"Pour le libre arbitre, je suis entièrement d'accord avec ce qui a été écrit par le Révérend Père [1]. Et pour expliquer plus nettement mon opinion, je désire que l'on remarque sur ce point que l'indifférence me semble signifier proprement cet état dans lequel la volonté se trouve, lorsqu'elle n'est point portée, par la connaissance du vrai et du bien, à suivre un parti plutôt qu'un autre ; et c'est en ce sens que je l'ai prise, quand j'ai écrit que le plus bas degré de la liberté consistait à nous déterminer aux choses auxquelles nous sommes indifférents. Mais peut-être que, par ce mot d'indifférence, d'autres entendent une faculté positive de se déterminer à l'un ou à l'autre de deux contraires, c'est-à-dire à poursuivre ou à fuir, affirmer ou à nier. Or je n'ai jamais nié que cette faculté positive se formât en la volonté. Tant s'en faut, j'estime qu'elle s'y rencontre, non seulement dans les actions où elle n'est portée par aucune raison évidente vers un parti plutôt que vers un autre, mais encore dans toutes ses autres actions ; au point que, même lorsqu'une raison fort évidente nous porte à une chose, quoique, moralement parlant, il soit difficile que nous puissions faire le contraire, absolument parlant néanmoins, nous le pouvons ; car il nous est toujours possible de nous empêcher de poursuivre un bien clairement connu, ou d'admettre une vérité évidente, pourvu que nous pensions que c'est un bien, de témoigner par là notre libre arbitre. […]
Une plus grande liberté consiste […] ou bien dans une plus grande facilité de se déterminer, ou bien dans un plus grand usage de cette puissance positive que nous avons de suivre le pire, tout en voyant le meilleur. Si nous suivons le parti où nous voyons le plus de bien, nous nous déterminons plus facilement ; mais si nous suivons le parti contraire, nous usons davantage de cette puissance positive. Et ainsi, nous pouvons toujours agir plus librement dans les choses où nous voyons plus de bien que de mal, que dans les choses appelées […] indifférentes. […]
Considérée maintenant dans les actions de la volonté, pendant qu'elles s'accomplissent, la liberté n'implique aucune indifférence […] ; parce que ce qui est fait ne peut pas demeurer non fait, étant donné qu'on le fait. Mais la liberté consiste dans la seule facilité d'exécution, et alors, libre, spontané et volontaire ne sont qu'une même chose. C'est en ce sens que j'ai écrit que j'étais porté d'autant plus librement vers quelque chose que j'étais poussé par plus de raisons, car il est certain que notre volonté se meut alors avec plus de facilité et d'élan".
Descartes, Lettre au Père Mesland du 9 février 1645, trad. Alquié, Œuvres philosophiques, Garnier, 1989, t. III, pp. 551-552.
"C'est ce qui fait aussi que le cas de l'âne de Buridan entre deux prés, également porté à l'un et à l'autre, est une fiction qui ne saurait avoir lieu dans l'univers, dans l'ordre de la nature, quoique M. Bayle soit dans un autre sentiment. Il est vrai, si le cas était possible, qu'il faudrait dire qu'il se laisserait mourir de faim : mais, dans le fond, la question est sur l'impossible; à moins que Dieu ne produise la chose exprès. Car l'univers ne saurait être mi-parti par un plan tiré par le milieu de l'âne, coupé verticalement suivant sa longueur, en sorte que tout soit égal et semblable de part et d'autre; comme une ellipse et toute figure dans le plan, du nombre de celles que j'appelle amphidextres, pour être mi-partie ainsi, par quelque ligne droite que ce soit qui passe par son centre. Car ni les parties de l'univers, ni les viscères de l'animal, ne sont pas semblables, ni également situées des deux côtés de ce plan vertical. Il y aura donc toujours bien des choses dans l'âne et hors de l'âne, quoiqu'elles ne nous paraissent pas, qui le détermineront à aller d'un côté plutôt que de l'autre. Et quoique l'homme soit libre, ce que l'âne n'est pas, il ne laisse pas d'être vrai par la même raison, qu'encore dans l'homme le cas d'un parfait équilibre entre deux partis est impossible, et qu'un ange, ou Dieu au moins pourrait toujours rendre raison du parti que l'homme a pris, en assignant une cause ou une raison inclinante, qui l'a porté véritablement à le prendre ; quoique cette raison serait souvent bien composée et inconcevable à nous-mêmes, parce que l'enchaînement des causes liées les unes avec les autres va loin."
Leibniz, Essais de Théodicée, 1710, Première partie, § 49, GF-Flammarion, 1969, p. 131.
Date de création : 26/04/2011 @ 10:51
Dernière modification : 17/06/2011 @ 09:33
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