"La mission de la science est celle-ci : en constatant les rapports généraux des choses passagères et réelles, en reconnaissant les lois générales inhérentes au développement des phénomènes tant du monde physique que du monde social, elle plante pour ainsi dire les jalons immuables de la marche progressive de l'humanité, en indiquant aux hommes les conditions générales dont l'observation rigoureuse est nécessaire et dont l'ignorance ou l'oubli seront toujours fatals. En un mot, la science, c'est la boussole de la vie ; mais ce n'est pas la vie. La science est immuable, impersonnelle, générale, abstraite, insensible, comme les lois, dont elle n'est rien que la reproduction idéale, réfléchie ou mentale, c'est-à-dire cérébrale (pour nous rappeler que la science elle-même n'est rien qu'un produit matériel, d'un organe matériel de l'organisation matérielle de l'homme, le cerveau). La vie est toute fugitive et passagère, mais aussi toute palpitante de réalité et d'individualité, de sensibilité, de souffrances, de joies, d'aspirations, de besoins et de passions. C'est elle seule qui, spontanément, crée les choses et tous les êtres réels. La science ne crée rien, elle constate, et reconnaît seulement les créations de la vie. Et toutes les fois que les hommes de la science, sortant de leur monde abstrait, se mêlent de création vivante dans le monde réel, tout ce qu'ils proposent ou créent est pauvre, ridiculement abstrait, privé de sang et de vie, mort-né, pareil à l'homunculus créé par Wagner, non le musicien de l'avenir, lui-même une sorte de créateur abstrait, mais le disciple pédant de l'immortel docteur Faust de Goethe. Il en résulte que la science a pour mission unique d'éclairer la vie, non de la gouverner."
Mikhaïl Bakounine, Dieu et l'État, 1882, Mille et une nuits, p. 64-65.
"L'évidence première n'est pas une vérité fondamentale. En fait, l'objectivité scientifique n'est possible que si l'on a d'abord rompu avec l'objet immédiat, si l'on a refusé la séduction du premier choix, si l'on a arrêté et contredit les pensées qui naissent de la première observation. Toute objectivité, dûment vérifiée, dément le premier contact avec l'objet. Elle doit d'abord tout critiquer : la sensation, le sens commun, la pratique même la plus constante, l'étymologie enfin, car le verbe, qui est fait pour chanter et séduire, rencontre rarement la pensée. Loin de s'émerveiller, la pensée objective doit ironiser. Sans cette vigilance malveillante, nous ne prendrons jamais une attitude vraiment objective. S'il s'agit d'examiner des hommes, des égaux, des frères, la sympathie est le fond de la méthode. Mais devant ce monde inerte qui ne vit pas de notre vie, qui ne souffre d'aucune de nos peines et que n'exalte aucune de nos joies, nous devons arrêter toutes les expansions, nous devons brimer notre personne. Les axes de la poésie et de la science sont d'abord inverses. Tout ce que peut espérer la philosophie, c'est de rendre la poésie et la science complémentaires, de les unir comme deux contraires bien faits. II faut donc opposer à l'esprit poétique expansif, l'esprit scientifique taciturne pour lequel l'antipathie préalable est une saine précaution."
Gaston Bachelard, La Psychanalyse du feu, 1938, Avant-propos, I, Gallimard idées, 1972, p. 9-10.
"Quelle est l'attitude du savant face au monde ? Celle de l'ingéniosité, de l'habileté. Il s'agit toujours pour lui de manipuler les choses, de monter des dispositifs efficaces, d'inviter la nature à répondre à ses questions. Galilée l'a résumé d'un mot : l'essayeur. Homme de l'artifice, le savant est un activiste... Aussi évacue-t-il ce qui fait l'opacité des choses, ce que Galilée appelait les qualités : simple résidu pour lui, c'est pourtant le tissu même de notre présence au monde, c'est également ce qui hante l'artiste. Car l'artiste n'est pas d'abord celui qui s'exile du monde, celui qui se réfugie dans les palais abrités de l'imaginaire. Qu'au contraire l'imaginaire soit comme la doublure du réel, l'invisible, l'envers charnel du visible, et surgit la puissance de l'art : pouvoir de révélation de ce qui se dérobe à nous sous la proximité de la possession, pouvoir de restitution d'une vision naissante sur les choses et nous-mêmes. L'artiste ne quitte pas les apparences, il veut leur rendre leur densité... Si pour le savant le monde doit être disponible, grâce à l'artiste il devient habitable."
Maurice Merleau-Ponty, L'œil et l'esprit, 1964.
"En mathématiques et dans les sciences exactes, la répétition (itération, récurrence) engendre la différence. Celle-ci induite-réduite se rapproche de l'identité formelle et le résiduel aussitôt déterminé fait l'objet d'une nouvelle analyse, plus poussée. L'enchaînement s'opère dans la transparence logique, aussi près d'elle que possible. Ainsi s'engendrent les séries numériques, du nombre 1 aux transfinis. Dans les sciences expérimentales, la permanence d'un dispositif, l'exacte répétition des conditions seules permettent d'étudier les variations et variables, les résidus.
En musique, en poésie, la différence au contraire engendre le répétitif qui permet de la rendre effective. L'art en général et la sensibilité artistique misent sur la différence maximale, d'abord virtuelle, pressentie, anticipée, puis produite. Ils parient sur elle, ce qui se nomme « inspiration », « projet » ; ce qui motive l'œuvre nouvelle, en tant que nouvelle ; après quoi le poète, le musicien, le peintre, trouvent les moyens, les procédés, les techniques, bref la voie de la réalisation par des actes répétitifs. Souvent, le projet échoue et l'inspiration se révèle vaine : la différence posée et supposée n'était qu'illusoire, apparence incapable d'apparaître, c'est-à-dire de se produire objectivement en usant de moyens appropriés (matériaux et matériel). L'infini du projet, qui se prend aisément (subjectivement) pour l'infini du sens, avorte. L'originalité du dessein se ramenait à une redondance et sa nouveauté à une impression : à une enflure."
Henri Lefebvre, La Production de l'espace, 1974, 4e édition, Ed. Anthropos, 2000, p. 454-455.
"J'avais le sentiment que les catégories strictes d'art et de science, qui sont reprises aussi bien par les philosophes et les sociologues que par les représentants de l'art et de la science eux-mêmes, ne recouvrent en rien la réalité de ces deux activités. Les sciences ne constituent pas l'unité conceptuelle communément admise qui leur vaut de jouir d'une immense autorité au sein de l'État ; et les pratiques qui composent le champ scientifique ne diffèrent pas autant des autres activités humaines que ne le laisse supposer la distinction fondamentale faite généralement entre l'art et la science. Même l'idée d'une transition progressive entre l'art et la science ne reflète pas la réalité : il n'y a pas d'un côté des activités « purement scientifiques » et de l'autre des activités « purement artistiques » avec, au centre, une zone indéfinie où se mêleraient ces deux domaines. On note bien plus une omniprésence des procédés artistiques au sein de la science, en particulier dans le cas d'inventions positives et surprenantes. Mais comment est-on arrivé là et pourquoi tant d'êtres intelligents s'obstinent-ils à établir une distinction sans appel entre ces deux champs de l'activité humaine ?"
Paul Feyerabend, La Science en tant qu'art, 1983, Introduction, tr. fr. Françoise Périgaut, Albin Michel, 2003, p. 10.
Date de création : 12/03/2011 @ 13:51
Dernière modification : 12/11/2024 @ 08:35
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