"Un impératif peut être confronté à la question « pourquoi ? » et ce « pourquoi ? » demande une raison. Par exemple : alors qu'il lui est demandé de fermer la porte, quelqu'un peut se demander « pourquoi ? » et recevoir une réponse telle que « Il y a trop de courants d'air » ou « Le bruit est gênant »... Ces raisons ne peuvent pas être appelées « preuves »... mais manifestement elles servent d'appui [do support] un impératif. Elles le « soutiennent » ou l' « établissent » - ou « le fondent sur des références concrètes [concrete references] auxquelles il faut faire face ». Et elles sont analogues à des preuves en ce sens qu'elles peuvent lever les doutes ou les hésitations qui empêchent l'impératif d'être accepté... La raison qui sert d'appui [supporting reason] décrit alors la situation que l'impératif cherche à modifier, ou la nouvelle situation que l'impératif vise à réaliser ; et si ces faits révèlent que la nouvelle situation satisfait des désirs prépondérants de l'auditeur, il n'hésitera pas plus longtemps à obéir. Plus généralement, les raisons fondent les impératifs en modifiant des croyances qui peuvent à leur tour modifier une réticence à obéir."
Charles L. Stevenson, Ethics and Language, New Haven, Yale University Press, 1947, p. 26, tr. fr. Pierre-Jean Haution.
"An imperative may be met by the question « why ? » and this « why ? » asks for a reason.For instance : If told to close the door, one may ask « why ? » and receive some such reply as « It is too drafty » or « the noise is distracting »... These reasons cannot be called « proofs »... but they manifestly do support an imperative. They « back it up » or « establish » it - or « base it on concrete references to face ». And they are analogous to proofs in that they may remove the doubts or hesitations that prevent the imperative from being accepted... The supporting reason then describes the situation which the imperative seeks to alter, or the new situation which the imperative seeks to bring about ; and if these facts disclose that the new situation will satisfy a preponderance of the hearer's desires, he will hesitate to obey no longer. More generally, reasons support imperatives by altering such beliefs as may in turn alter an unwillingness to obey."
Charles L. Stevenson, Ethics and Language, New Haven, Yale University Press, 1947, p. 26.
"Par exemple : Paul rentre de l'école à la maison et dit à son père : « Mon camarade de classe Hugo est mon ennemi, je le déteste. » Là-dessus, le père de Paul lui adresse la norme individuelle suivante : « Tu ne dois pas détester ton ennemi Hugo, mais au contraire l'aimer. » Paul demande alors à son père. « Pourquoi dois-je aimer mon ennemi ? » Autrement dit, il demande pourquoi la signification subjective de l'acte de volonté de son père, qui est aussi sa signification objective, est pour lui une norme obligatoire ou - ce qui signifie la même chose - il demande : quel est le fondement de la validité de cette norme ? À cela, son père répond : « Parce que Jésus a commandé : "Aimez vos ennemis !" » Paul demande alors : « Pourquoi doit-on obéir aux commandements de Jésus ? », c'est-à-dire qu'il demande pourquoi la signification subjective de l'acte de volonté de Jésus est aussi sa signification objective, (c'est-à-dire une norme valide) ou - ce qui signifie la même chose - il demande : quel est le fondement de la validité de cette norme ? La seule réponse possible à cela est : parce qu'en tant que chrétien, on présuppose que l'on doit obéir aux commandements de Jésus. C'est l'énoncé sur cette validité d'une norme, qui doit nécessairement être présupposée dans la pensée d'un chrétien, afin de fonder la validité des normes de la morale chrétienne. C'est la norme fondamentale de la morale chrétienne qui fonde toutes les normes de la morale chrétienne, une norme « fondamentale » parce qu'on ne peut plus poser la question de son fondement de sa validité. Ce n'est pas une norme positive, c'est-à-dire posée par un acte de volonté réel, mais une norme présupposée dans la pensée d'un chrétien, c'est-à-dire une norme fictive."
Hans Kelsen, Théorie générale des normes, Chapitre 59, § 1, tr. fr. Olivier Béaud et Fabrice Malkani, PUF, 1996, p. 342.
"Ah ! C'est donc ça ! cria-t-il. À l'atelier de peinture, ils râlaient tous que le vieux Karl leur envoyait trop d'armoires. Et ce n'était pas le vieux Karl, c'était toi ! C'était le petit Rudolf !"
Il remit sa chemise, mais sans la rentrer dans son pantalon, et s'assit :
Et toi, maintenant, tu vas faire ce que le vieux Karl t'a dit, bien sûr.
- Il n'en est pas question.
Il me regarda, et la ligne noire de ses sourcils s'abaissa sur ses yeux.
Et pourquoi il n'en est pas question ?
- On me paie pour faire ce travail, et moi c'est mon devoir de le faire bien.
- Ouais ! dit Schrader, tu le fais bien, mais on te paie mal ! Est-ce que tu te rends compte qu'à cause de toi, ils vont vider le vieux Karl ?
Il tapota la table du bout des doigts et reprit :
Et évidemment, le vieux Karl ne peut pas aller dire au Meister : « Écoutez voir, avec le gars qui était là avant Rudolf, on a truqué pendant cinq ans, et c'est comme ça que ça a marché ! »
Il me regarda et comme je ne disais rien, il reprit :
Il est salement coincé, le vieux Karl ! Si tu ne l'aides pas, il va y passer.
- Je n'y peux rien.
Il frotta son nez cassé du dos de sa main.
Et s'il y passe, les camarades, à l'usine, ils ne t'auront pas à la bonne.
- Je n'y peux rien.
- Mais si tu y peux !
Il y eut un silence et je dis :
- Je fais mon devoir.
