Quand les poules avaient des dents
Parce que j'étais alors étudiant en philosophie, on m'a un jour posé la question suivante : "Qui était là en premier de la poule ou de l'oeuf ?"
Je ne crois pas que cette question soit proprement philosophique (mais toutes les questions ne sont-elles pas fondamentalement philosophiques ?), ou que mon statut d'étudiant en philosophie, me rendît alors plus compétent qu'un autre pour y répondre. Cependant je pense qu'elle mérite effectivement qu'on y réfléchisse. Comme je l'ai fait lors de cette soirée (et j'espère avoir ainsi aidé ce brave homme), je voudrais donc non pas résoudre un si épineux problème, mais le dissoudre, c'est-à-dire plutôt que d'apporter une réponse à la question, montrer que celle-ci n'a pas de raison d'être.
Tout d'abord, rappelons les données du "problème". On sait que les oeufs que nous achetons dans nos supermarchés ne germent pas d'eux-mêmes dans leurs boîtes en carton (n'en déplaise à certains Parisiens !), mais qu'ils sont pondus par de malheureux gallinacés, impitoyablement exploités dans d'horribles élevages en batterie. La poule donne donc un œuf. Ces œufs, qui n'ont pas été fécondés, sont uniquement destinés à la consommation, tandis que d'autres, fécondés ceux-là, donneront naissance après quelques mois à de ravissants poussins jaunes et duveteux, qui ne tarderont pas à ressembler à leur mère (ou à leur père). L'œuf donne donc une poule (ou un coq, mais ne compliquons pas inutilement le problème). Prenons ainsi un œuf au hasard. Il provient d'une poule, qui elle-même provient d'un œuf, qui lui-même provient d'une poule, etc. Mais qui donc était là en premier ? La question, si l'on s'en tient à la simple logique, ne peut que laisser perplexe. Pourtant, celle-ci n'a pas lieu d'être, et réconcilie, une fois n'est pas coutume, partisans du traditionalisme religieux et darwinistes convaincus (enfin, réconcilie est un bien grand mot, puisque le seul point d'accord consiste à dire qu'il n'y a pas là de problème).
Dans le cadre judéo-chrétiano-musulman en effet, le problème est très vite résolu. Le cinquième jour, Dieu a créé ex nihilo l'ensemble des animaux, comme en témoigne le verset 24 du premier chapitre de la Genèse :
"Dieu dit encore : " Que la terre produise toutes les espèces de bêtes : animaux domestiques, petites bêtes et animaux sauvages de chaque espèce ! " Et cela se réalisa".
La poule a bien été créée avec les autres animaux domestiques, et il n'est fait mention d'aucun œuf. C'est donc elle qui était là la première.
Dans le cadre évolutionniste en revanche, nous sommes tous les descendants d'organismes primitifs, apparus sur Terre il y a environ 3,8 milliards d'années (et ce selon des mécanismes fort compliqués). En d'autres termes, il y eut au commencement de minuscules êtres unicellulaires, qui ont donné naissance à des êtres pluricellulaires tout d'abord très simples, mais qui ont à leur tour engendré des organismes à la complexité toujours croissante (enfin non, pas toujours, puisque la majorité des organismes vivant aujourd'hui sur Terre ont gardé la simplicité des organismes primitifs).
Avant la poule, il y avait donc quelque chose qui ressemblait fortement à une poule, mais qui n'en était pas une, et avant les œufs de poule, il y avait de même des œufs qui ressemblaient à nos actuels œufs de poule, mais qui n'en étaient pas non plus.
En réalité, les poules, et les oiseaux dans leur totalité, ne sont que les lointains descendants des dinosaures (ou les oiseaux et les dinosaures ont un ancêtre commun). Croire que le problème de la poule et de l'œuf est un vrai problème, c'est croire que les poules descendent depuis tout temps de poules semblables à elles-mêmes. Or, il fut une époque où les ancêtres de nos gallinacés (parmi lesquels on trouvait l'illustre Tyrannosaurus Rex, celui que l'on voit dans Jurassic Park) possédaient des mâchoires à faire pâlir un grand requin blanc. Pourtant, tout le monde sait bien que les poules n'ont pas de dents, et que nous risquons d'attendre encore longtemps avant que la chose ne survienne, comme nous le rappelle fort justement le fameux proverbe. Au commencement donc était peut-être le verbe, mais certainement pas la poule. Il faudrait être inconscient pour s'opposer au bon sens populaire et s'accrocher à une question insensée sous le seul prétexte de jouer au philosophe.