Descartes était-il prétentieux ?
(ou pourquoi Descartes n'a douté de rien)
Pour tous ceux qui ont eu un jour la chance de suivre un cours de philosophie au lycée (pour peu qu'ils l'aient suivi avec un minimum d'attention), le nom de Descartes reste certainement associé au doute. Le doute systématique de Descartes, voilà bien une des tartes à la crème de la philosophie. Descartes, celui qui a douté de tout pour parvenir à la vérité. Descartes, l'humble Descartes, qui avait pour habitude de terminer les lettres qu'il adressait (entre autres) à la Princesse Elizabeth : "Madame, de votre Altesse, le très humble, très obéissant et très dévot serviteur, Descartes".
Pourtant, je vais essayer de montrer ici que l'humilité était loin de caractériser Descartes, et qu'il était au contraire bien prétentieux. En effet, contrairement à ce qu'il a voulu nous faire croire, Descartes ne doutait de rien (et n'est-ce pas là l'une des marques essentielles de la vanité ?).
Pour commencer, un petit rappel des faits est peut-être utile. Dans le premier article de ses Principes de la philosophie, Descartes écrit :
"Que pour examiner la vérité, il est besoin une fois en sa vie, de mettre toutes choses en doute, autant qu'il se peut".
Le Discours de la méthode, permet de préciser les choses (je reproduis ici un texte un peu long, mais seule son unité lui donne tout son sens) :
"J'avais dès longtemps remarqué que pour les mœurs il est besoin quelquefois de suivre des opinions qu'on sait fort incertaines, tout de même que si elles étaient indubitables, ainsi qu'il a été dit ci-dessus : mais pource qu'alors je désirais vaquer seulement à la recherche de la vérité, je pensai qu'il fallait que je fisse tout le contraire, et que je rejetasse comme absolument faux tout ce en quoi je pourrais imaginer le moindre doute, afin de voir s'il ne resterait point après cela quelque chose en ma créance qui fût entièrement indubitable. Ainsi, à cause que nos sens nous trompent quelquefois, je voulus supposer qu'il n'y avait aucune chose qui fût telle qu'ils nous la font imaginer ; et pource qu'il y a des hommes qui se méprennent en raisonnant, même touchant les plus simples matières de géométrie, et y font des paralogismes , jugeant que j'étais sujet à faillir autant qu'aucun autre, je rejetai comme fausses toutes les raisons que j'avais prises auparavant pour démonstrations ; et enfin, considérant que toutes les mêmes pensées que nous avons étant éveillés nous peuvent aussi venir quand nous dormons sans qu'il y en ait aucune pour lors qui soit vraie, je me résolus de feindre que toutes les choses qui m'étaient jamais entrées en l'esprit n'étaient non plus vraies que les illusions de mes songes. Mais aussitôt après je pris garde que, pendant que je voulais ainsi penser que tout était faux, il fallait nécessairement que moi, qui le pensais, fusse quelque chose : et remarquant que cette vérité, je pense, donc je suis, était si ferme et si assurée que toutes les extravagantes suppositions des sceptiques n'étaient pas capables de l'ébranler, je jugeai que je pouvais la recevoir sans scrupule comme le premier principe de la philosophie".
Descartes, Discours de la méthode (1637), Quatrième partie.
Si donc nous résumons la démarche du doute cartésien, nous pouvons dire qu'il passe par trois étapes :
1ère étape : Descartes met en doute ce que lui montrent ses sens.
2e étape : Descartes met en doute ses raisonnements, donc sa capacité à raisonner (on voit d'ailleurs apparaître une nouvelle marque de sa soi-disant humilité : "jugeant que j'étais à faillir autant qu'aucun autre")
3e étape : Descartes va jusqu'à douter de la réalité de tout ce qu'il a jamais appris, et donc de l'existence du monde lui-même.
Quelle plus belle preuve d'humilité que cette entreprise de doute, même si elle finit par déboucher sur une certitude, celle de mon existence, incarnée dans le fameux "Je pense, donc je suis" ? Cependant, durant toute cette belle entreprise, Descartes nous a menti. Loin de douter de tout, il n'a douté de rien. Comment est-ce possible ?
