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Liberté, égalité, fraternité
 
Liberté, égalité, fraternité
 
 


 
 
 "TOUS LES ANIMAUX SONT EGAUX
MAIS CERTAINS ANIMAUX SONT PLUS EGAUX
QUE D'AUTRES."

George Orwell, La ferme des animaux

  Commençons par un peu d'histoire.
   La célèbre devise de la République française " Liberté, Egalité, Fraternité ", laquelle trône sur tous les bâtiments publics, est un héritage du siècle des Lumières. C'est en effet Fénelon qui, le premier, à la fin du XVIIème siècle, associe ces trois notions. Lors de la Révolution française, cette devise fait partie des nombreuses devises invoquées, et dans un discours sur l'organisation des gardes nationales, Robespierre préconise, en décembre 1790, que les mots "Le Peuple Français" et "Liberté, Egalité, Fraternité" soient inscrits sur les uniformes et sur les drapeaux. Son projet ne sera toutefois pas adopté. À partir de 1793, les Parisiens, rapidement imités par les habitants des autres villes, peignent sur la façade de leurs maisons les mots suivants : "unité, indivisibilité de la République ; liberté, égalité ou la mort". Mais ils sont bientôt invités à effacer la dernière partie de la formule, trop associée à la Terreur... Comme beaucoup de symboles révolutionnaires, la devise tombe en désuétude sous l'Empire. Elle réapparaît lors de la Révolution de 1848, empreinte d’une dimension religieuse : les prêtres célèbrent le Christ-Fraternité et bénissent les arbres de la liberté qui sont alors plantés. Lorsqu’est rédigée la constitution de 1848, la devise " Liberté, Egalité, Fraternité " est définie comme un " principe " de la République. Boudée par le Second Empire, elle finit par s'imposer sous la IIIème République. On observe toutefois encore quelques résistances, y compris chez les partisans de la République : la solidarité est parfois préférée à l'égalité qui implique un nivellement social et la connotation chrétienne de la fraternité ne fait pas l'unanimité. La devise est réinscrite sur le fronton des édifices publics à l'occasion de la célébration du 14 juillet 1880. Elle figure dans les constitutions de 1946 et 1958 et fait aujourd’hui partie intégrante non seulement de notre patrimoine national, mais du patrimoine mondial. Les trois idées sont en effet reprises dans le premier article de la Déclaration universelle des droits de l'homme du 10 décembre 1948 :

"Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits. Ils sont doués de raison et de conscience et doivent agir les uns envers les autres dans un esprit de fraternité."
(remarquons au passage que ce premier article se distingue sensiblement de celui de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen du 26 août 1789, lequel stipulait que : "Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l'utilité commune", sans faire référence à l'idée de fraternité.)


  Pourtant, étrange association que ces trois mots, et notamment ceux de liberté et égalité. Ces deux notions, ne sont-elles pas en effet contradictoires ? On oppose aujourd'hui, peut-être encore plus qu'hier, les politiques libérales, lesquelles, comme leur nom l'indique, se fondent sur l'idée de liberté, et les politiques sociales, qui trouvent leur source dans l'exigence d'égalité. Cette opposition n'est-elle pas révélatrice d'une opposition plus profonde entre ces deux droits fondamentaux, bases de toutes les déclarations des droits de l'homme, que sont la liberté et l'égalité ?

 
Quelques mises au point apparaissent tout d'abord nécessaires. L'égalité dont il est question ici est une égalité de droit (laquelle se distingue de la liberté de fait, mais cette distinction, sur laquelle nous reviendrons, n'est pas essentielle pour le moment) c'est-à-dire qu'elle instaure des droits égaux, et donc des libertés (puisque le mot "droit" renvoie avant tout à la faculté de faire quelque chose, autrement dit à la liberté) égales pour tous les citoyens. Plus que contradictoires, les idées de liberté et d'égalité semblent donc fondamentalement liées. Par ailleurs, si on s'intéresse à la somme des libertés s'exerçant dans une société donnée, on peut affirmer que cette somme sera d'autant plus grande que l'égalité de droits entre citoyens sera la plus stricte (le démontrer serait trop long, je vous demande donc de me croire). Là encore par conséquent, liberté et égalité vont de pair. Où dès lors trouver la contradiction ?
Si liberté et égalité sont deux réalités qui s'opposent, c'est au niveau individuel. En effet, ce que je montrerai ici, c'est qu'il est impossible d'augmenter à la fois la liberté individuelle, et l'égalité. Un petit schéma le fera bien comprendre :

