"Par exemple : Paul rentre de l'école à la maison et dit à son père : « Mon camarade de classe Hugo est mon ennemi, je le déteste. » Là-dessus, le père de Paul lui adresse la norme individuelle suivante : « Tu ne dois pas détester ton ennemi Hugo, mais au contraire l'aimer. » Paul demande alors à son père. « Pourquoi dois-je aimer mon ennemi ? » Autrement dit, il demande pourquoi la signification subjective de l'acte de volonté de son père, qui est aussi sa signification objective, est pour lui une norme obligatoire ou - ce qui signifie la même chose - il demande : quel est le fondement de la validité de cette norme ? À cela, son père répond : « Parce que Jésus a commandé : "Aimez vos ennemis !" » Paul demande alors : « Pourquoi doit-on obéir aux commandements de Jésus ? », c'est-à-dire qu'il demande pourquoi la signification subjective de l'acte de volonté de Jésus est aussi sa signification objective, (c'est-à-dire une norme valide) ou - ce qui signifie la même chose - il demande : quel est le fondement de la validité de cette norme ? La seule réponse possible à cela est : parce qu'en tant que chrétien, on présuppose que l'on doit obéir aux commandements de Jésus. C'est l'énoncé sur cette validité d'une norme, qui doit nécessairement être présupposée dans la pensée d'un chrétien, afin de fonder la validité des normes de la morale chrétienne. C'est la norme fondamentale de la morale chrétienne qui fonde toutes les normes de la morale chrétienne, une norme « fondamentale » parce qu'on ne peut plus poser la question de son fondement de sa validité. Ce n'est pas une norme positive, c'est-à-dire posée par un acte de volonté réel, mais une norme présupposée dans la pensée d'un chrétien, c'est-à-dire une norme fictive."
Hans Kelsen, Théorie générale des normes, Chapitre 59, § 1, tr. fr. Olivier Béaud et Fabrice Malkani, PUF, 1996, p. 342.