagir, à simplement exprimer ces réponses spontanées ou réflexes, que l'on appelle du nom générique de "comportements". Ils donnent également lieu à des réponses internes, dont certaines constituent les images (visuelles, auditives, somatosensorielles, etc.) qui sont à la base du fonctionnement mental. Ainsi, les processus physiologiques que nous appelons mentaux émanent de ce tout, fonctionnel et structural, et non pas seulement du cerveau : les phénomènes mentaux ne peuvent être pleinement compris que dans le contexte de l'interaction de la totalité de l'organisme avec l'environnement.
 Le corps et le cerveau interagissent très fortement, mais l'entité organique qu'ils forment interagit non moins fortement avec l'environnement. Leurs relations sont médiées par les mouvements du corps et les appareils sensoriels.
 Le cerveau représente le monde extérieur par le biais de modifications que ce dernier provoque dans le corps proprement dit, c'est-à-dire représente l'environnement en modifiant les représentations fondamentales du corps chaque fois que prend place une interaction entre l'organisme et l'environnement. Par exemple, lorsque je vois une image, ce n'est pas parce que le cerveau est entré en relation directe avec ce qui a créé l'image, c'est parce qu'il est en relation avec les organes de la vue, à savoir les yeux, lesquels ont été affectés et donc modifiés par les rayons lumineux en provenance de l'objet perçu. Mais lorsque se forme cette image, le cerveau n'est pas qu'en contact avec les yeux, il est aussi en contact avec l'ensemble du corps.
 L'aptitude à percevoir des objets et des événements, à l'extérieur ou à l'intérieur de l'organisme, requiert des images. Les exemples d'images associées à l'extérieur comprennent des images visuelles, auditives, tactiles, olfactives et gustatives. La douleur et la nausée constituent des exemples d'images de l'intérieur. L'exécution des réponses à la fois automatiques et délibérées exige des images. L'anticipation et la planification des réponses futures aussi.
 Les signaux provenant de l'extérieur sont ainsi doubles. L'objet que nous voyons ou le son que nous entendons stimule le sens particulier de la vision ou de l'audition, et engendre un "signal ne relevant pas du corps" ; mais il est aussi à l'origine d'un signal "émanant du corps", et plus précisément provenant du lieu de l'enveloppe où se situe l'organe sensoriel considéré. Conséquence pratique : lorsque nous voyons, nous ne faisons pas que voir : nous ressentons que nous sommes en train de voir quelque chose avec nos yeux. On peut donc dire que lorsque nous voyons, nous "sentons notre corps en train de voir", et nous "sentons" très certainement que nous voyons avec nos yeux plutôt qu'avec notre front.
 Il n'existe rien de tel qu'une perception pure de l'objet au sein d'un canal sensoriel, par exemple la vision. Pour percevoir un objet, l'organisme a besoin de signaux sensoriels spécialisés, et de signaux provenant de l'ajustement du corps, lesquels sont nécessaires pour qu'il y ait perception.
 
L'interface décisive entre les activités du corps proprement dit et les structures mentales que nous appelons images consiste en régions cérébrales spécifiques utilisant des circuits de neurones pour construire des structures neurales continues et dynamiques qui correspondent aux différentes activités du corps – en fait, qui encartent ces activités lorsqu'elles ont lieu.
L'encartage n'est pas nécessairement un processus passif. Les structures dans lesquelles les cartes se forment ont leur mot à dire sur l'encartage et sont influencées par d'autres structures cérébrales.
 
Selon Damasio, le cerveau produit deux sortes d'images du corps :
  1. des images de la chair = images de l'intérieur du corps, issues par exemple des structures neurales incomplètes qui encartent la structure et l'état des viscères comme le cœur, les intestins et les muscles, ainsi que l'état de nombreux paramètres chimiques à l'intérieur de l'organisme.
  2. images qui concernent des parties spécifiques du corps, comme la rétine à l'arrière de l'œil et la cochlée dans l'oreille interne = images de sondes sensorielles particulières.
La gamme des changements corporels qui peuvent être encartés dans le cerveau est donc très large. Elle comprend des modifications microscopiques qui se produisent au niveau des phénomènes physico-chimiques et électriques et inclut aussi les modifications macroscopiques qu'on peut voit à l'œil nu ou sentir au bout d'un doigt.
Les images fondamentales du flux de l'esprit sont des images de certaines formes d'événements corporels, qu'ils se produisent au fond du corps ou dans un procédé sensoriel spécialisé proche de sa périphérie.
 
Les deux sortes d'images, de la chair et des sondes sensorielles spéciales, peuvent être manipulées dans notre esprit et servir à représenter les relations spatiales et temporelles entre les objets.
 
L'esprit a donc un caractère mixte. Il existe parce qu'il y a un corps qui lui fournit des contenus. D'un autre côté, l'esprit accomplit des tâches pratiques et utiles pour le corps – contrôler l'exécution de réponses automatiques liées à la bonne cible ; anticiper et planifier des réponses nouvelles ; créer toutes sortes de circonstances et d'objets bénéfiques à la survie du corps. Les images qui coulent dans l'esprit sont des reflets de l'interaction entre l'organisme et l'environnement, de la façon dont les réactions du cerveau face à l'environnement affectent le corps, des ajustements du corps dans l'état vital en cours.
 
"L'esprit existe pour le corps ; il nous raconte l'histoire des événements à facettes du corps et se sert de cette histoire pour améliorer la vie de l'organisme."[23]
 
Reprenant Spinoza, Damasio affirme donc que notre esprit est fait d'idées de notre corps, ce qui revient à dire qu'il est formé d'images, de représentations et de pensées des parties de notre corps qui agissent spontanément ou bien sont sujettes à des modifications causées par les objets environnants.
 
La construction de la réalité

C'est notre esprit, ou notre cerveau, qui construit donc la réalité. Cependant, cela ne remet pas en cause l'existence réelle des objets qui sont ainsi perçus.

→ Cf. texte d'Antonio R. Damasio, Spinoza avait raison, pp. 207-208.
 
C'est la similarité de nos cerveaux qui permet alors de rendre compte de l'objectivité. Nous construisons une image semblable de la réalité, parce que nous cerveaux ont une structure semblable. Comme l'écrit Damasio :
 
"Nous sommes si biologiquement semblables les uns et les autres que nous construisons des structures neurales semblables de la même chose. On ne devrait donc pas s'étonner que des images semblables sortent de ces structures neurales semblables. C'est pourquoi on peut admettre l'idée conventionnelle que chacun de nous a formé dans son esprit l'image réfléchie d'une chose particulière. Mais ce n'est pas le cas en fait."[24]
 
  1. L'épineux problème de la conscience
 
a.      Qu'est-ce que la conscience ?
 
 Rappelons-nous que chez Descartes, l'existence de l'âme était fondée sur la conscience que nous avons de nous-même. C'est l'âme pensante (le "Je pense") qui prouve mon existence. La question de l'esprit était donc fondamentalement liée à celle de la conscience. Au contraire, pour Jean-Pierre Changeux, il est désormais possible de s'attaquer au problème de la conscience, sans faire appel à la notion par trop métaphysique d' "esprit" :
 
"La conscience est ce système de régulations en fonctionnement. L'homme n'a dès lors plus rien à faire de l' "Esprit", il lui suffit d'être un Homme Neuronal"[25].
 