Dans ce schéma, le "camembert" représente la somme de liberté totale, tandis que chacune des divisions représente la somme de liberté d'un individu donné. Nous voyons que pour les quatre individus représentés, la liberté est égale. Cette égale liberté s'accompagne par ailleurs d'une limitation ; cette limitation est indispensable afin de préserver justement la liberté de chacun. Ainsi, je n'ai pas le droit de faire du bruit de façon intempestive en pleine nuit. Ce faisant, je limite ma liberté, car il peut arriver que j'ai envie d'écouter... Metallica par exemple en pleine nuit (et il serait sacrilège d'écouter Metallica en sourdine) ; mais en même temps, c'est une garantie pour mon voisin qu'il pourra dormir librement. Cependant, que va t-il se passer si l'un des individus décide d'augmenter sa liberté ? Il est très facile de voir que l'on se retrouvera dans une situation de ce type :

Si je choisis d'écouter de la musique en pleine nuit, alors j'augmente bel et bien ma liberté, mais je réduis celle de mon, ou mes voisins. Une augmentation de la liberté se fait donc au détriment de l'égalité (même si on considère que la liberté totale reste la même).

Bien entendu, ce raisonnement peut être réfuté en montrant qu'il est possible d'augmenter la liberté d'un individu sans pour autant réduire celle de son voisin. Ainsi, si l'on accorde à mon voisin pêcheur le droit de pêcher gratuitement dans les rivières de première catégorie, cela n'empiète nullement sur ma liberté dans la mesure où, n'étant pas moi-même pêcheur, je ne suis nullement affecté par ce droit qu'on lui confère. Le conflit entre égalité et liberté disparaît donc si les désirs des individus impliqués n'entrent pas en conflit (comme c'est le cas dans l'exemple de mon voisin pêcheur), autrement dit si les moyens permettant la réalisation des désirs de chacun sont suffisants pour que soient réalisés tous ces désirs. Si le raisonnement défendu ici a un sens, c'est parce que cela n'est, à l'échelle d'une société, jamais le cas.
Cette précision étant apportée, on peut donc parvenir à la conclusion suivante :

Conclusion : on ne peut en même temps défendre la liberté et l'égalité.

Cette conclusion apparaît encore plus claire lorsque l'on s'intéresse cette fois-ci non plus seulement à la liberté de droit, mais à la liberté de fait, évoquée plus haut.
Comme le rappelle en effet Leibniz (et Marx insistera encore plus en son temps), la liberté de droit ne peut se ramener à la liberté de fait :

"Il y a liberté de droit et de fait. Suivant celle de droit, un esclave n'est point libre, un sujet n'est pas entièrement libre, mais un pauvre est aussi libre qu'un riche.

La liberté de fait consiste ou dans la puissance de faire ce que l'on veut ou dans la puissance de vouloir comme il faut. [...] La liberté de faire [...] a ses degrés et variétés. Généralement, celui qui a plus de moyens est plus libre de faire ce qu'il veut." (Leibniz, Nouveaux essais sur l'entendement humain, Livre II, chap. XXI).

