"On a pu nier qu'un conflit puisse survenir entre deux normes d'ordres normatifs différents - tels un ordre moral et un ordre juridique - en soutenant - comme je l'ai soutenu - que, du point de vue d'un certain ordre normatif, seules sont valides les normes de cet ordre. Dès lors, en cas de conflit entre deux normes appartenant à des ordres normatifs différents (par exemple, l'ordre moral et l'ordre juridique) - du point de vue de l'un des deux ordres - la norme de l'autre ordre qui est en conflit avec une norme de cet ordre n'est pas valide ou l'on ne tient pas compte de sa validité, et vice versa. Mais il n'est pas possible de soutenir une telle thèse. L'ordre moral se rapporte à l'ordre juridique dans la mesure où certaines normes de la morale sont adressées à des individus qui posent le droit en leur prescrivant de poser des normes juridiques ayant un certain contenu ou de s'abstenir de les poser. Un ordre juridique, selon lequel l'homicide volontaire d'un enfant par son père demeure impuni, est, d'un point de vue de la morale moderne en vigueur dans les pays occidentaux, contraire à la morale, moralement mauvais. Il en va de même, du point de vue de la morale qui interdit le meurtre en toutes circonstances, pour un ordre juridique qui prescrit la peine de mort pour un comportement donné. Le droit ne prescrit certes pas une morale d'un certain contenu ; mais en application d'un ordre juridique déterminé, un comportement conforme à une morale déterminée peut être jugé illicite et un comportement contraire à un morale déterminée peut être jugé licite. Le droit et la morale peuvent se rapporter à un seul et même comportement.
Quand un acte posant une norme juridique (ou l'abstention de cet acte) est une violation d'un ordre moral, la réaction que celui-ci prescrit pour sa violation consiste dans la désapprobation de l'ordre juridique, et non pas dans la suppression de la validité de la norme juridique qui viole l'ordre moral, ou dans la création d'une norme juridique valide conforme à l'ordre moral. La morale ne peut pas plus supprimer la validité d'une norme juridique qu'elle ne peut en poser une qui soit valide. Une des erreurs de la doctrine du prétendu droit naturel - c'est-à-dire des normes d'une morale s'adressant aux individus qui posent le droit - tient à ce qu'elle admet que le droit naturel supprimerait la validité d'une norme d'un ordre juridique positif qui est en conflit avec lui. Il ne peut pas plus le faire que le droit positif ne peut supprimer la validité d'un droit naturel qui est en conflit avec lui. On ne peut pas nier - ni du point de vue de l'ordre moral, ni du point de vue de l'ordre juridique - qu'il peut exister un conflit de normes entre une norme morale et une norme juridique.
La réaction qu'un ordre juridique prescrit pour le cas où un comportement est conforme à un ordre moral qui est en conflit avec lui, mais qui est illicite, consiste dans la transformation de ce comportement par l'ordre juridique en condition d'une réaction juridique spécifique (peine ou exécution civile) - et un comportement est illicite dans la mesure où il est transformé en condition d'une telle sanction. Mais elle ne consiste pas dans la suppression de la validité de l'ordre moral qui est en conflit avec l'ordre juridique. Le droit ne peut pas supprimer la validité d'une norme morale qui est en conflit avec lui, pas plus que la morale ne peut supprimer la validité d'une norme juridique qui est en conflit avec elle. Du point de vue d'un ordre juridique déterminé, on ne peut pas affirmer qu'une morale qui est en conflit avec une certaine norme de cet ordre ne serait pas valide ou que sa validité n'entrerait pas en considération. Si la norme suivante d'une morale positive. « Les êtres humains ne doivent, en aucune circonstance, tuer d'autres êtres humains » est valide pour les personnes soumises à un ordre juridique positif ; on ne peut pas affirmer que cette norme morale, « du point de vue de l'ordre juridiques qui prescrit la peine de mort, n'est pas valide. La signification de la norme juridique générale qui prescrit la peine de mort est que, sous certaines conditions (par exemple, le meurtre), la peine de mort doit être prononcée, sans tenir compte du fait qu'une norme morale valide interdit de tuer des êtres humains en toutes circonstances. L'absence de prise en considération d'une norme morale valide ne se distingue pas fondamentalement de la dis- position qui impose de prononcer la peine de mort, sans tenir compte du fait que le meurtre a été commis par un homme ou une femme (par opposition à l'ordre juridique qui ne prescrit pour les femmes que des peines de prison et qui excluent pour elles la peine de mort). Poser une norme juridique qui prescrit la peine de mort sans tenir compte de ce qu'une norme morale exclut de tuer des êtres humains en toutes circonstances, est contraire à la morale, doit être moralement désapprouvé et est effectivement désapprouvé. Les efforts existants pour abolir la peine de mort et pour la remplacer par la réclusion en fournissent la preuve.
Un ordre juridique positif prescrit aux organes d'application du droit, en particulier au juge, d'appliquer seulement les normes de cet ordre juridique, et d'appliquer des normes morales seulement si elles sont déléguées par l'ordre juridique. Il leur est ainsi prescrit, en cas de conflit entre une norme juridique et une norme morale valide, de ne pas appliquer cette norme morale valide. Que la norme morale est néanmoins valide, est illustré par le fait qu'une décision judiciaire en conflit avec une norme morale est moralement désapprouvée."
Hans Kelsen, Théorie générale des normes, Chapitre 57, § 5, tr. fr. Olivier Béaud et Fabrice Malkani, PUF, 1996, pp. 289-291.