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Texte à méditer :  L'histoire du monde est le tribunal du monde.
  
Schiller
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Cours sur le désir
Faut-il désirer être entièrement satisfait ?
 
 
« Il y a deux tragédies dans la vie. L'une est de ne pas obtenir ce que l'on désire ardemment. L'autre est de l'obtenir. »
 
 
 
 
George Bernard Shaw, Homme et surhomme, IV (Man and Superman, IV)
 
 
 
 
 
 
Introduction

 
 Dans son étude de l'inconscient, Freud a mis la notion de pulsion au centre de sa théorie. Comme nous l'avons vu, la pulsion est cette excitation qui a pour origine un certain état de tension organique déplaisant, et pour but la réduction de cette tension, ce qui est source de plaisir, grâce à certains objets (y compris le corps propre). La pulsion est donc quelque chose qui nous pousse à agir en vue d'une fin (l'atteinte de l'objet en question). Or, cette poussée que nous ressentons sous l'effet d'une pulsion porte dans le langage courant un nom plus général : on l'appelle le désir. Le désir est bien en effet ce "mouvement de l'âme" vers un objet dont elle éprouve le besoin ou qui a de l'attrait pour elle. Pulsion et désir semblent donc posséder plusieurs points communs.
 Toute la question pour Freud était de savoir comment gérer les pulsions. Il s'agissait pour le Moi de "tenir en bride les passions du ça", ou bien de modifier la réalité afin de satisfaire les pulsions. Tout le problème était en effet que les pulsions sont indifférentes à la réalité, mais aussi indifférentes aux notions de bien et de mal. A centre de la théorie psychanalytique se trouvait donc la gestion des pulsions. De la même façon, on peut se demander si les désirs peuvent être indifférents au bien et au mal, et si à nouveau, la question du désir ne doit pas conduire à une réflexion sur l'économie de celui-ci et sur la gestion de nos envies.
 
I.                   Désir et besoin
 
    Analyse d'expressions : avoir besoin de qqc ¹ avoir envie de qqc
 
 Le besoin et le désir peuvent coïncider : quand on est déshydraté, la soif exprime un besoin et un désir. Mais en d'autres circonstances, nous constatons qu'il s'agit bien de deux genres de manque différents : avoir besoin d'argent est une chose, en désirer par cupidité en est une autre. On ne dira pas non plus que les hommes ont besoin d'être riches, célèbres, ou immortels, mais qu'ils le désirent. S'agit-il seulement de deux points de vue sur les mêmes manques, ou de deux réalités étrangères l'une à l'autre, ou encore des deux pôles d'un échange ?
 
 D'un premier point de vue, celui de l'usage de la langue, désir et besoin semblent être en opposition sur quatre points :
 
1.      D'un côté, le besoin apparaît comme un manque dont la satisfaction est nécessaire à l'équilibre ou au bon fonctionnement d'un organisme. Nécessaire a donc ici le sens que lui donne Aristote dans la Métaphysique (V, 1015 a 20) :
 
"Nécessaire se dit de ce sans quoi, pris comme condition, il n'est pas possible de vivre".
 
De l'autre côté, le désir apparaît comme contingent, càd qu'on peut choisir de le satisfaire ou de ne pas le satisfaire.
Ex. : manger est un besoin, mais non manger tel plat particulier.
-> absence ou présence de liberté
 
2.      Le besoin serait un manque objectif, mesurable en référence à un état d'équilibre déterminé, indépendamment de ce que la personne concernée en pense. À l'inverse, le désir serait subjectif, il désignerait ce que la personne concernée éprouve, indépendamment de ses besoins objectifs.
-> à cet égard, la carence désigne ce dont on est effectivement privé, tandis que la frustration est le sentiment d'insatisfaction, lié à une déception plus ou moins justifiée.
 
3.      Le besoin serait naturel, d'origine corporelle, alors que le désir serait artificiel, trouvant sa source dans la pensée et plus encore dans l'imagination. Cette distinction est toutefois contestable.
 
4.      Le besoin aurait un objet spécifique qui peut le combler, du moins momentanément, alors que le désir serait sans objet susceptible de le contenter, même provisoirement.
 
