"Qui promet à l'autre de l'aimer toujours ou de le haïr toujours ou de lui être toujours fidèle promet quelque chose qui n'est pas en son pouvoir."
Nietzsche, Humain, trop humain, art. 58.
Une des questions classiques que nous sommes amenés à nous poser à propos de l'amour est celle de savoir si celui-ci peut, ou non, être éternel : l'amour peut-il durer toujours ? Question apparemment difficile que, pour commencer, je voudrais remplacer par la suivante, peut-être plus simple : "Pourquoi certaines histoires d'amour durent-elles et pas d'autres ?" En effet, mon point de départ sera un constat simple et général : l'augmentation constante des divorces dans les sociétés modernes. Cette augmentation traduit le fait que l'union de deux personnes (et surtout la pérennité de cette union) ne repose plus de façon essentielle sur des causes (des contraintes notamment) sociales, mais qu'elle découle fondamentalement des sentiments que ces deux personnes éprouvent l'une pour l'autre, sentiments que j'appellerai pour l'instant d' "amour". Comprendre le phénomène du divorce, c'est donc comprendre, en négatif, les ressorts de la relation amoureuse. L'enjeu de cette réflexion est donc le suivant : en laissant de côté le caractère individuel de toute histoire "amoureuse" (particularité qu'il serait absurde de vouloir nier), est-il possible d'expliquer la relation amoureuse d'un point de vue général ?
Le premier argument invoqué contre l'idée que l'amour puisse durer toujours est l'argument de l'usure. "Avec le temps va, tout s'en va" chantait Ferré ; comme si les sentiments devaient nécessairement subir la pâtine du temps, l'amour ne faisant pas alors exception. De l'autre côté cependant, on trouve Proust, qui nous rappelle l'expérience que nous avons tous faite un jour, d'un souvenir qui soudain resurgit avec une force dont nous ne l'aurions pas cru capable (ainsi on rencontre par hasard l'être que l'on a autrefois aimé(e) et notre coeur s'emballe comme au premier jour...). Que penser par conséquent ? L'usure est-elle réelle ou illusoire ?
Peut-être les deux points de vue sont-ils compatibles, tout simplement parce que le désaccord provient d'une mésentente. Ici, il semble que nous ne parlions pas de la même chose. Je pense en vérité, et c'est la thèse que je vais essayer de défendre dans les réflexions qui suivent, que non seulement l'amour peut être éternel, mais qu'il doit être éternel. Plus précisément, l'amour est éternel, et les amours qui ne durent pas n'ont donc que le nom d'amour, mais n'en sont pas. Il faut en effet distinguer l'amour au sens propre, des termes qui lui sont proches et avec lesquels on pourrait le confondre. Mais il faut aussi distinguer entre elles les différentes formes d'amour. On n'aime pas ses parents comme on aime ses ami(e)s, ni comme on aime son amant(e).
Ici, je m'intéresserai essentiellement au sentiment d'amour entre deux amants (tout en utilisant la réfléxion aristotélicienne sur l'amitié), même si l'analyse reste valable pour les autres formes d'amour.
En premier lieu donc, il ne faut pas confondre l'amour et le désir. Même si l'amour implique le désir (cette idée pourrait d'ailleurs être discutée), l'inverse n'est pas vrai. Le désir, pris absolument, désigne le désir sexuel. Il possède une dimension proprement physique, même si l'attirance physique n'entre pas seule en ligne de compte. Or, il est bien entendu fréquent d'éprouver du désir pour quelqu'un, au sens où cette personne nous attire sexuellement, sans éprouver aucun sentiment pour cette personne. Il va de soi que le désir ne saurait être éternel. En effet, il s'attache en grande partie à la beauté, laquelle est par nature éphémère (du moins en ce qui concerne les êtres vivants).