 Toutefois, la notion d'esprit, distincte de la conscience, garde un sens dans les travaux de neurobiologie.
 Étant donné que ce qui nous intéresse est la relation entre matière et esprit, précisons que la conscience n'est pas l'esprit. Damasio l'affirme clairement : "la conscience et l'esprit ne sont pas synonymes"[26]. Il est en effet possible de distinguer conscience et esprit : la conscience est la partie de l'esprit qui a trait au sens manifeste que l'on a de soi et que l'on a de connaître. Il faut plus pour l'esprit que la seule conscience, et il peut y avoir esprit sans conscience (comme nous l'avons déjà mentionné plus haut, on pourra parler d' "esprit" quand nous sommes en présence d'une capacité représentationnelle, c'est-à-dire une capacité à se représenter les choses de manière objective, à travers des images).
 
Qu'appelle-t-on alors "conscience" ?
 
Dans la distinction qu'il opère entre conscience et esprit, Damasio définit la première comme suit :
 
"Au sens strict, la conscience est le processus en vertu duquel l'esprit est marqué par une référence que nous appelons le soi et grâce auquel on peut dire qu'il connaît son existence et celle des objets qui l'entourent."[27]
 
 La conscience, du niveau le plus élémentaire au plus complexe, est la structure mentale intégrée qui relie le Soi aux objets.
 
"Nous avons un esprit conscient lorsque le flux des images qui décrivent les objets et les événements selon diverses modalités sensorielles – le film-dans-le-cerveau – s'accompagne des images du soi que je viens de décrire. Un esprit conscient est tout simplement un processus mental informé des relations simultanées qui se nouent actuellement avec les objets et l'organisme qui l'abrite."[28]
 
→ c'est moi qui vois l'objet.
La conscience est un phénomène entièrement privé et à la première personne, qui apparaît comme une partie du processus privé à la première personne que nous appelons esprit. On peut dire qu'il s'agit d'un "sens interne".
 On peut la caractériser comme le faisait déjà William James :
 
-         elle est sélective dans le temps, autrement dit, elle n'épuise pas tous les aspects des objets auxquels elle a affaire.
-         elle est changeante mais continue
-         elle a trait à des objets autres qu'elle-même (elle est intentionnelle, c'est-à-dire que toute conscience est conscience de quelque chose)
-         elle est personnelle (elle appartient à l'individu, au moi)
 
 Selon Damasio, nous tendons à projeter un "regard" constant sur le monde, comme s'il y avait un sujet qui connaissait et possédait tous les aspects de notre univers mental (du moins la plus grande partie, mais pas tous). L'existence de ce "regard" se fonde sur un état biologique relativement stable, indéfiniment répété. Une des caractéristiques essentielles du "soi", c'est qu'il renvoie à la notion d'individu singulier, et la singularité individuelle renvoie quant à elle à la stabilité. L'origine de cette stabilité est fournie par la structure et le fonctionnement en grande partie invariables de l'organisme, et sur les données de notre histoire personnelle qui n'évoluent que lentement. Autrement dit, il s'agit d'une stabilité structurelle. Le "moi" est un état neuronal perpétuellement recrée. Attention cependant, la notion de moi est pour Damasio distincte de celle de la conscience de soi, car le moi ainsi que la subjectivité qui en découle, sont des facteurs de la conscience en général et pas seulement de la conscience de soi.
 
 Pour Damasio, le problème de la conscience d'un point de vue neurobiologique combine deux problèmes:
 
  1. Comment le cerveau, lequel se trouve à l'intérieur de l'organisme humain, engendre les configurations mentales que nous appelons les images d'un "objet". (Par objet, il faut entendre des entités aussi diverses qu'une personne, un lieu, une mélodie, un mal de dents, etc. ; par image, il faut entendre une configuration mentale sous n'importe laquelle des modalités sensorielles, sonore, tactile, etc.)
  2. Comment parallèlement au fait d'engendrer des configurations mentales d'un objet, le cerveau engendre aussi un sentiment de soi dans l'acte de connaître.
 
 Dans le traitement de ce double problème, la neurobiologie a mis en évidence plusieurs faits :
 
  1. Certains aspects des processus inhérents à la conscience peuvent être reliés au fonctionnement de régions et de systèmes cérébraux spécifiques.
  2. La conscience et l'éveil, ainsi que la conscience et l'attention de faible niveau peuvent être séparés.
  3. La conscience et les émotions ne sont pas séparables. En règle générale, quand la conscience est détériorée, l'émotion l'est aussi.
  4. La conscience n'est pas monolithique : elle peut être séparée en espèces simples et complexes (cf. les différents niveaux de conscience)
  5. Le langage, la mémoire, la raison, l'attention et la mémoire de travail, dont on se sert traditionnellement pour expliquer la conscience ne sont pas nécessaires pour expliquer la conscience-noyau.
la conscience précède le langage. Cependant, comme le rappelle Damasio :
 
"Le langage n'est peut-être pas à l'origine du moi, mais il est très certainement la source du "je"."[29]
 
En fait, le problème de la conscience fait intervenir deux acteurs : l'organisme, qui est impliqué dans la mise en relation avec un objet quelconque, et l'objet qui se trouve dans la relation et est la cause d'un changement dans l'organisme.
 
    1. Les différents niveaux de conscience
 
 Traditionnellement, on a pris l'habitude de distinguer deux niveaux de conscience : une conscience immédiate ou directe, et une conscience réfléchie. Même si les théories neurobiologiques actuelles diffèrent quant à la description qu'elles donnent des niveaux de conscience, on peut dire qu'elles ont confirmé cette distinction, tout en étant amenées à la préciser.
 
 Antonio Damasio distingue la conscience-noyau et la conscience étendue :
 
 
Conscience-noyau
 
Conscience étendue
Elle dote l'organisme d'un sentiment de soi relativement à un moment, maintenant, et relativement à un lieu, ici. La portée de la conscience noyau est l'ici et le maintenant. Elle permet de savoir, l'espace d'un bref moment, que c'est bien vous qui voyez un oiseau voler ou qui éprouvez une sensation de douleur. Elle est stable tout au long de la vie de l'organisme ; elle n'est pas exclusivement humaine.
→ elle produit le Soi central, une entité transitoire, sans cesse recréée pour chacun des objets avec lesquels le cerveau interagit.
Il en existe plusieurs niveaux et degrés. Elle dote l'organisme d'un sentiment élaboré de soi (une identité et une personne) et place cette personne en un point du temps historique individuel, avec une riche connaissance immédiate du passé qu'elle a vécu, comme du futur qu'elle a anticipé, et avec une connaissance aiguë du monde qu'elle côtoie. Elle dépend de la mémoire conventionnelle et de la mémoire de travail. Elle est présente chez certains animaux très évolués, mais n'atteint son stade le plus élevé que chez les humains.
→ elle produit le Soi autobiographique. Celui-ci dépend de souvenirs systématisés de situations où la conscience-noyau était occupée à connaître les caractéristiques les plus invariantes de la vie d'un organisme.
Pour la conscience-étendue, les souvenirs autobiographiques sont des objets, et le cerveau les traite comme tels.
→ dimension temporelle de la conscience étendue