 Ainsi, ce qui différencie le besoin du désir, c'est que le besoin reste toujours le même, tandis que le désir se modifie avec le temps, qu'il grandit à mesure que passe ce dernier. Quand j'ai étanché ma soif, je ne vais pas avoir besoin de boire deux fois plus la prochaine fois ; en revanche, on désire toujours plus : un sportif, par exemple, va d'abord désirer être champion de France, puis champion d'Europe, puis champion du monde, etc.
 
 Le besoin apparaît donc comme défini, vital et pouvant être satisfait, alors que le désir apparaît infiniment variable et jamais comblé.
Ex. : Ainsi, dans le Don Juan de Molière, le séducteur insatiable et son fidèle valet Sganarelle incarnent en quelque sorte le désir et le besoin. Don Juan court d'un cœur à l'autre, aspire sans cesse à de nouvelles conquêtes. À peine a-t-il vaincu qu'il reprend sa course : il est désir. Sganarelle, quant à lui, n'a de convoitise qu'alimentaire et bornée. Il cherche tout simplement à vivre : il est besoin. Don Juan meurt brûlé par sa passion, tandis que Sganarelle réclame des gages.
 
 Mais plus encore, les besoins seraient naturels et justifiés, les désirs illégitimes et capricieux. Les besoins révèlent ce qui est nécessaire à l'organisme pour survivre : ils ne dépendent pas d'une volonté mais d'une nécessité; aussi serait-il absurde de reprocher à un homme son besoin d'eau ou de protéines.
-> légitimité du besoin
Céder à ses besoins est non seulement une nécessité, mais un devoir, et de l'aveu même des stoïciens, le premier des devoirs envers soi-même, à savoir l'obligation de conserver son être.
 À l'inverse, les désirs ne sont pas nécessaires : la volonté peut les réfréner. On peut ainsi reprocher à quelqu'un d'avoir les yeux plus gros que le ventre, de ne pas savoir s'arrêter.
 
 Le besoin est donc une donnée biologique qui ne met nullement en cause le monde du sujet, car il se situe par-delà le bien et le mal. On retrouve cette idée chez Rousseau, dans la distinction qu'il opère entre amour de soi et amour propre. "L'amour de soi-même", tel que Rousseau le définit dans le Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes (note XV), est :
 
"un sentiment naturel qui porte à veiller à sa propre conservation et qui, dirigé dans l'homme par la raison et modifié par la pitié, produit l'humanité et la vertu. L'amour-propre n'est qu'un sentiment relatif, factice et né dans la société, qui porte chaque individu à faire plus de cas de soi que de tout autre, qui inspire aux hommes tous les maux qu'ils se font mutuellement et qui est la véritable source de l'honneur".
 
Modéré par la pitié qui concourt à la conservation mutuelle de l'espèce, l'amour de soi demeure premier en cas de conflit et inspire à l'homme cette maxime de bonté naturelle selon laquelle il faut faire son bien avec le moindre mal d'autrui qu'il est possible. L'amour de soi n'admet donc pas d'état d'âme, il ne cède le pas à la pitié que si la survie est assurée par ailleurs. Contrairement à l'amour de soi, l'amour propre est selon Rousseau un sentiment qui prend naissance sous le regard d'autrui, qui porte l'homme à se comparer et à se faire centre de tout. Source de l'honneur et de toutes les passions mauvaises, il ne peut se déployer en l'absence de spectateur et d'une représentation de soi-même contaminée par le jugement social.
® désir de paraître, de briller.
 
 La sagesse serait donc peut-être de se limiter au strict nécessaire, de rechercher la paix et la sérénité grâce à la satisfaction des besoins, de renoncer à la poursuite des désirs, qui maintiennent l'âme dans l'inquiétude et la déception. N'est-ce pas d'ailleurs ce que préconise Épicure (341-270 av. J.-C.) ?
 
 
-         Besoin et désir chez Freud : le besoin, né d'un état de tension interne trouve sa satisfaction par l'action spécifique qui procure l'objet adéquat ; le désir est indissolublement lié à des "traces mnésiques" et trouve son accomplissement dans la reproduction hallucinatoire des perceptions devenues signes de cette satisfaction
® fantasme = scénario imaginaire où le sujet est présent et qui figure, de façon plus ou moins déformée par les processus défensifs, l'accomplissement d'un désir et, en dernier ressort, d'un désir inconscient.
La question de la libido : "Libido est une expression empruntée à la théorie de l'affectivité. Nous appelons ainsi l'énergie, considérée comme une grandeur quantitative –quoiqu'elle ne soit pas actuellement mesurable – de ces pulsions qui ont à faire avec tout ce que l'on peut comprendre sous le nom d'amour" in Psychologie collective et analyse du Moi.
 