Plus importante en revanche est la distinction entre amour et passion. Traditionnellement, on oppose la passion (ou les passions) à la raison. Le propre de la passion (du latin passio, pati = souffrir, subir), c'est qu'elle asservit celui qui en est le sujet. L'être passionné est submergé par sa passion, il en est la victime. Il agit donc sous le coup de celle-ci et ne maîtrise plus ses actes ; il perd, sinon toute, du moins une grande part de sa liberté. L'usage de la raison en revanche permet le contrôle de ses actes. L'être raisonnable est un être libre car ses choix sont réfléchis et délibérés ; au contraire du passionné, il n'est pas prisonnier de ses passions. Or, je pense que l'amour se distingue justement de la passion par la liberté qu'il contient. La passion est subie par l'individu, ce qui n'est pas le cas de l'amour. On peut donc opposer l'amour et la passion en disant que dans la passion nous sommes passifs, esclaves, alors que dans l'amour nous sommes actifs, libres. Mais peut-être est-il important pour mieux comprendre cette différence d'examiner les origines de la passion.
On peut trouver le germe de la passion dans le plaisir ou dans la douleur qui accompagne certains actes. C'est à partir de là que le désir grandit, désir de revivre une expérience agréable ou d'éviter ce qui ne produit que révolte ou répulsion. À cette recherche du plaisir se superpose toute une construction imaginative, très bien décrite par Stendhal sous le nom de cristallisation, "opération de l'esprit qui tire de tout ce qui se présente la découverte que l'objet aimé a toutes les perfections". Ainsi la passion agit comme un aimant, elle découvre et attire à soi tout ce qui peut lui convenir et l'entretenir. Et ce qu'on arrive à aimer ou à haïr passionnément, ce n'est plus l'être ou l'objet réel, mais une image de celui-ci qu'on s'est forgée soi-même. La vie même de la passion consiste dans cette création poursuivie sans relâche (et de manière totalement passive, d'où l'absence de liberté), et la passion meurt quand la création cesse, quand l'imagination n'a plus la force de réaliser l'image idéale qu'elle substitue à l'être matériel qui a servi "d'excitant". C'est pourquoi la passion n'est pas éternelle, et qu'elle finit toujours brutalement. Pour préciser cette idée, l'analyse que fait Ferdinand Alquié de la passion est particulièrement utile.
Reprenant les réflexions de Stendhal, Alquié analyse la passion comme un sentiment purement égoïste :
"Peut-on dire [...] que la passion nous permette d'aimer un autre être que nous ? Il n'en est rien et, en aimant le passé, nous n'aimons que notre propre passé, seul objet de nos souvenirs. On ne saurait aimer le passé d'autrui ; par contre, l'amour peut se porter vers son avenir, et il le doit car, aimer vraiment, c'est vouloir le bien de l'être qu'on aime et l'on ne peut vouloir ce bien que dans le futur. Tout amour passion, tout amour du passé, est donc illusion d'amour et, en fait, amour de soi-même. [...] La violence de la passion vient de ce que sa source est l'égoïsme, sentiment d'une grande force, et souffrant mal les obstacles. L'inconstance de la passion vient de ce que l'objet vers lequel elle se porte n'est jamais que symbolique et accidentel : en son essence, l'amour passion est un amour abstrait. Tiré du passé de l'amant, il peut convenir à tout ce qui, dans le présent, évoque ce passé, apparaît comme son image. Aussi le passionné aime-t-il, non l'être réel et présent qu'il dit aimer, mais ce qu'il symbolise" .
Ferdinand Alquié, Le Désir d'éternité (1943).
Pour Alquié, la passion a pour objet non l'être "aimé", mais le souvenir d'un ancien amour, dont l'être "aimé" va devenir l'image, le symbole. Autrement dit, dans la passion, on n'aime pas l'autre mais une image idéalisée de l'autre. On peut donc dire que la passion nie l'autre, et qu'on ne saurait donc parler d'amour, si ce n'est d'amour de soi-même. C'est pourquoi lorsque l'illusion disparaît, la chute est si brutale car à la perte de l'objet "aimé" s'ajoute la cruelle désillusion qui en résulte. On est trompé, trahi, non par l'autre (même si c'est l'impression que nous pouvons avoir), mais par nous-mêmes. Nous voyons donc en tout cas, qu'une réflexion sur l'amour ne peut faire l'économie d'une réflexion sur autrui.