 Gerald Edelman préfère distinguer la conscience primaire et la conscience d'ordre supérieur :
 
 
Conscience primaire
 
Conscience d'ordre supérieur
Elle est l'état qui permet de se rendre compte de la présence des choses dans le monde (d'avoir des images mentales dans le présent).
Elle fait appel à la reconnaissance par un sujet pensant de ses propres actes et affects. Elle incarne un modèle personnel, un modèle du passé et du futur aussi bien que du présent. Elle dénote une conscience directe – la conscience immédiate, non réfléchie de l'existence d'épisodes mentaux, sans aucune intervention des organes récepteurs ou sensoriels. Ainsi, nous sommes conscients d'être conscients.
Elle dépend de la construction d'un moi à travers des échanges affectifs intersubjectifs.
→ dimension temporelle de la conscience supérieure

 Malgré leurs différences, ces deux théories ont plusieurs traits communs, dont le premier est que la conscience secondaire nécessite la conscience primaire. Cela apparaît logique, car pour avoir conscience d'avoir conscience (conscience réfléchie), il faut d'abord avoir conscience (conscience immédiate).
 
 La distinction entre les deux ordres de conscience a été confirmée en particulier par l'étude des cas pathologiques, dont on peut citer trois exemples :
 
Sur la distinction entre conscience immédiate et conscience réfléchie : quelques exemples pathologiques [30]
 
1er exemple : l'agnosie visuelle (du grec gnosis = connaissance). Les patients atteints de lésions dans le cortex visuel primaire déclarent qu'ils sont aveugles, qu'ils n'ont conscience d'aucune expérience visuelle, alors qu'ils sont capables de localiser des objets dans l'espace au cours des tests.
→ ici, on peut dire que la conscience réfléchie est absente, alors que la conscience primaire reste présente.
 
2e exemple : la prosopagnosie (du grec prosopos = personne) = incapacité de reconnaître les visages en tant que tels. Alors qu'ils sont capables de reconnaître visuellement la plupart des objets, les patients n'ont aucune conscience des visages. Ils ne reconnaissent pas leurs proches quand on leur présente et ne sont même pas capables de reconnaître leur propre visage. Pourtant, les tests montrent qu'ils possèdent une connaissance fortement discriminante des visages en question.
 
3e exemple : l'anosognosie (de nosos = maladie, et gnosis = connaissance). Cette pathologie qualifie l'incapacité où le patient se trouve de percevoir sa propre maladie.
 Le cas classique d'anosognosie est celui d'un patient qui se trouve entièrement paralysé du côté gauche à la suite d'une attaque cérébrale (hémiplégie) : incapable de mouvoir son bras, sa main, son pied ou sa jambe, la moitié du visage paralysée, incapable de se tenir debout ou de marcher, il ne voit pourtant pas où est le problème et déclare que tout va bien quand on lui demande comment il va.
→ on voit bien ici que le patient n'est pas conscient de son état, alors qu'il possède encore une conscience de lui-même et du monde qui l'entoure.
 On peut prendre l'exemple d'un patient qui niait l'existence chez lui d'un certain défaut neurologique, même lorsqu'on lui présentait des preuves directes de cette existence. Dans ce cas particulier, le syndrome s'accompagnait d'une hémiplégie gauche (une paralysie de la moitié gauche du corps) et d'une hémianopsie gauche (l'incapacité de voir le champ visuel gauche). Le patient était intelligent, il avait de bonnes réactions et ne semblait pas perturbé du point de vue émotionnel. Il ne présentait par ailleurs aucun trouble de la parole. Ainsi, lorsqu'on l'interrogeait à propos de tâches concernant le côté gauche qu'il n'avait pas accomplies, il affirmait les avoir accomplies. L'examinateur prenait alors la main gauche, paralysée, du patient dans les siennes et la plaçait dans le champ visuel droit du patient, de sorte qu'il puisse la voir. Mais lorsque l'examinateur demandait au patient à qui appartenait cette main, le patient affirmait qu'elle appartenait à l'examinateur. Et quand on lui demandait comment il expliquait le fait que l'examinateur ait trois mains, il répondait, avec une logique imparable : "La main se trouve toujours à l'extrémité d'un bras. Et, étant donné que vous avez trois bras, il s'ensuit que vous avez trois mains".
→ cela montre que la conscience fondée sur le langage peut être altérée suite à la suppression, chez un individu , des sources cérébrales de signes non verbaux. Ici, ce patient avait réintégré l'ensemble de son interprétation sémantique de la réalité, sans être le moins du monde affecté du point de vue émotionnel. Il avait subi une totale réorganisation et une complète réintégration conceptuelles.
Ici, la conscience réfléchie demeure, même réorganisée, alors que la conscience primaire (du moins une partie de celle-ci) est absente.
 
 Cette séparation entre conscience noyau et conscience étendue permet de résoudre le paradoxe exposé par William James : il me semble que je reste le même au fil du temps, et pourtant mon flux de conscience me présente un Soi continuellement changeant. La solution consiste à dire que ce Soi apparemment fluctuant et ce Soi permanent, bien qu'étroitement liés, ne sont pas un, mais deux. Le Soi fluctuant dont parle James est le sens que nous avons du Soi central. Il ne change pas vraiment mais il a une présence transitoire, éphémère, continuellement modifiée et suscitée de nouveau à chaque instant. Le Soi qui semble permanent est le Soi-autobiographique, dans la mesure où il se base sur une accumulation de souvenirs de faits cruciaux pour la biographie d'un individu ; ces archives peuvent donc être partiellement réactivées, donnant ainsi un sens de continuité et de permanence à nos vies.
 
 Nous ne sommes pas les seuls animaux conscients. Mais nous sommes très certainement, avec des primates comme les chimpanzés, les seuls animaux à être conscients d'eux-mêmes.
 
    1. D'où vient la conscience ?
 
 Si on précise un peu les choses, il y a pour Damasio production de conscience-noyau lorsque les dispositifs de représentation du cerveau engendrent un compte rendu en images, non verbal, de la manière dont le propre état de l'organisme est affecté par le traitement, opéré par ce dernier, d'un objet et lorsque ce processus met en valeur l'image de l'objet causal, le plaçant ainsi de façon saillante dans un contexte spatio-temporel. Tandis que le cerveau forme des images d'un objet (un visage, une mélodie, un mal de dents, le souvenir d'un événement, etc.), et tandis que les images de l'objet affectent l'état de l'organisme, un autre niveau de structure cérébrale crée pour sa part un compte rendu rapide et non verbal des événements qui ont lieu dans les diverses régions activées du fait de l'interaction entre l'objet et l'organisme. Ce compte rendu raconte une histoire : celle de l'organisme, pris dans l'acte de représenter son propre changement d'état alors qu'il est sur le point de représenter quelque chose d'autre.
 La conscience étendue quant à elle résulte de la convergence de deux aptitudes : la faculté d'apprendre et donc de garder trace d'innombrables expériences ayant initialement été appréhendées au travers de la conscience-noyau, et la faculté de réactiver ces archives de telle manière que ces dernières, comme objets, puissent engendrer "le sens que l'on a de se connaître soi-même", et donc être connues.
Un organisme possédant une conscience étendue, est capable de planifier des comportements complexes dans l'instant ainsi que sur de longues périodes, ce que n'est pas capable de faire un organisme uniquement doté d'une conscience noyau.
 