 
II.                Faut-il établir une hiérarchie des désirs ?
 
 À la différence de l'animal, l'homme doit choisir entre les objectifs qu'il se donne. En effet, si tous les manques le troublent, il ne peut les satisfaire tous. Dans l'Antiquité, comme dans la pensée morale moderne, aucune école philosophique ne propose de courir à la poursuite des satisfactions de toutes sortes sans sélection ni hiérarchie. Chacune recommande une façon spécifique de faire des choix en fonction de ce qui est le plus conforme à la nature de l'homme ou de ce qui le rendra le plus heureux. Car le premier pouvoir dont l'homme dispose est celui de son esprit et de sa volonté sur ses désirs.
 
1.      L'épicurisme
 
 Le bonheur est recherché par tous les hommes. Pour Épicure (341-270 av. J.-C.), il est même l'idéal suprême de la vie. Or, le désir inassouvi entraîne le déplaisir ou la douleur et s'oppose au bonheur. Le désir insatisfait produit dans l'âme un trouble, alors que le bonheur repose sur un état de tranquillité durable, l'ataraxie. Épicure en tire la conclusion suivante : pour être heureux, il faut éviter d'avoir des désirs non satisfaits. L'homme doit donc à s'attacher à connaître et à régler ses désirs, en vue d'atteindre le plaisir et donc la vie heureuse.
Notions : eudémonisme, hédonisme.
 
→ Cf. Texte d'Épicure tiré de la Lettre à Ménécée.
 
 Pour se faire, Épicure distingue trois sortes de désirs, selon la nature de l'objet auquel ils se rapportent :
- les uns sont naturels et nécessaires, et sont les plus faciles à satisfaire (ex : boire). Toutefois, leur nécessité ne se ramène pas uniquement à des impératifs de survie; "les uns sont nécessaires pour le bonheur, les autres pour la tranquillité du corps, les autres pour la vie même" (LM, pp. 13-14).
- d'autres sont naturels et non nécessaires (ex : boire du vin)
- enfin les derniers, qui vont jusqu'à l'infini, ne sont ni naturels, ni nécessaires. Ils sont vains, c'est-à-dire impossibles à satisfaire, et n'ont pour origine que "l'ouvrage de la fantaisie et du caprice" (ex : l'amour, les richesses).
 Si donc "tout plaisir, pris en lui-même et dans sa nature propre, est […] un bien" (LM, p. 14), il ne s'ensuit pas qu'il faille chercher tous les plaisirs de manière indifférenciée, car comme l'énonce Épicure :
 
"[…] ce n'est pas une suite ininterrompue de jours passés à boire et à manger, ce n'est pas la jouissance des jeunes garçons et des femmes, ce n'est pas la saveur des poissons et des autres mets que porte une table somptueuse, ce n'est pas tout cela qui engendre la vie heureuse, mais c'est le raisonnement vigilant, capable de trouver en toute circonstance les motifs de ce qu'il faut choisir et de ce qu'il faut éviter, et de rejeter les vaines opinions d'où provient le plus grand trouble des âmes[1]".
 
 Ainsi, un plaisir peut être source d'un plus grand mal, de sorte qu'il sera à éviter, et inversement, un mal pourra être la source d'un bien plus grand encore, de sorte qu'il faudra le rechercher. L'atteinte du bonheur nécessite donc un calcul raisonné des désirs; il faut trouver la bonne mesure au-delà de laquelle le désir se commue en passion funeste et régler nos appétits sur elle, et donc le contenir dans les bornes que la nature lui assignées en l'alignant notamment sur le besoin corporel.
 Cependant, Épicure admet à l'intérieur de la sphère des désirs naturels, la possibilité de jouir du superflu dans la mesure où il ne devient pas nécessaire et suscite aucune peine quand il vient à faire défaut. La vanité des désirs ne provient pas du fait qu'ils échappent à la règle du strict besoin, mais réside dans leur caractère passionnel, illimité.
® nécessité d'une certaine vertu ou sagesse, mais surtout reconnaissance du désir, sans le réduire au besoin.
 