Reprenons les choses dans l'ordre. Tout d'abord, Descartes doute de ses sens. Rien ne lui garantit qu'ils ne le trompent pas constamment, dans la mesure où il sait que quelquefois au moins ils le trompent. Autrement dit, lorsque Descartes écrit le Discours de la méthode, il est possible que sa vue le trompe. Peut-être que ce qu'il se voit écrire n'est qu'une illusion et que la page reste désespérément blanche. Descartes n'aurait-il donc pas dû commencer par se poser cette question ? Cela eût semblé des plus logiques. Or, il apparaît que cette question, il ne se l'est justement pas posée, parce qu'il était certainement convaincu qu'à ce moment là, sa vue ne le trompait pas, et que lui, Descartes, était bel et bien en train d'écrire le Discours de la méthode. Mais continuons. Descartes le mathématicien-philosophe, n'écrit pas de la poésie ; il écrit de la philosophie, ce qui implique qu'il construit des raisonnements logiques, qui ont pour but de convaincre ceux qui le lisent. Or, pour produire un raisonnement logique, il faut être capable de raisonner logiquement, et ce non pas à certains moments du raisonnement, mais pendant tout le déroulement du raisonnement. Descartes, qui met en cause sa capacité de raisonner, aurait donc dû se demander si les raisonnements qu'il nous propose ne sont pas complètement incohérents, trompé qu'il pourrait être par cette capacité de raisonnement. Or, là encore, nous ne trouvons pas trace de cette interrogation, tout simplement parce que Descartes avait la certitude qu'il raisonnait en écrivant son Discours, et surtout qu'il raisonnait "bien". Enfin, pour que son entreprise ait un sens, il fallait aussi qu'il considére qu'existait un monde extérieur à lui, et que dans ce monde se trouvaient d'autres sujets, pour lesquels sa réflexion pourrait avoir une utilité. Sinon, à quoi bon ? Descartes ne doutait donc pas que cette réalité dans laquelle il vivait (ou croyait vivre) était bien "réelle", et n'était pas simplement une illusion.
Que Descartes n'ait eu aucun de ses doutes, et que cet état de fait lui ait permis d'écrire le Discours de la méthode (ainsi que ses autres ouvrages), s'explique très facilement. En réalité, comme l'a si bien montré Ludwig Wittgenstein dans son livre intitulé De la certitude, il existe certaines choses qu'il nous est impossible de mettre en doute. Nous ne pouvons douter de tout car l'entreprise de doute présuppose des croyances que le doute ne peut atteindre. Comme n'a de cesse de le répéter Wittgenstein (je ne retranscris ici que quelques unes des formules de Wittgenstein traitant la question qui nous intéresse) :
"115. Qui voudrait douter de tout n'irait même pas jusqu'au doute. Le jeu du doute lui-même présuppose la certitude".
"341. […] les questions que nous posons et nos doutes reposent sur ceci : certaines propositions sont soustraites au doute, comme des gonds sur lesquels tournent ces questions et doutes".
"342. […] il est inhérent à la logique de nos investigations scientifiques qu'effectivement certaines choses ne soient pas mises en doute".
Notre façon de concevoir le monde, mais aussi et surtout notre manière d'agir dans le monde, se fondent sur des croyances que l'on pourrait qualifier d' "intimes", croyances qui conditionnent notre vision du monde et notre comportement. Sans ces croyances, non seulement nous ne pourrions construire une connaissance du monde, mais nous ne pourrions agir dans le monde. Autrement dit, ces croyances fondent notre existence (non pas au sens où elles nous font être, mais au sens où elles conditionnent notre vie). Ce sont pourtant bien des croyances (Wittgenstein les appelle des croyances "non fondées"), car s'il nous est impossible de nous en départir, il nous est tout aussi impossible d'en démontrer la véracité. Par exemple, lorsque je parle à quelqu'un, je crois que ce quelqu'un existe. Cette croyance va de soi, mais je ne pourrrai jamais prouver que cette croyance est vraie, et donc que la personne à laquelle je m'adresse existe bel et bien et n'est pas seulement une construction de mon imagination. C'est pourquoi il est impossible de se lancer dans une entreprise de doute telle que celle de Descartes. Et croire cette entreprise possible serait d'une prétention sans borne.
Vous vous serez rendu compte que dans ce qui précède, j'ai été un peu dur avec Descartes, que je n'ai pas été très honnête avec lui, car j'ai quelque peu travesti sa pensée. Descartes n'a jamais prétendu en effet qu'il était possible de douter de tout. Car comme il l'écrit dans l'article 3 de ses Principes de la philosophie (et comme le fait aussi apparaître le début du texte du Discours) :
"Cependant il est à remarquer que je n'entends point que nous nous servions d'une façon si générale, sinon lorsque nous commençons à nous appliquer à la contemplation de la vérité. Car il est certain qu'en ce qui regarde la conduite de notre vie, nous sommes obligés de suivre bien souvent des opinions qui ne sont que vraisemblables, à cause que les occasions d'agir en nos affaires se passeraient presque toujours, avant que nous pussions nous délivrer de tous nos doutes".
S'il faut douter de tout, c'est donc uniquement dans la recherche de la vérité, et non dans nos actions pratiques. L'erreur de Descartes, si erreur il y a, c'est de ne pas avoir vu que la recherche de la vérité est une action de la vie pratique (elle possède en tout cas une dimension pratique). Et que par conséquent, elle aussi implique qu'on s'appuie sur certaines croyances qu'on ne peut remettre en doute (même si l'on fait mine de s'attaquer à ces croyances dans notre entreprise de doute). Descartes continue d'avoir raison dans la mesure où le chemin de la vérité est effectivement celui du doute, mais il faut accepter que le point de départ de ce chemin ne fait pas partie du chemin (comme le dit Wittgenstein, l'oeil est ce qui crée le champs de vision, mais il ne fait pas partie lui-même de ce champs de vision, car un oeil ne peut pas se voir lui-même).
Retour aux promenades