"Dans l'homme, le plaisir et la douleur physiques ne font que la moindre partie de ses peines et de ses plaisirs son imagination, qui travaille continuellement, fait tout, ou plutôt ne fait rien que pour son malheur ; car elle ne présente à l'âme que des fantômes vains ou des images exagérées, et la force à s'en occuper. Plus agitée par ces illusions qu'elle ne le peut être par les objets réels, l'âme perd sa faculté de juger, et même son empire ; elle ne compare que des chimères elle ne veut plus qu'en second, et souvent elle veut l'impossible sa volonté, qu'elle ne détermine plus, lui devient donc à charge ; ses désirs outrés sont des peines ; et ses vaines espérances sont tout au plus des faux plaisirs, qui disparaissent et s'évanouissent dès que le calme succède, et que l'âme, reprenant sa place, vient à les juger.
Nous nous préparons donc des peines toutes les fois que nous cherchons des plaisirs ; nous sommes malheureux dès que nous désirons d'être plus heureux. Le bonheur est au dedans de nous-mêmes, il nous a été donné le malheur est au dehors, et nous l'allons chercher. Pourquoi ne sommes-nous pas convaincus que la jouissance paisible de notre âme est notre seul et vrai bien, que nous ne pouvons l'augmenter sans risquer de le perdre, que moins nous désirons, et plus nous possédons, qu'enfin tout ce que nous voulons au delà de ce que la nature peut nous donner, est peine, et que rien n'est plaisir que ce qu'elle nous offre ?
Or, la nature nous a donné et nous offre encore à tout instant des plaisirs sans nombre ; elle a pourvu à nos besoins, elle nous a munis contre la douleur. II y a dans le physique infiniment plus de bien que de mal ce n'est donc pas la réalité, c'est la chimère qu'il faut craindre ce n'est ni la douleur du corps, ni les maladies, ni la mort, mais l'agitation de l'âme, les passions et l'ennui qui sont à redouter."
Buffon, Discours sur la nature des animaux, 1754, in Les quadrupèdes : animaux domestiques et animaux sauvages en France ; précédés du Discours sur la nature des animaux, Berche et Tralin, 1878, p. 28.
"Seules […] la douleur et la privation peuvent produire une impression positive et par là se dénoncer d’elles-mêmes ; le bien-être, au contraire, n’est que pure négation. Aussi n’apprécions-nous pas les trois plus grands biens de la vie, la santé, la jeunesse et la liberté, tant que nous les possédons ; pour en comprendre la valeur, il faut que nous les ayons perdus, car ils sont aussi négatifs. Que notre vie était heureuse, c’est ce dont nous ne nous apercevons qu’au moment où ces jours heureux ont fait place à des jours malheureux. Autant les jouissances augmentent, autant diminue l’aptitude à les goûter : le plaisir devenu habitude n’est plus éprouvé comme tel. Mais par là-même grandit la faculté de ressentir la souffrance ; car la disparition d’un plaisir habituel cause une impression douloureuse. Ainsi la possession accroît la mesure de nos besoins, et du même coup la capacité de ressentir la douleur. – Le cours des heures est d’autant plus rapide qu’elles sont agréables, d’autant plus lent qu’elles sont plus pénibles ; car le chagrin, et non le plaisir, est l’élément positif, dont la présence se fait remarquer. De même nous avons conscience du temps dans les moments d’ennui, non dans les instants agréables. Ces deux faits prouvent que la partie la plus heureuse de notre existence est celle où nous la sentons le moins ; d’où il suit qu’il vaudrait mieux pour nous ne la pas posséder."
Arthur Schopenhauer, Le Monde comme volonté et comme représentation, 1819, trad. A. Burdeau, Paris, PUF, 1966, p. 1337.
"J'ai toujours été convaincu que le bonheur est le critère de toutes les règles de conduite ainsi que le but de la vie. Mais aujourd'hui je pense en outre que ce but, on ne peut l'atteindre que si l'on n'en fait pas un but direct. Seuls sont heureux ceux qui fixent leur esprit sur autre chose que sur leur propre bonheur ; sur le bonheur d'autrui, sur le progrès de l'humanité, voire sur quelque art ou quelque recherche, auxquels ils s'attachent non comme à un moyen, mais comme à une fin idéale. Visant ainsi autre chose, ils trouvent le bonheur au passage. Les joies de la vie suffisent à en faire quelque chose d'agréable tant qu'elles sont saisies en passant[1], tant qu'elles n'en deviennent pas l'objet principal. Il suffit qu'elles le deviennent pour qu'immédiatement elles se révèlent insuffisantes. Elles ne résisteront pas à un examen en profondeur. Demandez-vous si vous êtes heureux et vous cessez de l'être sur-le-champ. La seule chose à faire est de considérer non pas le bonheur, mais une autre fin extérieure à lui, comme le but de la vie. Que votre conscience, votre perspicacité, votre examen intérieur s'épuisent sur cette fin ; et si les circonstances vous sont favorables, vous respirerez le bonheur en respirant l'air ambiant, sans vous y attarder, sans y penser, sans l'anticiper en imagination et sans faire fuir les impressions fatales."
John Stuart Mill, Autobiographie, 1873, Chapitre 5, Paris, Aubier, 1993, p. 134.
[1] En français dans le texte.