Question : Peut-on adopter d'autres critères de hiérarchisation que ceux de permanence, de sécurité, et d'économie ?
 
2.      Désirs et condition humaine
                                                                                                       
 Sans doute est-ce pour que les hommes n'aient plus à se préoccuper de leurs besoins que des penseurs comme Épicure ou Rousseau ont souhaité réduire les désirs aux besoins élémentaires. Mais il serait erroné d'en conclure que les besoins naturels et physiques sont les plus authentiquement humains. Tout au contraire, puisque l'humanité a commencé quand elle n'a plus seulement cherché à satisfaire les besoins primitifs qui la rattachaient à la nature animale : les désirs seront d'autant plus humains qu'ils seront moins primitifs et naturels. Ainsi, il existerait une hiérarchie des désirs, établie non pas sur leur faculté à être assouvis, mais reposant sur la valeur propre de leur objet.
 
 Dans son livre sur L’utilitarisme, John Stuart Mill (1806-1873) rejoint Épicure, en ce sens qu’il hiérarchise les plaisirs, les plaisirs intellectuels étant selon lui supérieurs aux plaisirs de sens. Mais il s’en sépare pour deux raisons : d’une part parce qu’Épicure est un hédoniste égoïste et qu’il ne prend pas en compte le bonheur du plus grand nombre, d’autre part parce que Mill considère que certaines espèces de plaisirs sont plus désirables et plus précieuses que d’autres en elles-mêmes.
 
Mais avant tout : qu’est-ce que l’utilitarisme ?
 
- L’utilitarisme est cette doctrine morale selon laquelle l’intérêt particulier ou général (c’est-à-dire le bonheur) doit être la règle de nos actions :
 
"L'école qui accepte comme fondement de la morale le principe d'utilité ou du plus grand bonheur pose que les actions sont moralement bonnes (right) dans la mesure où elles tendent à promouvoir le bonheur, moralement mauvaises dans la mesure où elles tendent à produire le contraire du bonheur. Par "bonheur", on entend le plaisir et l'absence de douleur ; par "malheur", la douleur et la privation de plaisir[2]".
 
Précisons que pour Mill, contrairement à Épicure par exemple, c'est le bonheur du plus grand nombre et non le bonheur de l'individu qui doit constituer la fin de toutes nos actions. Or, dans la mesure où il assimile le bonheur au sentiment de plaisir, il s'agit donc d'augmenter autant qu'il est possible la somme totale de plaisirs. Toutefois, cette somme de plaisirs ne coïncide pas avec la somme du plus grand nombre de plaisirs, mais avec celle des plaisirs de qualité plus élevés. La question se pose alors de savoir quels sont ces plaisirs de qualité plus élevée, et comment se justifie cette supériorité.
 
→ Cf. Texte de Mill, tiré de L'utilitarisme, pp. 33-35.
 
 Pour Mill, il n'existe qu'un seul critère pour hiérarchiser les plaisirs. Ce critère est empirique (tiré de l'expérience), et il consiste dans le jugement que nous portons nous-mêmes sur les différentes sortes de plaisirs :
 
"Si l'on me demande ce que j'entends par une différence de qualité entre des plaisirs, ou ce qui fait qu'un plaisir est plus précieux qu'un autre, en tant simplement que plaisir, mis à part le fait qu'il soit plus grand quantitativement, il n'y a qu'une réponse possible. Si, de deux plaisirs, il en est un auquel tous ceux, ou presque, qui ont expérimenté les deux accordent une nette préférence, sans qu'intervienne aucune obligation morale de le préférer, c'est ce plaisir-là qui est le plus désirable. Si l'un des deux est placé si haut au-dessus de l'autre par ceux qui ont l'expérience compétente des deux, au point qu'ils le préfèrent même en sachant qu'il est obtenu au prix d'un plus grand désagrément, et qu'ils n'y renonceraient en échange d'aucune quantité de l'autre plaisir, aussi grande que ce dont leur nature est capable, nous sommes justifiés d'attribuer à la satisfaction ainsi préférée une supériorité en qualité qui l'emporte tellement sur la quantité que celle-ci, en comparaison, ne compte guère".
 