- Ton devoir ! cria Schrader en se levant brusquement, et les pans de sa chemise volèrent autour de lui, tu veux savoir à quoi il aboutit, ton devoir ! À faire cinq armoires de plus par jour pour que le père Säcke ait un peu plus d'argent dans ses poches, qui sont déjà pleines à craquer ! Tu l'as vu, ce matin, le père Säcke entrer dans sa Mercedes ! Avec sa sacrée gueule de cochon rose ! Et son ventre ! Tu peux être sûr qu'il ne couche pas sur un grabat, lui ! Et le lait dans son café, le matin, il n'est pas écrémé non plus, tu peux être sûr ! Ton sacré devoir, je vais te dire à quoi il rime, Rudolf ! C'est le vieux Karl sur le pavé, et des marks pour le Père Säcke !
J'attendis qu'il se calmât un peu et je dis :
- Je n'ai pas à entrer dans ces considérations. Pour moi, la question est claire. On me confie une tâche, et mon devoir est de la faire bien, et à fond.
Schrader fit quelques pas dans la pièce d'un air perplexe, puis revint vers la table.
- Le vieux Karl a cinq enfants.
Il y eut un silence, et je dis très vite, sèchement, et sans le regarder :
- Ça n'entre pas en ligne de compte.
- Donnerwetter[1] ! cria Schrader en abattant son poing sur la table, tu me dégoûtes !"
Robert Merle, La mort est mon métier, 1952, Folio, 1998, p. 126-127.
[1] Tonnerre !
"En juin, je reçus l'ordre de me rendre à S. avec mon escadron pour participer à une revue de cavaliers SS. Le défilé, dans les rues décorées de drapeaux et de croix gammées, se déroula, conformément au plan, dans un ordre magnifique, et au milieu de l'enthousiasme exemplaire de la population. Himmler, après nous avoir minutieusement inspectés, fit un discours qui produisit sur moi une impression profonde. À vrai dire, les idées qu'il exposa m'étaient, comme à tout SS, depuis longtemps familières. Mais les entendre, en cette fête solennelle, de la bouche même du Reichsführer, m'apparut comme une confirmation éclatante de leur vérité.
Le Reichsführer rappela d'abord les mois difficiles qui avaient précédé, pour les SS et le Parti, la prise de pouvoir, alors que « les gens nous tournaient le dos et que beaucoup des nôtres connaissaient la prison ». Mais grâce à Dieu, le Mouvement et les SS avaient dominé l'épreuve. Et maintenant, la volonté de l'Allemagne nous avait donné la victoire.
Cette victoire, affirma solennellement le Reichsführer, ne changerait rien, et ne devait rien changer, à l'état d'esprit du Corps noir. Les SS resteraient dans les jours ensoleillés ce qu'ils avaient été pendant l'orage : Des soldats que l'honneur seul inspirait. De tout temps, ajouta-t-il, et depuis l'époque reculée des Chevaliers teutoniques, l'honneur avait été considéré comme l'idéal suprême du soldat. Mais on savait mal alors ce qu'était l'honneur. Et dans la pratique, les soldats éprouvaient souvent des difficultés à choisir, entre plusieurs voies, celle qui leur paraissait la plus honorable. Ces difficultés, le Reichsführer était heureux de le dire, n'existaient plus pour les SS. Notre Führer Adolf Hitler avait défini une fois pour toutes l'honneur SS. Il avait fait de cette définition la devise de sa troupe d'élite : « Ton honneur », avait-il dit, « c'est ta fidélité ». Désormais, par conséquent, tout était parfaitement simple et clair. On n'avait plus de cas de conscience à se poser. Il suffisait seulement d'être fidèle, c'est-à-dire d'obéir. Notre devoir, notre unique devoir était d'obéir. Et grâce à cette obéissance absolue, consentie dans le véritable esprit du Corps noir, nous étions sûrs de ne plus jamais nous tromper, d'être toujours dans le droit chemin, de servir inébranlablement, dans les bons et les mauvais jours, le principe éternel : L'Allemagne, l'Allemagne au-dessus de tout."
Robert Merle, La mort est mon métier, 1952, Folio, 1998, p. 223-224.
"Comment expliquez-vous que vous ayez pu en arriver là ?
Je réfléchis et je dis :
- On m'a choisi pour mes talents d'organisateur.
Il me fixa, ses yeux étaient bleus comme ceux d'une poupée, il secoua la tête et il dit :
- Vous n'avez pas compris ma question.
Il reprit au bout d'un moment :
- Êtes-vous toujours aussi convaincu qu'il était nécessaire d'exterminer les juifs ?
- Non, je n'en suis plus si convaincu.
- Pourquoi ?
- Parce que Himmler s'est suicidé.
Il me regarda d'un air étonné et je repris :
- Cela prouve qu'il n'était pas un vrai chef, et s'il n'était pas un vrai chef, il a pu très bien me mentir en me présentant l'extermination des juifs comme nécessaire.
Il reprit :
- Par conséquent, si c'était à refaire, vous ne le referiez pas ?
Je dis vivement :
Je le referais, si on m'en donnait l'ordre.
Il me regarda une pleine seconde, son teint rose rougit violemment, et il dit d'un air indigné :
Vous agiriez contre votre conscience !
Je me mis au garde-à-vous, je regardai droit devant moi et je dis :
Excusez-moi, je crois que vous ne comprenez pas mon point de vue. Je n'ai pas à m'occuper de ce que je pense. Mon devoir est d'obéir".
Robert Merle, La mort est mon métier, 1952, Folio, 1998, p. 362-363.
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Date de création : 26/05/2011 @ 16:20
Dernière modification : 26/05/2014 @ 07:47
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