"Il n'y a pas de héros pour son valet de chambre" est une phrase attribuée à Anne-Marie Bigot, dame Cornuel, par Melle Aïssé. Cette dernière écrit en effet dans une de ses lettres :
"Je vous renvoie à ce que disoit madame Cornuel, qu'il n'y avoit point de héros pour les valets de chambre et point de pères de l'Église parmi ses contemporains."
Melle Aïssé, Lettres, la douzième, celle du 13 août 1728.
C'est une idée qui semble avoir une assez longue tradition. On la trouve notamment exprimée chez Montaigne :
"Tel a été miraculeux au monde, auquel sa femme et son valet n'ont rien vu seulement de remarquable. Peu d'hommes ont été admirés par leurs domestiques."
Montaigne, Essais, 1588, Livre III, Chapitre 2 : Du repentir.
Hegel la reprendra par deux fois :
"Il n'y a pas de héros pour son valet de chambre ; mais non pas parce que le héros n'est pas un héros, mais parce que le valet de chambre est un valet de chambre, avec lequel le héros n'a pas affaire en tant que héros, mais en tant que mangeant, buvant, s'habillant, en général en tant qu'homme privé dans la singularité du besoin et de la représentation."
Hegel, Phénoménologie de l'esprit, 1807, traduction J. Hyppolite, Aubier-Montaigne, 1992, 2, p. 195.
"Il n'y a pas de héros pour son valet de chambre, dit un proverbe connu. J'ai ajouté — et Gœthe l'a redit deux ans plus tard — que s'il en est ainsi ce n'est pas parce que celui‑là n'est pas un héros, mais parce que celui‑ci n'est qu'un valet. Ce dernier ôte les bottes du héros, l'aide à se coucher, sait qu'il préfère le champagne, etc. Pour le valet de chambre les héros n'existent pas ; en effet, ils n'existent que pour le monde, la réalité, l'histoire."
Hegel, La Raison dans l'Histoire, 1822-1830, Chapitre II. La réalisation de l'Esprit dans l'histoire, Trad. Kostas Papaioannou, 10x18 p. 127.
La citation de Goethe dont parle Hegel est tirée des Affinités électives :
"On prétend qu'il n'y a pas de héros en face de son valet de chambre. C'est qu'un héros ne peut être compris que par des héros, et que les valets de chambre ne savent apprécier que leurs pareils."
Goethe, Les affinités électives, 1809, 2e partie, Chapitre 5, Folio, p. 218.
Dans Guerre et paix, Tolstoï reprend la phrase, mais en adoptant un point de vue opposé à Hegel ou Goethe puisque, pour Tolstoï, le vrai héros est justement celui du valet de chambre. Celui-ci perçoit en effet la vraie grandeur, qui n'est pas historique, mais morale. Dans l'intimité du "grand homme", il peut se rendre compte de sa médiocrité morale, de son manque de dignité humaine (ce qui était le cas, selon Tolstoï, de Napoléon), ce pourquoi il ne peut être un "héros" (Tolstoï écrit ainsi : "sans parler des héros tels que Napoléon, dont la valeur morale est fort discutée, l'histoire nous montre que ni les Louis XIV, ni les Metternich, qui gouvernaient des millions d'hommes, ne possédaient aucune force d'âme particulière, mais étaient au contraire pour la plupart moralement inférieurs à l'un quelconque des millions d'hommes qu'ils gouvernaient.").
"Il ne peut y avoir de grand homme pour un laquais, parce que le laquais a sa conception à lui de la grandeur."
Tolstoï, Guerre et paix, 1869, Tome quatrième, Quatrième partie, Chapitre 5, tr. fr. Boris de Schloezer, 1960, Le Club français du livre, p. 1280.