Or, d'après Mill, il ne fait pas de doute sur le jugement que portent "ceux qui connaissent également bien l'un et l'autre modes de vie, et sont également capables de les apprécier et d'en tirer une satisfaction" : ils préfèrent les plaisirs qui font appel "à leurs facultés nobles" aux plaisirs simplement corporels. Ainsi, nul ne voudrait être changé en un animal inférieur en échange de la promesse de la quantité maximale des plaisirs de la bête.
 Pour Mill, cet état de fait est dû à ce qu'il appelle un "sens de la dignité que tous les êtres humains possèdent", et il reproche à ceux qui supposeraient que cette préférence s'exerce au détriment du bonheur de confondre "deux idées extrêmement différentes, celle de bonheur et celle de satisfaction". Selon lui, l'homme doit reconnaître que le bonheur, quel qu'il soit, qu'il peut rechercher sera toujours imparfait, le monde étant ce qu'il est. Mais il peut apprendre à en supporter les imperfections, dans la mesure où elles sont supportables.
-> accepter sa condition d'homme.
 
 Deux questions se posent néanmoins :
1.      Peut-on accepter la hiérarchie proposée par Mill ?
2.      Est-il vrai que personne n'accepterait une somme maximale de plaisirs en changeant pour cela de condition ?
 
 On peut mettre en doute le fait que le plaisir sexuel (qui est un plaisir "animal") soit moins grand que le plaisir par exemple de lire un livre (qui est un plaisir noble). Plus encore, le critère empirique de comparaison proposé par Mill est-il pertinent ?
- Ex. : le plaisir éprouvé à jouer aux jeux vidéos. Nous prenons un plaisir à jouer identique aujourd'hui qu'il y a cinq ans. Pourtant, si nous comparons le jeu auquel nous jouions il y a cinq ans à celui auquel nous jouons aujourd'hui, nous dirons avec évidence que le second est "mieux" que le premier. Ce jugement est dû au fait que nos attentes ont changé depuis, et que les progrès techniques les ont rendues plus grandes. Nous désirons toujours la même chose, mais il nous en faut plus pour atteindre la satisfaction.
 Ainsi, à quelqu'un qui jouerait à un jeu vieux de cinq ans, nous dirions volontiers qu'il ne sait pas ce qui est bon, alors qu'en réalité, il éprouve autant de plaisir que nous à jouer. Pourtant, il est certain que si nous lui montrons le nouveau jeu, il délaissera l'ancien.
-> relativité du désir. Le désir est un manque, or on ne peut désirer que ce que l'on n'a pas.
Ce qui importe ici, c'est de voir qu'un jugement "objectif" porté sur deux plaisirs différents (les deux joueurs seront d'accord pour dire que le jeu le plus récent est mieux que l'autre) n'en signifie pas pour autant que le plaisir pris dans un cas soit plus grand, ou qualitativement meilleur que dans l'autre cas. On ne peut donc pas réellement dire qu'un des plaisirs est supérieur à l'autre, car quelqu'un qui n'aurait jamais joué à un jeu vidéo prendrait autant de plaisir à jouer dans les deux cas. Ce qui est vrai, c'est que mais quelqu'un qui les expérimenterait en même temps choisirait effectivement le second. On ne peut donc juger les désirs qu'à l'aune de chaque individu pris singulièrement.
 Cette conclusion nous conduit alors à la seconde question.
 
 Un cochon dont tous les besoins seraient comblés serait parfaitement heureux, ou du moins, si l'on conserve la distinction de Mill, entièrement satisfait.
 
-> nous sommes enfermés dans notre subjectivité. Nous sommes des sujets humains.
 
III.             Devons-nous désirer être pleinement satisfaits ?
 
"L'homme travaille uniquement pour contenter ses désirs, mais il n'est jamais satisfait". 
Ecclésiaste, Chapitre VI, verset 7.
 
"Je ne souhaite pas d'autre repos que celui du sommeil de la mort. J'ai peur que tout désir, toute énergie que je n'aurais pas satisfaits durant ma vie, pour leur survie ne me tourmentent. J'espère, après avoir exprimé sur cette terre tout ce qui attendait en moi, satisfait, mourir complètement désespéré".
André Gide, Les nourritures terrestres, I, p. 21.
 
