"[…] il n'est pas une école philosophique qui refuse d'admettre que l'influence des actions sur le bonheur doit être prise en considération très sérieusement, et même avant toute autre chose, dans bien des questions de morale appliquée, quelque répugnance qu'éprouvent certains à reconnaître cette influence comme le principe fondamental de la moralité et la source de l'obligation morale. Je pourrais aller beaucoup plus loin et dire que tous les partisans de la morale à priori, pour peu qu'ils jugent nécessaire de présenter quelque argument, ne peuvent se dispenser d'avoir recours à des arguments utilitaristes. Je ne me propose pas présentement de critiquer ces penseurs ; mais je ne puis m'empêcher de renvoyer, à titre d'exemple, à un traité systématique composé par l'un des plus illustres d'entre eux : La Métaphysique des mœurs, de Kant. Cet homme remarquable, dont le système marquera longtemps une date dans l'histoire de la spéculation philosophique, pose, dans le traité en question, comme origine et fondement de l'obligation morale, un premier principe de portée universelle, qui est celui-ci : « Agis de telle sorte que la règle selon laquelle tu agis puisse être adoptée comme loi par tous les êtres raisonnables. » Mais entreprend-il de déduire de ce précepte l'une quelconque de nos obligations morales réelles, il échoue d'une façon presque ridicule, impuissant qu'il est à faire apparaître la moindre contradiction, la moindre impossibilité logique (pour ne pas dire physique) dans l'adoption par tous les êtres raisonnables des règles de conduite les plus outrageusement immorales. Tout ce qu'il montre, c'est que les conséquences de leur adoption universelle seraient telles que personne ne jugerait bon de s'y exposer."
John Stuart Mill, 1861, L'utilitarisme, 1861, Chapitre II, trad. Catherine Audard, PUF, coll. Quadrige, 1998, pp. 25-26.