 
La théorie de l'espace neuronal de travail conscient
 
 La théorie de la modularité de l'esprit a amené à la construction d'un modèle théorique dit de "l'espace neuronal de travail conscient" dont la première caractéristique est de distinguer deux grands espaces de représentation dans le cerveau. Le premier est constitué de processeurs cérébraux autonomes : des groupes de neurones qui traitent en parallèle les différentes stimulations reçues (sons, odeurs, couleurs, aspect d'un visage…), cela de façon non-consciente. Quant à l'autre partie, il s'agit donc de "l'espace de travail conscient" : une sorte de "réseau global", qui relie entre eux une grande partie de ces processeurs autonomes.
Ce n'est que lorsque qu'une stimulation parvient à envahir l'espace de travail tout entier qu'elle devient consciente. En revanche, si son traitement reste confiné à un ou quelques processeurs spécialisés, cela ne suffit pas à la rendre consciente. En d'autres termes, nous sommes conscients de ce que notre espace de travail conscient est en train de traiter. Tandis qu'en parallèle, une multitude de processus non-conscients se déroulent de façon automatique en quelque sorte. C'est ce qui explique que nous ne pouvons être conscients que d'une seule chose à la fois : l'espace neuronal de travail conscient ne peut traiter qu'une information à la fois.
 
 L'exemple de la vision le montre bien. On peut en effet distinguer une vision inconsciente et une vision consciente. Le scanner révèle que lorsqu'un sujet observe un objet, son cerveau analyse les données visuelles (on constate une activation du cortex visuel, ce qui signifie bien que le cerveau traite l'information visuelle), sans pour autant que le sujet soit conscient de ce qu'il voit. Pour que la vision devienne consciente, il faut qu'intervienne l'espace de travail conscient, lequel consiste en l'activation de trois zones du cerveau : le cortex frontal + le cortex parital + le cortex singulaire antérieur.
                                                                                                   
Mais qu'est-ce qui entraîne la prise de conscience ? Autrement dit, qu'est-ce qui permet le passage de l'information visuelle des neurones du cortex visuel à l'espace neuronale de travail conscient ?
 
c'est l'attention qui permet la conscience.
 
Lorsque nos portons notre attention sur une stimulation donnée, cela se traduit par l'envoi d'un message descendant de notre espace de travail conscient vers les neurones du processus autonome concerné. Ce qui permet en retour de faire remonter l'information détenue par ce derniers vers l'espace de travail conscient.
Cela dit, toutes les informations ne remontent pas à notre conscience. Un seul exemple : le centre vasomoteur, situé dans le tronc cérébral, informe en permanence le système nerveux des moindres variations de la pression artérielle ; or, ces informations, pourtant cruciales, nous échappent totalement. Il y aurait donc des processeurs cérébraux qui ne sont pas reliés à l'espace de travail conscient. Dès lors, les informations qu'ils traitent n'ont aucune possibilité d'être perçues consciemment.
 
    1. À quoi sert la conscience ? (difficile à laisser de côté)
 
 Comme nous l'avons vu plus haut, l'activité cérébrale a pour but premier la survie de l'organisme (ainsi que son bien être). C'est dans cette perspective que doit donc être comprise l'émergence de la conscience. La conscience est un outil pour la survie. Ainsi, pour Antonio Damasio :
 
"Il est certain que le niveau de l'esprit conscient est nécessaire à la survie".[31]
 
Selon lui, les images mentales propres à la conscience facilitent davantage la manipulation d'informations que le simple niveau des cartes neurales.
 
La conscience, ou ce que Damasio appelle le sentiment de soi apporte en fait aux processus mentaux une orientation. Comme il le précise :
 
"[Le sentiment de soi] introduit, au niveau mental de traitement, l'idée que les activités actuelles qui sont représentées dans le cerveau et l'esprit relèvent d'un organisme unique dont le besoin de se représenter lui-même est la cause fondamentale de la plupart des événements actuellement représentés. Le sentiment de soi oriente le processus de planification mentale vers la satisfaction de ce besoin. Cette orientation n'est possible que parce que les sentiments sont parties intégrantes de l'ensemble des opérations qui constituent le sentiment de soi et parce qu'ils engendrent continûment un souci de l'organisme au sein de l'esprit.
 En résumé, sans les images mentales, l'organisme ne serait pas capable d'accomplir quand il le faut l'intégration sur une grande échelle des informations essentielles à la survie, sans parler du bien-être. Surtout, sans un sentiment de soi et sans les sentiments qui servent à l'intégrer, ces intégrations mentales d'informations à grande échelle ne seraient pas orientées vers les problèmes de la vie, notamment la survie et la réalisation du bien-être"[32].
 
→ je me perçois en tant qu'organisme singulier, qui a besoin de se représenter lui-même. La conscience va alors orienter le processus de planification mentale vers la satisfaction de ce besoin.
 
  1. Le débat entre inné et acquis
 
 Intervenu notamment à travers la question de l'intelligence, le débat de l'inné et de l'acquis ne peut manquer d'apparaître concernant l'étude du cerveau. La question est alors la suivante : le développement de notre cerveau est-il déterminé génétiquement, ou est-il soumis à la pression environnementale ?
 
→ cf. partie 5 du programme de SVT de Première S, consacré à la plasticité cérébrale.
 
 Ce chapitre montre qu'il existe une plasticité du cortex cérébral. Cela signifie que même si la mise en place des réseaux de neurones au cours du développement est sous la dépendance de l'information génétique (ce qui explique que tous les êtres humains aient le même cerveau), les réseaux de neurones sont en permanence modifiés sous l'influence de l'environnement, entraînant un remodelage des connections synaptiques.
 En termes plus "philosophiques", cela veut dire que quelque chose comme "l'intelligence" n'est pas déterminée génétiquement, mais dépend au contraire dans une très large mesure du milieu dans lequel se développe un individu. Autrement dit, l'intelligence n'est pas innée.
Mais précisons les choses.
 