 Il vaut peut-être mieux être un homme insatisfait qu'un pourceau satisfait, mais sans doute est-il encore préférable d'être un homme satisfait qu'un homme insatisfait. Ne manquer de rien, n'avoir plus rien à désirer, n'est-ce pas en effet avoir tout pour être heureux ? 'est en tout cas un idéal de sagesse qui se présente comme le seul bonheur accessible à l'homme. Il reste néanmoins à savoir si ce bonheur ne se révélerait pas d'un ennui mortel.
 
 Kant définit le bonheur dans sa Critique de la raison pratique (Concept du souverain bien) de la façon suivante :
 
"Le bonheur est l'état dans le monde d'un être raisonnable, à qui dans tout le cours de son existence, tout arrive suivant son souhait et sa volonté".
 
Être heureux, c'est serait voir tous ses désirs assouvis au fur et à mesure de leur apparition. En d'autres termes, c'est voir la réalité se plier à l'ensemble de ses exigences.
 
→ ne s'agit-il pas là d'une vision utopique ?
En effet, il est bien peu probable que l'ordre du monde s'adapte à l'ensemble de mes désirs, de sorte qu'il est sans doute plus raisonnable d'adopter la troisième maxime de la morale provisoire de Descartes (Discours de la méthode, troisième partie) :
 
"tâcher plutôt à [se] vaincre que la fortune, et à changer [ses] désirs que l'ordre du monde".
 
Puisqu'il est plus difficile de changer le monde de manière à ce qu'il réponde à toutes mes attentes et assouvisse ainsi tous mes désirs, il vaut mieux changer et adapter ses désirs au monde afin de pouvoir réellement les assouvir. Plus encore, ne peut-on pas réduire nos désirs au minimum ?
 
 
1.      L'attitude stoïcienne
 
 Les stoïciens comme Marc Aurèle distinguaient deux ordres de réalités dans le monde, celles qui dépendent de nous, et celles qui n'en dépendent pas :
 
« Il y a des choses qui dépendent de nous ; il y en a d’autres qui n’en dépendent pas. Ce qui dépend de nous, ce sont nos jugements, nos tendances, nos désirs, nos aversions : en un mot, toutes les œuvres qui nous appartiennent. Ce qui ne dépend pas de nous, c’est notre corps, c’est la richesse, la célébrité, le pouvoir ; en un mot toutes les œuvres qui ne nous appartiennent pas [3]».
 
Pour être heureux, il nous suffit de nous rendre totalement indépendants de tout de ce qui ne dépend pas entièrement de nous, indifférents à tout ce qui peut nous arriver. Or, tel est d'abord le cas des besoins, même quand on les réduit au minimum, comme Épicure le recommande. La faim, la soif, le froid, la santé, ou même l'amitié, ne sont pas entièrement en notre pouvoir. En revanche, nos désirs sont en notre pouvoir et par conséquent, nous pouvons les maîtriser, les neutraliser. Nous devons donc nous rendre indifférents à nos désirs comme à nos besoins. Seul doit nous importer notre désir d'être indépendants, sereins et contents, face à ce qui nous arrive et qui ne dépend pas de nous. Pour les stoïciens, il ne faut rien désirer d'autre que sa liberté intérieure, être pleinement content de ce qu'on a, et s'accommoder de tout ce qui en dehors de nous, est réel et nécessaire :
 
« […] la liberté consiste à vouloir que les choses arrivent, non comme il te plaît, mais comme elles arrivent[4] ».
 
En définitive, il est donc indifférent au sage stoïcien de vivre ou de mourir. De cette façon, plus rien n'a de prise sur lui. Cependant, à l'exception de cette attitude extrême, qui n'est peut-être d'ailleurs qu'un dessein vaniteux, l'homme est-il condamné à ne jamais connaître un état de satisfaction ?
 
-> Le désir serait-il un manque impossible à satisfaire ?
 