Comme le rappelle en effet Alquié, aimer c'est "vouloir le bien de l'être qu'on aime", c'est désirer le bonheur de l'autre. Mais dans l'expression "aimer l'autre", il y a certes l'idée d' "amour", mais il y a aussi, et c'est tout aussi fondamental, l'idée d' "autre". Que signifie alors aimer "l'autre" ?
L'autre, par définition, c'est celui qui n'est pas moi ; celui qui est différent de moi. En effet, en vertu du principe logique d'identité qui stipule qu'une chose est-elle même (A=A), je suis moi, je suis identique à moi-même. Et en vertu du principe de non-contradiction, selon lequel deux propositions contraires ne peuvent être vraies ou fausses en même temps, je ne peux à la fois être moi et être autre que moi (je ne peux pas être ce que je suis, et à la fois ne pas être ce que je suis, c'est-à-dire être différent).On entend souvent, pour justifier la joie que procure une relation, des phrases du type : "Nous avons les mêmes goûts, nous aimons les mêmes choses, nous avons les mêmes désirs, nous sommes faits pour nous entendre", etc. Ici, c'est une passion commune qui va rendre compte de la force des sentiments éprouvés ; là c'est le partage d'une même vision du monde. Bref, on invoquera un ensemble de "points communs". Dire que l'autre possède des points communs avec moi, c'est dire qu'il y a des choses en l'autre qui existent aussi en moi, qu'à ce niveau, nous nous ressemblons. Dire que j'ai des choses en commun avec l'autre, c'est donc dire que l'autre me ressemble, qu'il y a des choses en l'autre et en moi qui sont identiques, que quelque part l'autre est identique à moi. Mais si l'autre est identique à moi, alors il n'est plus l'autre ; il devient moi. Par conséquent, dire que j'aime l'autre en raison de tous les points communs qu'il possède avec moi, c'est dire que je n'aime pas l'autre, puisque celui-ci est justement nié par ces identités. En fait, ici, on ne fait qu'exprimer l'amour que l'on a pour soi-même, puisque en aimant l'autre qui est "comme moi", qui est moi, je m'aime moi-même. On ne peut donc pas aimer l'autre en raison des ressemblances que nous avons avec lui. Aimer l'autre ne peut signifier qu'aimer la différence de l'autre, autrement dit ce qui fait qu'il est autre, et non pas moi. Comme l'écrit Nietzsche dans ses Opinions et sentences mêlées (art. 76) :
"Qu'est-ce qu'aimer, sinon comprendre et se réjouir qu'un autre être vive, agisse et sente d'une autre manière que nous, d'une manière opposée même ? Afin que l'amour puisse unir les contraires dans la joie, il ne faut pas qu'il les supprime, les nie. - Même l'amour de soi a pour condition première la dualité (ou la multiplicité) irréductible dans une seule et même personne".
Mais poussons plus loin le raisonnement. Si aimer l'autre, c'est aimer ce qui est différent en l'autre, alors, dans la mesure où, par définition, tout autre est différent de moi, je devrais pouvoir aimer n'importe qui. En d'autres termes, l'amour de l'autre est par essence un amour universel. C'est pour cette raison que l'injonction christique d'un amour universel prend tout son sens : si je suis capable d'aimer réellement mon prochain, alors mon amour doit être universel.
Mais cet amour est-il seulement possible ?