 Le rôle joué par la génétique est tout d'abord indéniable. Quels que soient l'ethnie, le climat ou l'environnement, l'autorité des gènes assure l'unité du cerveau humain au sein de l'espèce. Ainsi, les grands traits de l'anatomie de l'encéphale comme la distribution des principaux types cellulaires, leur différenciation en catégories de même que la mise en place des principales connexions et voies qui les relient, varient à la suite d'une mutation génétique et sont donc soumis au pouvoir des gènes (il suffit de prendre ici l'exemple de la trisomie 21). De même, on sait qu'existent des comportements innés (donc nécessairement programmés génétiquement), lesquels sont contrôlés par le cerveau.
 Ce que l'on sait aussi, c'est que les grandes lignes de la connectivité du cortex cérébral se mettent en place avant la naissance. Lorsque l'enfant de l'homme naît, ses neurones corticaux ont cessé de se diviser ; leur nombre est définitivement fixé. Le nombre de neurones est fixé génétiquement. Dans leurs grandes lignes, les connexions entre organes des sens, système nerveux central et organes moteurs, ainsi qu'entre les principaux centres de l'encéphale, sont en place. Ce développement, chez l'embryon puis chez le fœtus, se déroule en suivant un processus hautement reproductible d'un individu à l'autre et d'une génération à l'autre. Le pouvoir des gènes est donc évident. Il y a bien de l'inné dans nos connaissances. Comme l'écrit Antonio Damasio :
 
"Le cerveau n'est pas une tabula rasa. Dès le début de la vie, il est doté de connaissances concernant la façon dont l'organisme doit être géré, en particulier dont le processus de la vie doit être conduit et dont divers événements de l'environnement extérieur doivent être traités." [33]
 
Cependant, un des traits majeurs du développement du cerveau humain est qu'il se prolonge longtemps après la naissance. Il se poursuit pendant près de 15 ans, alors que la période de gestation ne dure que neuf mois. Cet accroissement de masse du cerveau ne contredit pas le fait que les neurones du cortex cérébral ont cessé de se diviser plusieurs semaines avant la naissance. Il coïncide en fait avec la poussée des axones et des dendrites, la formation des synapses, le développement des gaines de myéline autour des axones. Si le nombre de neurones est déterminé génétiquement, ainsi qu'une grande part de l'architecture cérébrale, le nombre de gènes qui codent pour la formation du cerveau est insuffisant à expliquer la formation de l'ensemble des synapses du cerveau humain. Il ne peut exister de correspondance simple entre la complexité d'organisation du génome et celle du système nerveux central. Autrement dit, la génétique ne suffit pas à expliquer le développement du cerveau, et donc les capacités cognitives.
 
 Les expériences sur les vrais jumeaux (chez des Daphnies par exemple), ont montré que pour un neurone présent en deux exemplaires "symétriques" par rapport au plan de symétrie de l'animal, la variabilité de l'arborisation axonale est plus importante d'un individu à l'autre qu'entre la droite et la gauche d'un même individu. Autrement dit, si le nombre de neurones ne change pas et est génétiquement fixé, le nombre de synapses quant à lui varie suivant les individus et dépend donc d'une épigenèse (un développement fonction de l'environnement).
 
En fait, on peut résumer le développement du cerveau comme suit :
 
  1. Les principaux traits de l'organisation anatomique fonctionnelle du système nerveux se conservent d'une génération à l'autre et sont soumis au déterminisme d'un ensemble de gènes qui constituent ce que Changeux appelle l'enveloppe génétique. Celle-ci commande les divisions, migrations et différenciations des cellules nerveuses, le comportement du cône de croissance, la reconnaissance entre catégories cellulaires, la mise en place de la connectivité maximale, l'entrée en activité spontanée, ainsi que les règles d'assemblage moléculaire et d'évolution de cette connectivité.
  2. Une variabilité phénotypique se manifeste dans l'organisation adulte des individus isogéniques, et son importance augmente, des invertébrés aux vertébrés jusqu'à l'homme, avec l'accroissement de "complexité" de l'encéphale.
  3. Au cours du développement, une fois achevée la dernière division des neurones, les arborisations axonales et dendritiques bourgeonnent et s'épanouissent de manière exubérante. A ce stade "critique", la connectivité est maximale. Le nombre de combinaisons possibles de neurones atteint un maximum. Au niveau cellulaire, des synapses surnuméraires ou "redondantes" s'observent, mais cette redondance est transitoire. Des phénomènes régressifs interviennent rapidement. Des neurones meurent. Puis l'étalage d'une fraction importante des branches axonales et dendritiques a lieu. Des synapses actives disparaissent.
  4. Dès les premiers stades de l'assemblage du réseau nerveux, des impulsions circulent dans celui-ci. D'abord d'origine spontanée, elles sont ensuite évoquées par l'interaction du nouveau-né avec son environnement.
théorie de l'épigenèse par sélection synaptique.
 
Le cerveau est un système sélectif somatique. Théorie de la sélection des groupes neuronaux (Edelman).
Certains circuits sont refaçonnés sans cesse durant la vie, en fonction des changements que subit l'organisme. D'autres circuits restent pratiquement stables, et sont à la base des représentations que nous élaborons au sujet des mondes interne et externe. Il ne faut pas croire que tous les circuits sont indéfiniment modifiables. Si c'était le cas, il en résulterait des individus incapables de se reconnaître les uns les autres et dépourvus du sens de leur propre histoire.
 
 Pour Damasio, presque toute la machinerie présente derrière la conscience-noyau et la formation du Soi-central est contrôlée par les gènes. En revanche, pour le Soi autobiographique c'est l'environnement qui joue le plus grand rôle.
 
  1. Le cerveau fonctionne-t-il comme un ordinateur ?
 
 Pour Gerald Edelman :
 
"Le cerveau n'est pas un ordinateur et le monde n'est pas un morceau de bande magnétique"[34].
 
 L'assimilation du cerveau à un ordinateur est pourtant l'une des idées les plus répandues, mais que vaut-elle réellement ? Est-elle légitime ?
 
 L'encéphale de l'homme se présente à nous comme un gigantesque assemblage de dizaines de milliards de "toiles d'araignée" neuronales enchevêtrées les unes aux autres et dans lesquelles "crépitent" et se propagent des myriades d'impulsions électriques prises en relais ici et là par une riche palette de signaux chimiques. L'organisation anatomique et chimique de cette machine est d'une redoutable complexité, mais le simple fait que cette machine puisse se décomposer en "rouages-neurones" dont on puisse saisir les "mouvements-pulsions" semble justifier qu'on l'assimile à une machine (une montre par exemple), comme le faisaient les mécanistes du 17e siècle. De plus, la bipolarité neuronale rappelle celle des transistors qui forment les ordinateurs. Enfin, l'apparition de la notion d'intelligence artificielle est allée de pair avec l'idée que les ordinateurs étaient capables d'intelligence parce qu'ils étaient en réalité semblables aux cerveaux humains. Ainsi par exemple, en 1955, le neurophysiologiste Warren McCulloch, pressé de déconstruire toute idée de spécificité humaine, n'hésitait pas à affirmer : "Les hommes ne sont pas seulement analogues aux machines, ils sont machines".
 