2.      L'homme comme être de désir
 
 Le désir se distingue le plus nettement du besoin par le fait qu'il ne porte pas sur un objet précis capable de le combler. Celui qui désire la gloire n'en sera jamais rassasié, ni celui qui désire la richesse. Le personnage de Dom Juan illustre à la perfection la mobilité incessante du désir amoureux. Les commentaires pour rendre raison de cette insatisfaction irréductible sont très variés et parfois contradictoires. Ainsi Platon donne pour but ultime à l'amour sexuel l'unité entre le sujet humain et son autre moitié, dont il a été séparé. Pour d'autres, la fusion amoureuse serait rendue impossible, par la différence entre les individus. Freud se demande pourquoi la relation de l'amant à son objet s'oppose, par son besoin de changement, à celle qui relie fidèlement l'alcoolique au vin qu'il aime boire :
 
"Aussi étrange que cela paraisse, je crois que l'on devrait envisager la possibilité que quelque chose, dans la nature même de la pulsion sexuelle, ne soit pas favorable à la réalisation de la pleine satisfaction[5]".
 
Mais plus encore, si le désir n'en finit jamais, c'est parce qu'il est consubstantiel à la nature humaine, qu'il constitue l'essence de l'homme[6].
 
 Ainsi, Freud finit par opposer deux types d'instincts, les instincts de vie (Éros) et les instincts de mort. La libido, que l'on peut assimiler au désir dans la théorie freudienne, est cette énergie qui s'oppose à l'instinct de mort et qui permet ainsi à l'homme de "persévérer dans son être". C'est en effet à Spinoza que ne manque pas de nous renvoyer la théorie freudienne.
 
Cf. texte de Spinoza tiré de l'Ethique, livre III, théorèmes VI et VII + scolie du théorème IX.
ou texte de Hobbes, Léviathan (1651), Folio Essais, pp. 186-188.
Ou texte de Schopenhauer, Le Monde comme volonté et comme représentation, tome 1, pp. 323-325
Ou texte de Condillac, Traité des animaux (1755), Seconde partie, chapitre 8, Paris, Vrin, 2004, p. 185.
 
 Pour Spinoza, le désir est premier, et en un sens, il ne fait qu'un avec son objet. Il n'y a pas pour lui de distinction radicale antre le sujet désirant et l'objet désiré. Les hommes croient généralement que leurs appétits sont les effets de la représentation d'un but et qu'ils désirent une chose parce qu'ils la jugent bonne. Ils sont enclins à penser qu'ils tendent vers des fins ou des biens extérieurs qui exerceraient sur eux un attrait et ils dissocient alors le désir de la fin poursuivie. En réalité, la fin n'est rien d'autre que le désir lui-même en tant qu'il est la cause d'une chose.
Ex. : vouloir construire une maison. C'est le désir de jouir des commodités d'un abri qui est cause première de l'habitation et non l'inverse.
 
-> le désir produit ses objets et non l'inverse.
 
