"Faut-il admettre une fois pour toutes que la vérité objective et la théorie des valeurs constituent à jamais des domaines étrangers, impénétrables l'un à l'autre ? C'est l'attitude que semblent prendre une grande partie des penseurs modernes, qu'ils soient écrivains, philosophes, ou même hommes de science. Je la crois non seulement inacceptable pour l'immense majorité des hommes, chez qui elle ne peut qu'entretenir et aviver l'angoisse, mais absolument erronée, et cela pour deux raisons essentielles :
- d'abord, bien entendu, parce que les valeurs et la connaissance sont toujours et nécessairement associées dans l'action comme dans le discours ;
- ensuite et surtout parce que la définition même de la connaissance « vraie » repose en dernière analyse sur un postulat d'ordre éthique.
Chacun de ces deux points demande un bref développement. L'éthique et la connaissance sont inévitablement liées dans l'action et par elle. L'action met en jeu, ou en question, à la fois la connaissance et les valeurs. Toute action signifie une éthique, sert ou dessert certaines valeurs ; ou constitue un choix de valeurs, ou y prétend. Mais d'autre part, une connaissance est nécessairement supposée dans toute action, tandis qu'en retour l'action est l'une des sources nécessaires à la connaissance.
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Du moment où l'on pose le postulat d'objectivité comme condition nécessaire de toute vérité dans la connaissance, une distinction radicale, indispensable à la recherche de la vérité elle-même, est établie entre le domaine de l'éthique et celui de la connaissance. La connaissance en elle-même est exclusive de tout jugement de valeur (autre que de « valeur épistémologique ») tandis que l'éthique, par essence, non objective, est à jamais exclue du champ de la connaissance. […]
Le postulat d'objectivité […] interdit […] toute confusion entre jugements de connaissance et jugements de valeur. Mais il reste que ces deux catégories sont inévitablement associées dans l'action, y compris le discours. Pour demeurer fidèles au principe, nous jugerons donc que tout discours (ou action) ne doit être considéré comme signifiant, comme authentique que si (ou dans la mesure où) il explicite et conserve la distinction des deux catégories qu'il associe. La notion d'authenticité devient, ainsi définie, le domaine commun où se recouvrent l'éthique et la connaissance ; où les valeurs et la vérité, associées mais non confondues, révèlent leur entière signification à l'homme attentif qui en éprouve la résonance. En revanche, le discours inauthentique où les deux catégories sont amalgamées et confondues ne peut conduire qu'aux non-sens les plus pernicieux, aux mensonges les plus, criminels, fussent-ils inconscients. […]
Dans un système objectif au contraire, toute confusion entre connaissance et valeurs est interdite.Mais (et ceci est le point essentiel, l'articulation logique qui associe, à la racine, connaissance et valeurs) cet interdit, ce « premier commandement » qui fonde la connaissance objective, n'est pas lui-même et ne saurait être objectif : c'est une morale, une discipline. La connaissance vraie ignore les valeurs, mais il faut pour la fonder un jugement, ou plutôt un axiome de valeur. Il est évident que de poser le postulat d'objectivité comme condition de la connaissance vraie constitue un choix éthique et non un jugement de connaissance puisque, selon le postulat lui-même, il ne pouvait y avoir de connaissance « vraie » antérieure à ce choix arbitral. Lepostulat d'objectivité, pour établir la norme de laconnaissance, définit une valeur qui est la connaissance objective elle-même. Accepter le postulat d'objectivité, c'est donc énoncer la proposition de base d'une éthique : l'éthique de la connaissance.
Dans l'éthique de la connaissance, c'est le choix éthique d'une valeur primitive qui fonde laconnaissance. Par là elle diffère radicalement des éthiques animistes qui toutes se veulent fondées sur la « connaissance » de lois immanentes, religieuses ou « naturelles », qui s'imposeraient à l'homme. L'éthique de la connaissance ne s'impose pas à l'homme ; c'est lui aucontraire qui se l'impose en en faisant axiomatiquement la condition d'authenticité de tout discours ou de toute action."
Jacques Monod, Le hasard et la nécessité, 1970, Points Seuil Essais, 1973, pp. 217-221.