Dans son Éthique à Nicomaque, Aristote réfléchit, dans le cadre d'une réflexion sur l'amitié, sur le rapport existant entre l'amour de soi, et l'amour de l'autre. Le philosophe grec défend ainsi l'idée que l'amour de l'autre doit prendre pour modèle l'amour de soi. Mais laissons le s'exprimer :
"On se pose aussi la question de savoir faire passer avant tout l'amour de soi-même ou l'amour de quelqu'un d'autre. On critique, en effet, ceux qui s'aiment eux-mêmes par-dessus tout, et on leur donne le nom d'égoïstes, en un sens péjoratif. Et on pense à la fois que l'homme pervers a pour caractère de faire tout ce qu'il fait en vue de son propre intérêt, et qu'il est d'autant plus enfoncé dans sa perversité qu'il agit davantage en égoïste [...] et qu'au contraire l'homme de bien a pour caractère de faire une chose parce qu'elle est noble, et que sa valeur morale est d'autant plus grande qu'il agit davantage pour de nobles motifs et dans l'intérêt même de son ami, laissant de côté tout avantage personnel.
Mais à ces arguments, les faits opposent un démenti, et ce n'est pas sans raison. On admet, en effet, qu'on doit aimer le mieux son meilleur ami, le meilleur ami étant celui qui, quand il souhaite du bien à une personne, le souhaite pour l'amour de cette personne, même si nul de doit jamais le savoir. Or ces caractères se rencontrent à leur plus haut degré, dans la relation du sujet avec lui-même, ainsi que tous les autres attributs par lesquels on définit un ami : nous l'avons dit en effet, c'est en partant de cette relation de soi-même à soi-même que tous les sentiments qui constituent l'amitié se sont par la suite étendus aux autres hommes. [...] un homme est à lui-même son meilleur ami, et par suite il doit s'aimer lui-même par-dessus tout" .
Et Aristote de conclure :
"l'homme vertueux a le devoir de s'aimer lui-même"
Mais cette conclusion ne contredit-elle pas ce que j'ai fait apparaître plus haut, à savoir que le véritable amour ne saurait être qu' "altruiste" ?
Que nous devions nous aimer nous-même, est quelque chose d'incontestable. Comment quelqu'un qui ne s'aime pas pourrait-il engager une relation saine avec ceux qui l'entourent ? Même sans parler d'amour, accepter l'autre ne peut se faire que si l'on s'accepte soi-même. Mais la conception d'Aristote va plus loin. Pour lui l'homme vertueux (c'est-à-dire l'homme excellent, que nous pourrions qualifier de "parfait"), non seulement doit s'aimer lui-même, mais doit aussi aimer ses amis comme lui-même. Étant donné que ses amis sont vertueux comme lui, il aime donc en eux la vertu, vertu qu'il possède lui-même. Les amis vertueux "sont semblables en vertu", et c'est pour cette raison qu'ils s'aiment. N'est-ce pas alors nier à nouveau l'autre en ne le reconnaissant que dans ce qu'il a d'identique à nous ?
En fait, Aristote ne dit pas qu'il faut aimer l'autre comme un alter ego, un autre nous-mêmes, au sens où on aimerait l'autre parce qu'il est nous-mêmes. Nous nous aimons pour ce que nous sommes, et de la même façon, il faut aimer l'autre pour ce qu'il est. L'amour pour l'autre doit donc avoir la même forme que l'amour que nous nous portons (la même intensité), mais cela ne signifie pas qu'il doit avoir la même matière (le même objet). C'est l'idée que nous retrouvons dans l'injonction christique : "Aime ton prochain comme toi-même". Il ne s'agit pas bien sûr d'aimer son prochain parce qu'il serait notre double, mais de l'aimer avec la même intensité que l'amour que nous nous portons à nous-mêmes.
Aimer l'autre, c'est donc aimer "l'altérité de l'autre" avec la même intensité que pour soi-même. Or, je pense que cet état de fait est des plus rares (je dirais même qu'il est impossible). La plupart du temps, nous n'aimons l'autre non pour lui-même, mais pour nous-mêmes. Il est d'ailleurs difficile de nier que la conception aristotélicienne de l'amitié parfaite (entre gens vertueux), est une conception par trop idéale (mais nous reviendrons sur ce point). Néanmoins, cette conclusion pose problème. Puisque seul l'homme vertueux est capable d'aimer réellement, comment concilier cet amour pour l'autre et la perfection qui le caractérise ? La question que pose en effet Aristote est la suivante : "L'homme heureux a t-il besoin d'amis ?"