 Pour Changeux, la comparaison avec l'ordinateur-machine cybernétique a été utile pour introduire la notion de "codage interne" du comportement.
 Tout comportement mobilise des ensembles définis de cellules nerveuses et c'est à leur niveau que doit être recherchée l'explication des conduites et des comportements. Selon Changeux, la comparaison du cerveau à une machine cybernétique, à un ordinateur, intervient utilement pour définir cette mobilisation interne.
 Par construction, le cerveau-machine cybernétique ne peut effectuer qu'un nombre défini d'opérations. Toutes ne sont pas possibles. Il ne les accomplit que dans la mesure où il "est" (ou contient) une représentation de son environnement. En d'autres termes, l'appréhension du monde extérieur et la réponse produite dépendent de l'organisation interne de la machine. Le système nerveux très simple d'un mollusque n'analysera pas les signaux de l'environnement d'une manière aussi approfondie que celui du singe ou de l'homme, il ne produit pas non plus un spectre aussi vaste de réponses. L'essentiel a lieu à l'intérieur de la machine, au niveau du système nerveux central, où l'information est transmise suivant un code, analysée puis traitée. Résultat des calculs, des neurones moteurs entrent en action et commandent la contraction des muscles.
 Cependant, cette comparaison présente l'inconvénient de laisser implicitement supposer que le cerveau fonctionne comme un ordinateur. Or, l'analogie est trompeuse.
 Certes, les ordinateurs effectuent des opérations logiques, "mais les opérations logiques à elles seules, telles qu'elles sont utilisées par les ordinateurs, ressemblent aussi peu à la pensée que les phénomènes physiques permettant d'additionner des nombres à l'aide d'un boulier ne ressemblent à ce qui se passe dans le cerveau d'un mathématicien lorsqu'il fait, ou qu'il crée, de l'arithmétique"[35].
 
 Ce qui est particulier au cerveau, et qui fait défaut notamment aux ordinateurs, c'est, comme nous l'avons déjà souligné, que sa morphologie est le produit d'une évolution.
 
 Dans tout ordinateur construit par l'homme à ce jour, on distingue la bande magnétique-programme de la machine produite en "dur" (le software et le hardware). Le cerveau humain, lui, ne peut se concevoir seulement comme exécutant un quelconque programme introduit par les organes des sens. Un des traits caractéristiques de la machine cérébrale est d'abord que le codage interne fait intervenir à la fois un codage topologique de connexions décrit par un graphe neuronique et un codage d'impulsions électriques et de signaux chimiques. Ici, la distinction classique "hardware-software" ne tient pas. D'autre part, il est évident que le cerveau de l'homme est capable de développer des stratégies de manière autonome. Anticipant les événements, il construit ses propres programmes. Cette faculté d'auto-organisation constitue un des traits les plus saillants de la machine cérébrale humaine, dont le produit suprême est la pensée.
 Pour Edelman, aucun logiciel n'intervient dans les opérations du cerveau. Par contre, la morphologie du cerveau intervient de façon écrasante. Il ajoute que le cerveau est bâti selon des principes qui assurent la diversité et la dégénérescence. Contrairement à un ordinateur, il n'a pas de mémoire réplicative ; il est historique et gouverné par des valeurs.
Contrairement à ce qui se passe avec les ordinateurs, les caractéristiques des réponses du système nerveux dépendent de l'histoire individuelle de chaque système, parce que ce n'est qu'à travers les interactions avec le monde qu'il est possible de sélectionner les réponses adéquates. Et la diversité des expériences vécues par chaque individu introduit des variations non seulement entre les différents systèmes nerveux, mais aussi au cours du temps pour un même système.
 Le cerveau forme des catégories d'après des critères internes et des contraintes qui agissent à de nombreuses échelles, et non par l'intermédiaire d'un programme construit syntaxiquement. Le monde avec lequel le cerveau interagit n'est pas fait de catégories classiques, définies sans équivoque. Il n'est par conséquent pas comme un de ces fragments de bande magnétique lus par les ordinateurs.
 
le cerveau est une machine à penser, mais ne peut être comparé à un ordinateur
 
Ce qui manque en particulier à un ordinateur, c'est la capacité à ressentir des émotions. Or, celles-ci sont indispensables aux capacités de raisonnement, telles qu'on les trouve chez l'homme.
 
  1. Raison et passions : le rôle des émotions dans la cognition
 
"Pour décider, il faut juger ; pour juger, il faut raisonner ; et pour raisonner, il faut décider (sur quoi raisonner)."
 
Philip Johnson Laird, The interaction between reasoning and decision-making : an introduction
 
 Comme nous l'avons déjà évoqué (cf. théorie de la modularité), le cerveau est un "supersystème de systèmes"[36]. Il n'y a pas de "centres" uniques de la vision ou du langage, ni, d'ailleurs de la raison ou du comportement social. Il existe des "systèmes" composés de plusieurs unités cérébrales reliées. La contribution d'une unité cérébrale donnée au fonctionnement du système auquel elle appartient ne dépend pas seulement de sa structure, mais aussi de sa place au sein du système. La vie mentale est le produit du fonctionnement de chacune des unités cérébrales, ainsi que du fonctionnement coordonné des nombreux sous-systèmes constitués par l'interconnexion de ces unités.
il est donc impossible de séparer entièrement les différentes zones cérébrales, et donc les différentes fonctions du cerveau.
 
 Pour Antonio Damasio, "l'expression et la perception des émotions [font] partie intégrante des mécanismes de la faculté de raisonnement"[37]. La raison n'est jamais pure ; c'est comme s'il existait une passion fondant la raison.
 Damasio montre que chez certains patients victimes de lésions cérébrales, la capacité de raisonner, ou de connaître était intacte, et cependant, la capacité décisionnelle manquait. Damasio montre que raisonner sur un problème n'est pas la même chose que raisonner dans le but d'aboutir à une décision. En fait, l'affaiblissement de la capacité de réagir émotionnellement peut être la source de comportements irrationnels.
 Il y a dans le cerveau humain une série de systèmes neuraux impliqués de façon étroite dans les processus de pensée orientés vers un but, que nous appelons raisonnement, ainsi que dans l'organisation des réponses que nous appelons prises de décision, l'accent étant mis dans ces deux cas sur le domaine personnel et celui des relations sociales. Cette même série de systèmes est aussi impliquée dans les processus présidant à l'expression et à la perception des émotions, et se rapporte en partie au traitement des messages provenant du corps.
 Pour Damasio, la capacité d'expression et de perception des émotions, laquelle remplit un rôle crucial dans la mise en œuvre de la faculté de raisonnement, reflète fondamentalement le jeu des pulsions et des instincts.
 
En fait, l'organisme classe les phénomènes ou les événements en "bons" ou "mauvais", en fonction de leur impact pour la survie. En d'autres termes, l'organisme possède une gamme de préférences fondamentales.
 
 Les émotions sont, dans leur essence, constituées par des changements survenant dans l'état du corps, induits dans ses nombreux organes par les terminaisons nerveuses issues d'un système neural spécifique, lorsque celui-ci répond aux pensées évoquées par un phénomène ou un événement donnés. On peut donc définir les émotions comme "une modification transitoire de l'état de l'organisme dont les causes sont spécifiques"[38]. Ces changements dans l'état du corps sont pour les uns perceptibles par un observateur extérieur (variations de la couleur de la peau, de la posture corporelle ou de l'expression faciale), pour les autres perceptibles uniquement par le sujet chez lequel ils se produisent.
 L'émotion résulte de la combinaison de processus d'évaluation mentale, simples ou complexes, avec des réponses à ces processus, issues de représentations potentielles. Ces réponses s'effectuent principalement au niveau du corps proprement dit, se traduisant par tel ou tel état émotionnel du corps, mais peuvent aussi s'effectuer au niveau du cerveau lui-même, ce qui conduit à des changements mentaux supplémentaires. Le fait de ressentir une émotion maintenant est fondamentalement constitué par l'expérience vécue de ces changements, juxtaposée aux images mentales qui ont initié le processus. En d'autres termes, ressentir une émotion dépend de la juxtaposition d'une image du corps proprement dit avec une image de quelque chose d'autre, comme l'image visuelle d'un visage ou l'image auditive d'une mélodie. En plus de cette perception, et venant la compléter, il se produit simultanément des changements dans les processus cognitifs, changements qui ont été induits par des substances neurochimiques.
 Damasio a alors constaté que lorsque les signaux relatifs à l'état du corps sont de nature négative, la production d'images mentales est ralentie, leur diversité est moindre, et le raisonnement est inefficace. En revanche, lorsque les signaux émanant du corps sont de nature positive, la production des images mentales est vive, leur diversité est grande, et le raisonnement peut être rapide, bien que pas nécessairement efficace. Lorsque des états corporels négatifs tendent à se reproduire souvent, ou lorsqu'ils se manifestent de façon continue, comme c'est le cas dans la dépression, la proportion des pensées tendant à être associées à des signaux négatifs s'accroît, et la tonalité et l'efficacité des processus de pensée se détériorent.
 