La liberté de fait consiste donc dans le pouvoir de faire effectivement quelque chose. Ainsi, dans une société démocratique, j'ai parfaitement le droit d'acheter une maison. Mais je ne serai réellement libre d'acheter une maison que si j'ai suffisamment d'argent pour l'acheter. On voit donc que si la liberté de droit est la même pour tous (rappelons qu'en France par exemple, le "droit au logement" est inscrit dans la Constitution), ce n'est pas le cas pour la liberté de fait (combien de SDF dénombre t-on encore aujourd'hui ?). Pour qu'une égalité existe en ce qui concerne la liberté de fait, il faudrait, outre l'égalité des droits, une égalité physique, intellectuelle, financière, etc. entre tous les citoyens, ce qui bien sûr n'est jamais le cas. Cependant, si l'inégalité est la règle, il est possible de la combattre. Il suffit pour cela de prendre des mesures qui rétablissent, en partie de moins, l'égalité de fait.
   Prenons pour exemple (pour rester dans les exemples purement matérialistes et simplistes, mais qui ont le mérite de la clarté) deux personnes : Monsieur Martin et Monsieur Durand. Monsieur Martin ne possède pas les moyens de s'acheter une voiture, tandis que Monsieur Durand possède les moyens de s'en acheter deux. Monsieur Durand possède donc une liberté de fait que Monsieur Martin ne possède pas. Envisageons qu'au lieu de s'acheter deux voitures, Monsieur Durand décide de donner la moitié de son argent à Monsieur Martin. Ce faisant, il perdra de sa liberté (puisqu'il ne pourra plus s'acheter deux voitures), mais Monsieur Martin sera rendu plus libre (il pourra désormais s'acheter une voiture). Par ailleurs, on sera bel et bien passé d'une situation inégalitaire à une situation égalitaire. Et là encore, c'est en sacrifiant de sa liberté que Monsieur Durand aura permis l'avènement de l'égalité. Cet exemple peut apparaître naïf, mais c'est exactement ce qui se passe lorsque nous payons des impôts. Les personnes les plus riches, et donc les plus libres, payent plus d'impôts que les personnes les plus pauvres, et donc les moins libres. En d'autres termes, on fait perdre plus de liberté aux riches qu'aux pauvres (les plus défavorisés ne payent d'ailleurs pas d'impôts, ce qui signifie qu'on ne leur enlève aucune liberté). Sera alors effectuée ce que l'on appelle une "redistribution sociale", laquelle permettra de corriger, en partie du moins, les inégalités sociales, et donc les inégalités relatives à la liberté de fait.
   A ce point de l'exposé, nous voyons réapparaître la distinction politique que j'opérais en introduction, entre les valeurs libérales et les valeurs sociales, en d'autres termes, entre des valeurs dites "de gauche", et des valeurs dites "de droite". On entend souvent dire actuellement qu'il n'y a plus de différence entre une politique de gauche, et une politique de droite. Ceci est peut-être vrai dans les faits (et encore ce constat reste abusif), mais ne l'est sûrement pas d'un point de vue idéologique. Ce que j'ai essayé de montrer jusqu'à maintenant, c'est qu'il est impossible (et il sera toujours impossible) d'assurer en même temps la promotion de la liberté et celle de l'égalité. Dans la mesure où ces deux valeurs sont, dans une certaine mesure, incompatibles, il est nécessaire de privilégier l'une des deux, et donc de faire un choix. Or, ce choix doit forcément conduire, sauf à être inconséquent ou hypocrite, à des aspirations, et donc à une politique différente. Par conséquent, il y aura toujours des gens de gauche, lesquels considèrent que la valeur la plus importante est l'égalité, et des gens de droite, pour qui la liberté est la valeur qui doit primer sur toutes les autres. Attention cependant, cela ne signifie pas qu'un "homme de gauche" ne souhaite pas promouvoir la liberté, ni qu'un "homme de droite" ne veuille pas plus d'égalité, cela signifie simplement que l'importance relative de ces deux exigences ne sera pas la même pour un "homme de gauche" et un "homme de droite".

  Il est à ce propos intéressant de remarquer que la quasi totalité des grands textes fondateurs des démocraties modernes (à commencer par les différentes déclarations des droits de l'Homme) sont des textes "de droite" ou qui font toujours apparaître l'idée de liberté avant celle d'égalité. La liberté passe toujours en premier, même s'il n'est pas clairement dit qu'elle doit primer sur l'exigence d'égalité. Que ceci doive être le cas, c'est ce que montre par exemple un penseur comme John Rawls, dans sa Théorie de la justice, lorsqu'il affirme qu'une société juste est une société reposant sur les deux principes suivants, qu'il range en ordre "lexical" (c'est-à-dire que le premier principe est prioritaire sur le second) :

"En premier lieu : chaque personne doit avoir un droit égal au système le plus étendu de libertés égales pour tous qui soit compatible avec le même système pour les autres
En second lieu : les inégalités sociales et économiques doivent être organisées de façon à ce que, à la fois (a) l'on puisse raisonnablement s'attendre à ce qu'elles soient à l'avantage de chacun et (b) qu'elles soient attachées à des positions et à des fonctions ouvertes à tous."

  Bien entendu, c'est d'une égale liberté dont nous parle Rawls, mais parce qu'il s'agit ici d'une égalité de droit, et non de fait. Il est clair pour lui qu'une égalité qui irait au détriment de la liberté n'est pas une solution acceptable.

  En fait, il est à mon avis facile d'expliquer pourquoi la liberté prime, et continuera de primer, de manière quasi générale sur l'égalité. Il faut pour cela invoquer trois raisons :

  1. La liberté apparaît comme une fin (même si en réalité, elle n'est elle-même qu'un moyen en vue d'une fin), alors que l'égalité n'est toujours envisagée que comme un moyen.
   Tout le monde recherche la liberté. En effet, même les tenants de l'égalité ont pour but la liberté, car ce qu'ils recherchent est en fait une égale liberté. L'égalité en elle-même ne veut rien dire ; elle est toujours égalité de quelque chose, de droits par exemple. En demandant l'égalité, les tenants de celle-ci demandent en réalité plus de liberté pour les personnes qui en ont le moins (pour eux-mêmes par exemple). Les buts d'un tenant de l'égalitarisme et d'un tenant de l'inégalitarisme sont donc les mêmes : promouvoir la liberté. C'est seulement dans la forme ou la répartition de celle-ci que leurs avis divergent.