L'homme heureux, c'est-à-dire l'homme vertueux, est celui qui se suffit à lui-même. Par conséquent, il semble n'avoir nul besoin de l'autre. Comme le souligne Aristote :
"On prétend que ceux qui sont parfaitement heureux et se suffisent à eux-mêmes n'ont aucun besoin d'amis : ils sont déjà en possession des biens de la vie, et par suite, se suffisant à eux-mêmes n'ont besoin de rien de plus." (Éthique à Nicomaque, IX, 9, 1169 b 5)
Ici, une incursion plus poussée dans la réflexion aristotélicienne sur l'amitié s'impose. Aristote distingue en réalité trois formes d'amitié : l'amitié utilitaire, fondée sur l'utilité, l'amitié hédoniste, fondée sur le plaisir, et l'amitié vertueuse ou parfaite, fondée sur la vertu. Dans les deux premiers cas, il s'agit d'amitiés relatives. J'aime mon ami non pas pour ce qu'il est mais relativement à ce qu'il me procure, que ce soient des services ou du plaisir. Il n'y a que dans le cadre de l'amitié vertueuse que j'aime mon ami pour lui-même, car j'aime la vertu en lui, or celle-ci constitue l'essence de l'homme vertueux, ce qui le définit, le caractérise en propre. L'homme vertueux est vertu, donc en aimant la vertu en lui, c'est bien lui que j'aime. A la question posée, la réponse est donc la suivante : l'homme heureux n'a pas besoin d'amis utilitaires ou hédonistes, car dans ces domaines, il ne manque de rien, mais il a besoin (le terme de besoin est ici mal choisi) d'amis vertueux avec lesquels partager son bonheur (Aristote souscrirait donc certainement au mot de Valéry, dans L'idée fixe, selon lequel : "Un homme seul est toujours en mauvaise compagnie"). C'est parce que les hommes ne sont pas autosuffisants qu'ils ont besoin (au sens propre) d' "amis" (lesquels n'en sont pas réellement) hédonistes ou utilitaires. De la même manière, si nous transposons cette réflexion sur l'amitié à l'amour (revenant par là à notre sujet) nous pouvons dire que la plupart du temps, nous n'aimons une personne que parce qu'elle nous apporte ce dont nous manquons. L'amour, ou le désir de l'autre naît donc, comme chez Platon, d'un manque :
"Cet homme donc, comme tous ceux qui désirent, désire ce qui n'est pas actuel ni présent ; ce qu'on n'a pas, ce dont on manque, voilà les objets du désir et de l'amour" . (Banquet, 200 d)
En réalité, on peut concevoir chaque individu comme un être possédant des failles, c'est-à-dire des manques. Ces failles sont la conséquence de notre histoire individuelle, de toutes les épreuves que nous avons traversées jusqu'à aujourd'hui. Ce sont ces failles qui vont expliquer la nature de l'amour qui unit deux êtres. J'ai résumé cette "théorie" (le terme est ici prétentieux) sous le nom de "théorie des sous-bocks", car l'idée m'est un jour venue de l'expliciter à un ami à l'aide de deux sous-bocks.
La théorie des sous-bocks :
Dans la relation amoureuse "normale" (au sens statistique du terme, c'est-à-dire la relation la plus fréquente), chaque individu essaie de (et réussit à) combler ses failles grâce à l'autre, de se réparer en quelque sorte. On voit donc que cette relation est pathologique au sens où chacun essaie de se guérir par l'autre. Chacun est victime de manques, qu'il lui faut combler grâce à l'autre ; l'autre apparaît donc comme celui-qui me complète, comme un complément à mon être.