-         Les diverses sortes de perception de l'état du corps
 
 Un premier type repose sur les émotions, dont les plus universelles sont la joie, la tristesse, la colère, la peur et le dégoût, et qui correspondent à des états du corps largement préprogrammés.
 Un deuxième type repose sur de subtiles variations par rapport aux cinq émotions mentionnées précédemment ; l'euphorie et l'extase sont des variations par rapport à la joie ; la mélancolie et le désenchantement sont des variations par rapport à la tristesse ; la panique et la timidité sont des variations par rapport à la peur. Cette seconde sorte de perception est modulée par l'expérience, c'est-à-dire par des circonstances dans lesquelles une nuance particulière d'un état cognitif se trouve coïncider avec une variante subtile de l'état corporel émotionnel. C'est cette mise en rapport à un type donné d'état du corps préprogrammé, qui nous conduit à ressentir des nuances dans le remords ou l'embarras, ou bien des émotions particulières telles que la joie maligne ou la foi, et ainsi de suite.
 La troisième sorte de perception de l'état du corps est appelée par Damasio "perception de l'état d'arrière-plan du corps", parce qu'elle a trait à la perception d'un état de fond plutôt qu'à un état émotionnel. En fait, il s'agit de la perception de la vie elle-même, de la sensation d'être ; elle est continue. Les états d'arrière-plan du corps sont moins variés que ceux relatifs aux émotions, tels que nous les avons décrits plus haut. Ils ne sont jamais trop positifs, ni trop négatifs, bien qu'ils puissent être perçus surtout comme plaisants ou déplaisants. Selon toute vraisemblance, c'est cet état d'arrière plan plutôt que des états émotionnels que nous percevons le plus souvent au cours d'une vie. Nous ne sommes conscients de cette perception d'arrière-plan que de façon subtile, mais nous en sommes néanmoins suffisamment conscients pour rapporter instantanément sa qualité. D'après Damasio, sans cette perception, nous ne pourrions avoir aucune représentation de notre "moi".
 
 La capacité d'exprimer et de ressentir des émotions dépend donc de deux processus fondamentaux :
1)      la perception d'un certain état du corps, juxtaposée à la série des images l'ayant déclenché
2)      un mode particulier et un niveau d'efficacité donné des processus cognitifs, qui accompagnent les phénomènes décrits en 1), mais se déroulent en parallèle.
 
 La finalité du raisonnement est d'amener à une prise de décision, et prendre une décision consiste, par essence, à sélectionner une réponse, c'est-à-dire à choisir une action (non verbale), ou un mot, ou une phrase (ou une combinaison de ces trois types d'entités) au sein de la gamme des nombreuses autres possibilités, envisageables à un moment donné, en rapport à une situation donnée.
 Raisonner et prendre une décision, implique généralement que le décideur ait un certain savoir (a) sur la situation demandant qu'une décision soit prise, (b) sur les différentes options (réponses) possibles pour l'action, et (c) sur les conséquences (résultats) de chacun de ces options, de façon immédiate ou dans l'avenir.
 Prendre une bonne décision, dans le domaine personnel et social, c'est choisir une réponse qui se révélera, au bout du compte, avantageuse pour l'organisme, en termes de survie, et de qualité de survie, directement ou indirectement. Prendre une bonne décision, c'est aussi décider rapidement, surtout lorsque le temps joue un rôle décisif, et, en tout cas, c'est décider dans l'échelle de temps appropriée au problème posé.
 
-         L'hypothèse des marqueurs somatiques
 
 Damasio fait alors l'hypothèse de l'existence de "marqueurs somatiques". Un marqueur somatique est une perception de l'état du corps associée à une image particulière. Le marqueur somatique oblige à faire attention au résultat néfaste que peut entraîner une action donnée, et fonctionne comme un signal d'alarme automatique qui dit : attention, il y a danger à choisir l'option qui conduit à ce résultat. Ce signal peut ainsi permettre de rejeter, immédiatement, une action donnée et inciter à envisager d'autres alternatives. Il prémunit contre des pertes futures, sans plus de délibération, et conduit ainsi à choisir parmi un plus grand nombre d'alternatives.
 En fait, cela permet de ne pas appliquer le processus du raisonnement à la gamme totale des options possibles. Une présélection est réalisée, quelque fois secrètement, quelque fois non. Un mécanisme biologique la met en œuvre, examine les candidats, et ne permet qu'à un petit nombre de ceux-ci de se présenter pour un examen final.
 Les marqueurs somatiques représentent un cas particulier de la perception des émotions secondaires, dans le cadre duquel ces dernières ont été reliées, par apprentissage, aux conséquences prévisibles de certains scénarios. Lorsqu'un marqueur somatique négatif est juxtaposé à un résultat prédictible particulier, il joue le rôle d'un signal d'alarme. Lorsque cette juxtaposition concerne un marqueur somatique positif, celui-ci devient au contraire un signal d'encouragement.
 Le système des marqueurs somatiques nous donne en quelque sorte des indications d'orientation.
 Pour Damasio, la plupart des marqueurs somatiques dont nous faisons usage pour prendre des décisions ont probablement été élaborés dans notre cerveau au cours des processus d'éducation et de socialisation, par l'établissement d'un lien entre des classes particulières de stimuli et des classes particulières d'états somatiques. Ils sont donc acquis par le biais de l'expérience individuelle, sous l'égide d'un système d'homéostasie interne et sous l'influence d'un ensemble de circonstances externes qui comprennent non seulement les entités et les événements avec lesquels l'organisme interagit nécessairement, mais aussi les conventions sociales et éthiques.
 
 La volonté s'appuie sur l'appréciation d'un objectif, et cette appréciation ne peut avoir lieu si l'attention n'est pas tournée correctement à la fois vers la conséquence ennuyeuse immédiate et la conséquence heureuse future, à la fois vers la souffrance présente et la gratification future. Si vous ne prenez pas en considération cette dernière, vous supprimez le moteur qui va donner des ailes à votre volonté. La volonté n'est que l'autre nom de la démarche consistant à choisir en fonction d'un objectif à long terme plutôt qu'en fonction d'un objectif à court terme.
 