 Il devient donc clair pour Spinoza que nous ne désirons pas une chose parce que nous la jugeons bonne, mais que nous la jugeons bonne parce que nous la désirons (¹ Platon dans le Banquet. Pour Platon, on désire le bien et c'est parce que les choses sont bonnes que nous les désirons). Si les hommes croient le contraire, c'est parce qu'ils sont conscients de leurs actes et de leurs désirs, mais inconscients des causes qui déterminent ceux-ci. L'illusion est le fruit d'une conscience partielle qui se croit totale. Le désir n'est donc pas réductible à la conscience que l'on en prend, il comporte une part d'inconscient. Toutefois, pour l'auteur de l'Ethique, il n'existe pas à rigoureusement parler de désirs inconscients, puisque le désir se définit comme un appétit conscient. Il n'y a donc pas de désir sans conscience. De ce point de vue, l'idée d'un désir totalement inconscient est absurde, car il faut bien percevoir manifestement des effets, aussi confus soient-ils et en avoir une conscience minimale pour pouvoir dire que l'on désire.
 Il n'en reste pas moins que j'ignore la cause véritable qui détermine mes aspirations et mes actes et, aveuglé par ce que je perçois consciemment, j'oublie que c'est le désir d'une plus grande commodité qui m'a poussé à construire une maison comme le moyen adéquat de satisfaire mes appétits. En remontant la chaîne causale, je comprendrais alors que ce désir des commodités s'alimente au désir de "rechercher l'utile qui m'est propre" et je finirai, de maillon en maillon , par savoir que tous mes désirs ne sont que des modalités du désir premier de se conserver et de persévérer dans son être.
 Ainsi s'explique pourquoi Spinoza rattache le désir, ou conatus, à l'effort pour persévérer dans son être et le définit comme un appétit conscient. Toutes les choses se caractérisent par leur conatus (effort), leur effort pour persévérer dans leur être. Le conatus ne se réduit pas pour autant à l'instinct de conservation (ou instinct de survie), car l'être ne se résume pas à la simple survie biologique, mais exprime l'essence d'une chose dans toute sa richesse et sa complexité. Persévérer dans son être, ce n'est donc pas se maintenir dans le même état mais c'est tendre à actualiser son essence. L'effort, le conatus, exprime l'essence d'une chose. Rapporté à la fois à l'esprit et au corps il est nommé "appétit". L'appétit est l'essence même de l'homme et le détermine à faire tout ce qui est nécessaire à sa conservation.
 Tous nos désirs particuliers ne sont que des modes d'expression et de réalisation de ce désir de persévérer dans notre être. Tout désir est donc au fond désir de soi, de se réaliser. À travers les désirs particuliers qui me poussent à produire des objets correspondant à mes aspirations, je me produis moi-même et actualise mon essence. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle Spinoza assimile plus précisément le désir, à la fin de la partie IV de l'Éthique, à l'essence même de l'homme en tant qu'elle est conçue comme déterminée par une quelconque affection d'elle-même à faire quelque chose". L'affection de l'essence désigne ici sa constitution, innée ou acquise. Le désir est donc l'essence de l'homme qui, en vertu du dynamisme inhérent à sa constitution, est active et productrice.
 On peut, ou non, suivre la théorie spinoziste jusque dans ses dernières conclusions. Il n'en demeure pas moins qu'elle a le mérite de mettre en évidence la nécessité du désir en l'homme. Le désir est constitutif de l'homme, en tant qu'il le conserve, mais aussi en tant qu'il ne se ramène pas au besoin et traduit par là la spécificité de notre condition d'homme.
 
 On ne peut donc jamais s'arrêter de désirer, sauf à vouloir renoncer de vivre. Par conséquent, la question de savoir si nous devons désirer être pleinement satisfaits n'a pas de sens. Vivants, nous ne cesserons jamais de désirer, et donc ne serons jamais entièrement satisfaits. Reste alors à savoir conduire son existence de la façon la plus épanouissante possible, comme l'écrit si bien Freud :
 
"On peut en effet agir sur le monde extérieur afin de le modifier, et y créer exprès les conditions qui rendront la satisfaction possible. Cette sorte d’activité devient alors le suprême accomplissement du "Moi", l’esprit de décision qui permet de choisir quand il convient de dominer les passions et de s’incliner devant la réalité, ou bien quand il convient de prendre le parti des passions et de se dresser contre le monde extérieur. Cet esprit de décision est tout l’art de vivre[7]".


[1] Lettre à Ménécée, pp. 15-16.
[2] Mill, L'utilitarisme, 1861, trad. C. Audard, PUF, Paris, 1998, p. 31.
[3] Épictète, Manuel (Ier siècle), trad. M. Meunier, GF, 1964, p. 207.
[4] Entretiens, 50-125 ap. J.-C., 35. Trad. A. Dacier, in Les Stoïciens, Textes choisis, PUF, 1966, p. 42.
[5] Freud, Psychologie de la vie amoureuse. In La Vie sexuelle, trad. Berger-Laplanche, PUF, p. 64.
[6] L'idée avancée par la psychologie évolutionniste, c'est que la sélection naturelle aurait favorisé l'émergence d'organismes ayant l'impression qu'une fois atteint, notre prochain objectif nous apportera la félicité, alors que par nature, la félicité se volatilise quand nous l'atteignons (d'où la naissance d'un nouveau désir).
[7] Freud, Psychanalyse et médecine, in Ma vie et la psychanalyse, 1926. Trad. M. Bonaparte, Paris, Collection Idées, 1972, pp. 151-152.

Date de création : 27/02/2011 @ 15:43
Dernière modification : 27/02/2011 @ 15:43
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