Poussé à l'extrême, on en arrive à avoir tellement besoin de l'autre, qu'on ne peut s'en passer, que sans lui, on n'est rien, comme le pleure Brian Molko :
En revanche, dans la relation amoureuse "idéale", étant donné qu'aucun ne possède de failles (ou du moins pas de failles importantes), l'autre n'est pas un moyen de se réparer soi-même. L'autre est un être que l'on peut donc aimer pour lui-même. Il devient la personne avec qui je partage mon bonheur ; il ne vient pas compléter mon être, mais s'ajouter à celui-ci. Ainsi, l'homme vertueux chez Aristote est un être sans faille. C'est pourquoi lui seul est capable d'aimer l'autre pour ce qu'il est et non pour ce qu'il lui apporte. Dans cette relation amoureuse, l'autre apparaît comme un supplément, et son existence devient source de joie, sans jamais être source de besoin. Nous rejoignons donc ici la définition que donnait Spinoza de l'amour :
"L'amour, dis-je, n'est autre chose qu'une joie qu'accompagne l'idée d'une cause extérieure" (Ethique, III, scolie de la proposition XIII)
Traduction : l'amour, c'est la joie que me procure l'existence de l'être que j'aime (la "cause extérieure").
Déjà Aristote dans son Ethique à Eudème écrivait qu' "aimer c'est se réjouir" (VII, 2, 1237 a 37-40). Et en effet, quand on aime, on se réjouit de l'existence de l'autre. C'est un amour qui ne demande rien, même s'il s'accompagne d'un désir d'union ou de possession. Car comme le précise Spinoza :
[...] "celui qui aime s'efforce nécessairement d'avoir présente et de conserver la chose qu'il aime" (Ethique, III, scolie de la proposition XIII)
Conclusion
L'amour devrait être éternel car je ne peux jamais me lasser de l'autre. Peut-être est-il possible de se lasser de soi-même, mais dans la mesure où l'autre est autre, il demeure un étranger, donc quelqu'un que je ne peux entièrement comprendre. Il y aura donc toujours chez l'autre de l'inconnu, et donc si je la cherche, de la nouveauté. Certes, l'amour idéal, et donc l'amour au sens propre (du moins tel que je l'ai défini ici) n'existe pas, car il est impossible de se retrouver dans la situation que j'ai décrite. Personne en effet n'est infaillible (ne possède aucune faille), et l'homme vertueux d'Aristote n'est qu'une image, utile certes pour la réflexion, mais qui ne saurait correspondre à rien de réel. On peut donc seulement se rapprocher de cet idéal. N'est-ce pas là une désillusion ? Pas du tout si l'on garde toujours à l'esprit qu'une relation amoureuse n'a pas besoin d'être idéale pour être heureuse. En réalité, il existe deux possibilités quant à l'existence d'un amour "éternel" : soit les deux partenaires ont suffisamment peu de failles pour aimer l'autre dans le respect de celui-ci, soit leurs failles restent toujours les mêmes et qu'ainsi ils se "complètent" toute leur vie (ce qui implique donc qu'ils restent à jamais figés). J'ajouterai par ailleurs que la désillusion n'est pas à redouter car, la plupart du temps, elle permet, par une meilleure compréhension de notre situation, de mieux vivre cette situation et ce même si la compréhension de ce que nous vivons ne permettra jamais d'être entièrement maître de notre vie. Je rappellerai en effet en guise de conclusion (un peu mièvre j'en conviens) que si comprendre les choses est facile, les vivre est difficile.
Post-scriptum :
Tout ce qui vient d'être dit ici nous amène à une autre conclusion.
Si je dois aimer l'autre pour lui-même, à l'inverse, l'autre doit m'aimer pour ce que je suis. Il est donc illusoire et même dangereux d'essayer de correspondre aux désirs de l'autre car, tôt ou tard, celui-ci (ou celle-ci) découvrira la supercherie. N'écoutons donc pas le désespoir de Tom Yorke lorsqu'il croit réparer son amour en voulant être ce que l'autre veut qu'il soit :
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