"Si Dieu ne veut pas l'existence du mal, dit-il[1], pourquoi ne l'empêche-t-il pas ? Peu importe qu'il soit l'auteur ou le créateur des maux, ou qu'il permette, alors qu'il pourrait s'y opposer, que ses œuvres les plus belles soient détournées à des fins vicieuses et criminelles : s'il voulait, lui qui est tout-puissant, que tous vivent dans l'innocence, on ne verrait pas la bonne volonté se pervertir, ni les mains se souiller d'aucun méfait. C'est donc le Seigneur qui a établi le mal, qui regarde du haut du ciel, qui le tolère, et qui le laisse faire, comme s'il l'avait lui-même créé ; et de fait il l'a créé, puisque, pouvant l'exclure du monde, il ne l'abolit pas, et le laisse répandre longuement ses effets."
Prudence, Hamartigénie (De l'origine du mal), V, 640-649.
[1] C'est un adversaire qui énonce des objections.
"Or cette suprême sagesse [de Dieu], jointe à une bonté qui n'est pas moins infinie qu'elle, n'a pu manquer de choisir le meilleur. Car comme un moindre mal est une espèce de bien, de même un moindre bien est une espèce de mal, s'il fait obstacle à un bien plus grand : il y aurait quelque chose à corriger dans les actions de Dieu, s'il y avait moyen de mieux faire. Et comme dans les Mathématiques, quand il n'y a point de maximum ni de minimum, rien enfin de distingué, tout se fait également ; ou quand cela ne se peut, il ne se fait rien du tout : on peut dire de même en matière de parfaite sagesse, qui n'est pas moins réglée que les Mathématiques, que s'il n'y avait pas le meilleur (optimum) parmi tous les Mondes possibles, Dieu n'en aurait produit aucun. J'appelle Monde toute la suite et toute la collection de toutes les choses existantes, afin qu'on ne dise point que plusieurs Mondes pouvaient exister en différents temps et différents lieux. Car il faudrait les compter tous ensemble pour un Monde, ou si vous voulez pour un Univers. Et quand on remplirait tous les temps et tous les lieux, il demeure toujours vrai qu'on les aurait pu remplir d'une infinité de manières, et qu'il y a une infinité de Mondes possibles, dont il faut que Dieu ait choisi le meilleur, puisqu'il ne fait rien fans agir suivant la suprême Raison.
Quelque adversaire ne pouvant répondre à cet argument, répondra peut-être á la conclusion par un argument contraire, en disant que le Monde aurait pu être sans le péché et sans les souffrances : mais je nie qu'alors il aurait été meilleur. Car il faut savoir que tout est lié dans chacun des Mondes possibles : l'Univers, quel qu'il puisse être, est tout d'une pièce, comme un Océan ; le moindre mouvement y étend son effet à quelque distance que ce soit, quoique cet effet devienne moins sensible à proportion de la distance ; de sorte que Dieu y a tout réglé par avance une fois pour toutes , aient prévu les prières, les bonnes et les mauvaises actions, et tout le reste ; et chaque chose a contribué idéalement avant son existence à la résolution qui a été prise sur l'existence de toutes les choses. De sorte que rien ne peut être changé dans l'Univers (non plus que dans un nombre) sauf son essence, ou si vous voulez, sauf son individualité numérique. Ainsi, si le moindre mal qui arrive dans le Monde y manquait, ce ne serait plus ce Monde ; qui tout compté, tout rabattu, a été trouvé le meilleur par le Créateur qui l'a choisi."
Leibniz, Essais de Théodicée, 1710, Première partie, GF, 1969, p. 108-109.
"En dépit de l'expérience, qui dément à chaque instant les vues bienfaisantes que les hommes supposent à leur dieu, ils ne cessent de l'appeler bon : lorsque nous nous plaignons des désordres et des calamités, dont nous sommes si souvent les victimes et les témoins, on nous assure que ces maux ne sont qu'apparents ; on nous dit que si notre esprit borné pouvait sonder les profondeurs de la sagesse divine et les trésors de sa bonté, nous verrions toujours les plus grands biens résulter de ce que nous appelons des maux. Malgré ces réponses frivoles nous ne pouvons jamais trouver du bien que dans les objets qui nous affectent d'une façon favorable à notre existence actuelle ; nous serons toujours forcés de trouver du désordre et du mal dans tout ce qui nous affectera, même en passant, d'une façon douloureuse ; si Dieu est l'auteur des causes qui produisent en nous ces deux façons de sentir si opposées, nous serons obligés d'en conclure qu’il est tantôt bon et tantôt méchant ; à moins qu'on ne voulût convenir qu'il n'est ni l'un ni l’autre, et qu'il agit nécessairement. Un monde où l'homme éprouve tant de maux ne peut être soumis à un dieu parfaitement bon ; un monde où l'homme éprouve tant de biens ne peut-être gouverné par un dieu méchant. Il faut donc admettre deux principes également puissants opposés l'un à l'autre ; ou bien il faut convenir que le même dieu est alternativement bon et méchant ; ou enfin il faut avouer que ce dieu ne peut agir autrement qu'il ne fait ; dans ce cas ne serait-il pas inutile de l'adorer ou de le prier ? Vu qu’il ne serait alors que le destin, la nécessité des choses ; ou du moins il serait soumis aux règles invariables qu'il se serait imposées à lui-même."
Paul-Henri Thiry D'Holbach, Système de la nature, 1770, 2e partie, Chapitre III, in Œuvres philosophiques complètes, tome II, Éditions Alive, 1999, p. 427-428.
"Après Auschwitz, nous pouvons affirmer, plus résolument que jamais auparavant, qu'une divinité toute-puissante ou bien ne serait pas toute-bonne, ou bien resterait entièrement incompréhensible (dans son gouvernement du monde, qui seul nous permet de la saisir). Mais si Dieu, d'une certaine manière et à un certain degré, doit être intelligible (et nous sommes obligés de nous y tenir), alors il faut que sa bonté soit compatible avec l'existence du mal, et il n'en va de la sorte que s'il n'est pas tout-puissant. C'est alors seulement que nous pouvons maintenir qu'il est compréhensible et bon, malgré le mal qu'il y a dans le monde. Et comme de toute façon nous trouvions douteux en soi le concept de toute-puissance, c'est bien cet attribut là qui doit céder la place. […]
[…] étant donné les actes véritablement monstrueux et entièrement unilatéraux que les humains faits à son image commettent parfois envers d'autres humains sans la faute de ces derniers, on devrait s'attendre que le bon Dieu brise de temps en temps sa propre règle, l'extrême retenue de sa puissance, et qu'il intervienne par un miracle salvateur. Aucun de ces miracles salvateurs, pourtant, ne s'est produit ; pendant toutes les années qu'a duré la furie d'Auschwitz, Dieu s'est tu. Les miracles qui se produisirent virent seulement d'êtres humains : ce furent les actions de ces justes, isolés, inconnus parmi les nations, qui ne reculèrent pas même devant l'ultime sacrifice pour sauver Israël, pour adoucir son sort, voire, s'il ne pouvait en être autrement, pour le partager à cette occasion. […] Mais Dieu, lui, s'est tu. Et moi, je dis maintenant : s'il n'est pas intervenu, ce n'est point qu'il ne le voulait pas, mais parce qu'il ne le pouvait pas."
Hans Jonas, Le Concept de Dieu après Auschwitz, 1984, tr. fr Philippe Ivernel, Rivages Poche / Petite Bibliothèque, 1994, p. 32-33 et p. 34.
Date de création : 25/04/2011 @ 18:42
Dernière modification : 31/01/2023 @ 08:56
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