  2. Les êtres humains sont naturellement égoïstes, autrement dit ils recherchent toujours leur propre intérêt.
   Or, il est dans l'intérêt de chacun (même s'il existe des exceptions que je n'analyserai pas ici) d'être le plus libre possible. Etant donné que je ne peux maximiser ma liberté qu'au détriment de celle des autres, je ne pourrai prétendre à une liberté maximum qu'en minimisant celle des autres, et donc seulement si je privilégie la liberté sur l'égalité.

  3. Les plus libres sont les plus forts.
   Dans une société inégalitaire, comme le sont toutes les sociétés (si ce n'est en droit, cela l'est de fait), on peut partager la population en deux, en fonction de leur degré de liberté. En simplifiant à l'extrême, nous pouvons dire qu'une moitié de la population, celle qui possède le moins de liberté, a intérêt à promouvoir l'égalité, car de cette manière elle augmentera sa liberté. Mais à l'inverse, l'autre moitié de la population a intérêt a défendre la liberté, car une plus grande égalité lui ferait nécessairement perdre de celle-ci. Or, les plus libres, parce qu'ils sont les plus libres, sont aussi les plus forts. Autrement dit, bien que schématiquement, le nombre de personnes ayant intérêt à privilégier l'égalité soit le même que celui ayant intérêt à privilégier la liberté, à supposer que ces deux camps s'affrontent, le second gagnera toujours. Finalement, la liberté gagnera toujours.
   Il n'existe qu'un moyen pour que ce ne soit pas le cas : que certaines personnes acceptent de réduire leur liberté, au profit d'autres personnes qui en possèdent moins qu'eux.

Conclusion : "Liberté, égalité, fraternité"

  C'est ici qu'intervient la troisième idée que nous avons laissé de côté jusqu'à présent : l'idée de fraternité. Elle seule est en effet à même de réconcilier liberté et égalité. C'est pourquoi la devise "Liberté, égalité" serait absurde, alors que la devise "Liberté, égalité, fraternité" fait sens. En effet, comme je l'ai dit précédemment pour accepter de perdre de ma liberté au profit de mon voisin, donc accepter que mon voisin soit mon égal, il faut que j'éprouve de l'intérêt à la chose. Or seule la fraternité, laquelle me fait désirer le bien de mon "frère", peut faire que je désire voir augmenter sa liberté, même si c'est au détriment de la mienne. Un sentiment de fraternité avec mon voisin permet d'identifier l'intérêt de ce dernier à mon propre intérêt. Ce n'est qu'ainsi que je peux dépasser mon égoïsme naturel et accepter ce qui, au premier abord, me défavorise. L'association des idées de "liberté", d' "égalité" et de "fraternité" n'est donc pas étrange, comme j'ai pu l'écrire plus haut. Elle est tout simplement la seule manière de concilier ces deux valeurs fondamentales mais antagonistes que sont la liberté et l'égalité.

Post-scriptum

  Il me reste à faire une dernière remarque concernant la situation politique que nous connaissons actuellement. Nombre de gens se plaignent des politiques ultra-libérales mises en place au niveau mondial. Or, cette ultra libéralisation des politiques n'est que la conséquence de la montée de l'individualisme, et par là-même de l'égoïsme au sens péjoratif du terme. C'est parce que les gens préfèrent privilégier leur propre liberté aux dépens de celle de leur voisin que l'ultra libéralisme est possible et même souhaité par un certain nombre, nombre qui se trouve pour le moment être le plus fort. Bien entendu, il suffirait pour que cela change qu'un nombre suffisant de personnes veuille (et non seulement désire) changer cet état de fait, ce qui, à mon avis est loin d'être gagné.

 

Post-scriptum (bis)

Au moment où j'ai écrit ce texte (il y a maintenant plus de 10 ans), je n'avais déjà aucune prétention à l'originalité, puisque ces idées avaient été développées plus longuement, et bien mieux, par nombre d'autres. Toutefois, je suis tombé, en lisant récemment Les Deux Sources de la morale et de la religion de Bergson, sur un passage qui résume parfaitement l'essentiel :

"[La démocratie] proclame la liberté, réclame l'égalité, et réconcilie ces deux sœurs ennemies en leur rappelant qu'elles sont soeurs, en mettant au-dessus de tout la fraternité. Qu'on prenne de ce biais la devise républicaine, on trouvera que le troisième terme lève la contradiction si souvent signalée entre les deux autres, et que la fraternité est l'essentiel". (Les deux sources de la morale et de la religion, 1932, Chapitre IV, Alcan, p. 300)

 

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Date de création : 24/01/2011 @ 16:58
Dernière modification : 03/03/2014 @ 10:17
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