 En résumé, il existe trois mécanismes principaux intervenant dans le processus de raisonnement appliqué à une vaste gamme de scénarios construits à partir des connaissances relatives aux fais: celui des états somatiques automatiques, qui exercent une pression d'orientation ; celui de la mémoire de travail ; et celui de l'attention. Ces trois mécanismes interagissent et il semble bien que tous trois concourent à la réalisation du même objectif capital, faire surgir de l'ordre à partir du panorama des scénarios exposés en parallèles.
 Pour créer de l'ordre à partir d'une gamme de possibilités envisageables, (1) il faut d'abord que celles-ci soient rangées par ordre hiérarchique. (2) Pour effectuer un tel rangement, il faut disposer de critères (autrement dit, de valeurs de référence ou d'objectifs préférés). (3) Ces critères sont fournis par les marqueurs somatiques, qui expriment, à tout moment, l'ensemble des objectifs préférés, assignés par l'hérédité aussi bien que par l'apprentissage.
 
  Puisque de nombreuses décisions ont pour effet d'affecter l'avenir de l'organisme, il est plausible que certains critères soient fournis, directement ou indirectement, par les pulsions biologiques de l'organisme, lesquelles peuvent se manifester explicitement ou de façon cachée, sous la forme d'une pression d'orientation due à un marqueur, pression qui est mise en œuvre par un processus d'attention exercé sélectivement dans le champ des diverses représentations maintenues en activité par la mémoire de travail.
 Si le système des marqueurs somatiques s'est développé dans le cadre d'un cerveau normal et d'une culture saine, il a été conduit à desservir une rationalité conforme aux conventions sociales et aux règles éthiques en vigueur.
 
Expérience test : on fait jouer des individus normaux et des individus atteints de lésions frontales (zone qui contrôle notamment les émotions) et on constate que les patients atteints de lésions frontales ne parviennent pas à avoir un comportement "rationnel" alors que leurs facultés d'analyse semblent intactes. Ne prenant pas en compte par exemple le risque de perdre, il
 
Bibliographie
 
Changeux, L'homme neuronal
Damasio, L'erreur de Descartes
Damasio, Le sentiment même de soi
Damasio, Spinoza avait raison
Descartes, Les passions de l'âme
Edelman, Biologie de la conscience
Spinoza, Éthique
 

[1] Popper considère par exemple que "le problème corps-esprit [est] sans doute le plus grand problème, le plus ancien et le plus délicat de la métaphysique". L'avenir est ouvert (1983), trad. J. Étoré, Champs Flammarion, 1995, p. 91.
[2] Jean-Pierre Changeux et Paul Ricoeur, La Nature et la Règle, Odile Jacob, 1998, p. 190.
[3] Introduction à l'étude de la médecine expérimentale, p. 107.
[4] Science et religion, Folio essais, pp. 99-100.
[5] Cf. distinction entre Mind (en anglais) et Geist (en allemand).
Mind : désigne une activité cognitive, mentale, dont il faut faire l'analyse, comme de n'importe quel autre phénomène de la nature.
Geist : réalité qui exigerait une autre démarche, puisque l'esprit n'est plus un objet, mais ce qui pose l'objet.
[6] Science et religion, Chapitre V : L'âme et le corps, p. 95.
[7] L'homme neuronal, p. 334.
[8] Biologie de la conscience, p. 322.
[9] Spinoza avait raison, p. 198.
[10] Éthique, partie II, proposition 13. Spinoza s'opposait donc déjà à Descartes, car s'il acceptait l'idée qu'en l'homme soient unis une âme et un corps, il considérait que ceux-ci ne constituaient en réalité qu'une seule et même substance : "substance pensante et substance étendue, c'est une seule et même substance, comprise tantôt sous un attribut, tantôt sous un autre" (Éthique, partie II, proposition 7, Scolie).
[11] Le parallélisme psycho-physique reste néanmoins problématique, comme le souligne par exemple Gustav Kramer, cité par Konrad Lorenz dans L'avenir est ouvert, p. 48 : "En admettant même que dans un aboutissement utopique de la recherche nous ayons décrit tous les processus de l'esprit jusque dans les moindres détails et que nous puissions prouver qu'ils coïncident point pour point avec des processus physiologiques, le problème du corps et de l'esprit ne serait en aucune manière résolu pour autant, nous serions tout au plus autorisés à dire que le parallélisme psychophysique est véritablement parallèle".
[12] Il y a de nombreux degrés dans l'aphasie : tantôt seulement quelques troubles de l'articulation des mots (anarthrie pure), tantôt trouble de la compréhension de la parole (surdité verbale) ; d'autres fois, il y a impossibilité de comprendre les idées exprimées par l'écriture (cécité verbale) ou d'exprimer des idées à l'aide de l'écriture (agraphie). En pratique, on distingue deux grandes variétés d'aphasie : dans l'aphasie de Wernicke ou aphasie sensorielle, il y a atteinte de la compréhension et de la conception des symboles du langage sans troubles articulatoires ; tandis que dans l'aphasie de Broca (dite motrice) prédominent les troubles de l'articulation. L'association des deux produit l'aphasie totale. L'évolution de l'aphasie est variable. Elle dépend de l'âge du sujet, de l'étendue et du siège des lésions. Parfois, la maladie régresse spontanément, elle peut même guérir complètement. L'amélioration est en tout cas favorisée par la rééducation.
[13] L'erreur de Descartes, p. 340.
[14] Biologie de la conscience, p. 15.
[15] Ibid., 28.
[16] Précision : Derrière ces images, pratiquement toujours à notre insu, il existe de nombreux mécanismes qui guident leur genèse et leur déploiement dans l'espace et dans le temps. Ces mécanismes sont essentiels à nos processus de pensée, mais ne sont pas le contenu de nos pensées.
[17] L'erreur de Descartes, p. 317.
[18] Spinoza avait raison, p. 217.
[19] Spinoza avait raison, p. 199.
[20] Ibid., p. 203.
[21] Le sentiment même de soi, p.188.
[22] L'erreur de Descartes, p. 127.
[23] Spinoza avait raison, p. 215.
[24] Spinoza avait raison, p. 209.
[25] L'homme neuronal, p. 211.
[26] Spinoza avait raison, p. 192. "Conscience" et "esprit conscient" sont en revanche synonymes selon lui.
[27] Ibid.
[28] Ibid., p. 224.
[29] L'erreur de Descartes, p. 327.
[30] Ces exemples sont tirés du livre de Gerald M. Edelman, Biologie de la conscience, p. 189 et surtout chapitre 18.
[31] Spinoza avait raison, p. 216.
[32] Ibid., p. 217.
[33] Spinoza avait raison, p. 214.
[34] Edelman, Biologie de la conscience, p. 107.
[35] Biologie de la conscience, p. 337.
[36] Ibid., p. 55. On peut même ajouter que le cerveau est un exemple de système capable de s'auto-organiser.
[37] L'erreur de Descartes, p. 8.
[38] Le sentiment même de soi, p. 359.


Date de création : 23/01/2011 @ 17:01
Dernière modification : 07/11/2011 @ 19:35
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