"I never, indeed, wavered in the conviction that happiness is the test of all rules of conduct, and the end of life. But I now thought that this end was only to be attained by not making it the direct end. Those only are happy (I thought) who have their minds fixed on some object other than their own happiness; on the happiness of others, on the improvement of mankind, even on some art or pursuit, followed not as a means, but as itself an ideal end. Aiming thus at something else, they find happiness by the way. The enjoyments of life (such was now my theory) are sufficient to make it a pleasant thing, when they are taken en passant, without being made a principal object. Once make them so, and they are immediately felt to be insufficient. They will not bear a scrutinizing examination. Ask yourself whether you are happy, and you cease to be so.The only chance is to treat, not happiness, but some end external to it, as the purpose of life. Let your self-consciousness, your scrutiny, your self-interrogation, exhaust themselves on that; and if otherwise fortunately circumstanced you will inhale happiness with the air you breathe, without dwelling on it or thinking about it, without either forestalling it in imagination, ot putting it to flight by fatal questioning. "
John Stuart Mill, Autobiography, 1873, Chapter V, The Harvard Classics, 1909, p. 94.
"Ce qu'il y a de plus frappant dans la conception que l'homme - le mâle - se fait du bonheur, c'est que cette conception n'existe pas. Il y a, d'Alain, un livre intitulé Propos sur le bonheur. Mais à aucun endroit de ce livre, il n'est question du bonheur. Cela est tout à fait significatif. La plupart des hommes n'ont pas de conception du bonheur. [...] le bonheur s'obtient en n'y pensant pas. Un jour, on fait réflexion sur soi-même, on se rend compte qu'on n'a pas trop d'ennuis : on se dit alors qu'on est heureux. Et on dresse en règle de conduite ce fameux poncif, que le bonheur ne s'obtient qu'à condition de ne pas le rechercher".
Montherlant, Les Jeunes filles, 1936, Folio, 1972, p. 121.
"Chacun sait, ou l'expérience le lui apprend avec l'âge, que le bonheur semble d'autant plus s'éloigner qu'on cherche ardemment à l'atteindre. On ne peut pas lui courir après. On ne peut pas le chercher, parce qu'on ne peut pas le reconnaître de loin et qu'il ne se dévoile que soudain, lorsqu'il est là. Le bonheur ? Ce sont ces quelques minutes dans une vie où le monde devient tout à coup parfait, par un concours de circonstances imperceptibles. La chaleur d'une main, la vue d'une eau cristalline ou le chant d'un oiseau : comment pourrait-on « chercher à atteindre » des choses de ce genre ? Mais ce ne sont pas non plus toutes ces choses qui comptent, mais seulement la disposition d'âme (seelische Bereitschaft) qu'elles rencontrent. Ce qui importe c'est que l'âme soit capable de vibrer au bon moment, que ses cordes n'aient pas été détendues par les sons qui en ont été tirés jusque-là, que les accès aux joies les plus élevées ne soient pas encrassés (durch Schmutz verstopft). Mais l'homme peut veiller à tout cela, à la réceptivité, à la pureté (Reinheit) de l'âme. Il ne peut pas attirer le bonheur, mais il peut disposer toute son existence de manière à être prêt, à tout moment, à le recevoir quand il vient".
Moritz Schlick, Questions d'éthique, 1930, VIII, 10, Trad. C. Bonnet, Paris, P.U.F., 2000, p. 168.
"L'idée du bonheur est le type même du malentendu. Pourquoi le bonheur ? Pourquoi faudrait-il que nous soyions heureux ? De quoi pourrait bien se nourrir un sentiment si général, si abstrait, et pourtant si lié à la vie quotidienne ? Quelle que soit l'idée qu'on s'en fait, le bonheur est simplement un accord entre le monde et l'homme ; il est une incarnation. Une civilisation qui fait du bonheur sa quête principale est vouée à l'échec et aux belles paroles. Il n'y a rien qui justifie un bonheur idéal, comme il n'y a rien qui justifie un amour parfait, absolu, ou un sentiment de foi totale, ou un état de santé perpétuelle. L'absolu n'est pas réalisable : cette mythologie ne résiste pas à la lucidité. La seule vérité est d'être vivant, le seul bonheur est de savoir qu'on est vivant.
L'absurdité des généralisations des mythes et des systèmes, quels qu'ils soient, c'est la rupture qu'ils supposent avec le monde vivant. Comme si ce monde-là n'était pas assez vaste, pas assez tragique ou comique, pas assez insoupçonné pour satisfaire aux exigences des passions et de l'intelligence."
J.-M. G. Le Clézio, L'Extase matérielle, Éd. Gallimard, 1967.
"Enfin, il est peut-être temps de dire que le "secret" d'une bonne vie, c'est de se moquer du bonheur : ne jamais le chercher en tant que tel, l'accueillir sans se demander s'il est mérité ou contribue à l'édification du genre humain ; ne pas le retenir, ne pas regretter sa perte ; lui laisser son caractère fantasque qui lui permet de surgir au milieu des jours ordinaires ou de se dérober dans les situations grandioses. Bref le tenir toujours et partout pour secondaire puisqu'il n'advient jamais qu'à propos d'autre chose.
Au bonheur proprement dit, on peut préférer le plaisir comme une brève extase volée au cours des choses, la gaieté, cette ivresse légère qui accompagne le déploiement de la vie, et surtout la joie qui suppose surprise et élévation. Car rien ne rivalise avec l'irruption dans notre existence d'un événement ou d'un être qui nous ravage et nous ravit. Il y a toujours trop à désirer, à découvrir, à aimer. Et nous quittons la scène sans avoir à peine goûté au festin".
Pascal Bruckner, L'Euphorie perpétuelle, Essai sur le devoir de bonheur, Livre de poche, 2002, pp. 270-271.
Date de création : 29/11/2005 @ 10:55
Dernière modification : 13/11/2020 @ 13:39
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