"Vivre heureusement et vivre conformément à la nature est une même chose. Ce que cette formule signifie, je vais maintenant te l'expliquer. Cela consiste à conserver nos qualités corporelles et tout ce qui est lié à notre nature avec soin, mais sans crainte ; ce sont choses fugitives et donc d'un jour ; ne subissons pas leur esclavage, ne nous laissons pas prendre par des choses qui nous sont étrangères ; tous ces suppléments qui plaisent au corps, mettons-les à la place où se trouvent dans un camp les auxiliaires et les troupes légères ; qu'ils soient à notre service et ne dominent pas, c'est ainsi seulement qu'ils sont profitables à l'âme. Qu'un homme véritable ne se laisse ni corrompre ni dominer par les choses extérieures, qu'il n'admire que lui, qu'il ait foi dans son énergie, qu'il soit prêt à l'une et à l'autre fortune, qu'il soit l'artisan de sa propre vie ; que son assurance n'aille point sans le savoir, ni le savoir sans la constance ; que les résolutions une fois prises persistent et qu'il n'y ait point de rature dans les décisions adoptées. On comprend, même si je n'ajoutais rien, qu'un tel homme aura une vie équilibrée et ordonnée, et qu'il sera dans ses actes bienveillant et magnanime."
Sénèque, De la vie heureuse, Éd. Gallimard, trad. E. Bréhier.
"Il me semble que la différence qui est entre les plus grandes âmes et celles qui sont basses et vulgaires, consiste, principalement, en ce que les âmes vulgaires se laissent aller à leurs passions, et ne sont heureuses ou malheureuses, que selon que les choses qui leur surviennent sont agréables ou déplaisantes ; au lieu que les autres ont des raisonnements si forts et si puissants que, bien qu'elles aient aussi des passions, et même souvent de plus violentes que celles du commun , leur raison demeure néanmoins toujours la maîtresse, et fait que les afflictions même leur servent, et contribuent à la parfaite félicité dont elles jouissent dès cette vie. Car, d'une part, se considérant comme immortelles et capables de recevoir de très grands contentements, puis, d'autre part, considérant qu'elles sont jointes à des corps mortels et fragiles, qui sont sujets à beaucoup d'infirmités, et qui ne peuvent manquer de périr dans peu d'années, elles font bien tout ce qui est en leur pouvoir pour se rendre la fortune favorable en cette vie, mais néanmoins elles l'estiment si peu, au regard de l'éternité, qu'elles n'en considèrent quasi les événements que comme nous faisons ceux des comédies. Et comme les histoires tristes et lamentables, que nous voyons représenter sur un théâtre, nous donnent souvent autant de récréation que les gaies, bien qu'elles tirent des larmes de nos yeux ; ainsi ces plus grandes âmes, dont je parle, ont de la satisfaction, en elles-mêmes, de toutes les choses qui leur arrivent, même des plus fâcheuses et insupportables."
Descartes, Lettre à Elisabeth, 18 mai 1645.
"[...] Quand on considère les biens et les maux qui peuvent être en une même chose, pour savoir l'estime qu'on en doit faire, comme j'ai fait lorsque j'ai parlé de l'estime que nous devions faire de cette vie, on prend le bien pour tout ce qui s'y trouve dont on peut avoir quelque commodité, et on ne nomme mal que ce dont on peut recevoir de l'incommodité ; car pour les autres défauts qui peuvent y être, on ne les compte point. Ainsi, lorsqu'on offre un emploi à quelqu'un, il considère d'un côté l'honneur et le profit qu'il en peut attendre, comme des biens, et de l'autre la peine, le péril, la perte du temps, et autres telles choses, comme des maux ; et comparant ces maux avec ces biens, selon qu'il trouve ceux-ci plus ou moins grands que ceux-là, il l'accepte ou le refuse. Or ce qui m'a fait dire en ce dernier sens, qu'il y a toujours plus de biens que de maux en cette vie, c'est le peu d'état que je crois que nous devons faire de toutes les choses qui sont hors de nous, et qui ne dépendent point de notre libre arbitre, à comparaison de celles qui en dépendent, lesquelles nous pouvons toujours rendre bonnes, lorsque nous en savons bien user ; et nous pouvons empêcher, par leur moyen, que tous les maux qui viennent d'ailleurs, tant grands qu'ils puissent être, n'entrent plus avant en notre âme que la tristesse qu'y excitent les comédiens, quand ils représentent devant nous quelques actions fort funestes ; mais j'avoue qu'il faut être fort philosophe, pour arriver jusqu'à ce point."
Descartes, Lettre à Elisabeth, janvier 1646.
"Le concept du bonheur est si indéterminé que, quoique chacun désire être heureux, personne ne peut jamais dire d'une manière déterminée et conséquente ce qu'il souhaite et veut véritablement. La raison en est que, d'un côté, les éléments appartiennent au concept du bonheur sont tous empiriques, c'est-à-dire doivent être dérivés de l'expérience, et que, de l'autre, l'idée du bonheur exprime un tout absolu, un maximum de bien-être pour le présent et pour l'avenir. Or il est impossible qu'un être fini, quelque pénétration et quelque puissance qu'on lui suppose, se fasse un concept déterminé de ce qu'il veut véritablement. Veut-il la richesse, que de soucis, d'envie et d'embûches ne pourra-t-il pas attirer sur lui ! Veut-il des connaissances et des lumières, peut-être n'acquerra-t-il plus de pénétration que pour trembler à la vue de maux auxquels il n'aurait jamais songé sans cela et qu'il ne peut pourtant éviter, ou pour accroître le nombre déjà trop grand de ses désirs, en se créant de nouveaux besoins. Veut-il une longue vie, qui lui assure que ce ne sera pas une longue souffrance ? Veut-il du moins la santé, combien la faiblesse du corps n'a-t-elle pas préservé l'homme d'égarements où l'aurait fait tomber une santé parfaite ? Et ainsi de suite. En un mot, l'homme est incapable de déterminer, d'après quelque principe, avec une entière certitude, ce qui le rendrait véritablement heureux, parce qu'il lui faudrait pour cela l'omniscience. Il est donc impossible d'agir, pour être heureux, d'après des principes déterminés ; on ne peut que suivre des conseils empiriques, par exemple ceux de s'astreindre à un certain régime, ou de faire des économies, ou de se montrer poli, réservé, etc., toutes choses que l'expérience nous montre comme étant en définitive les meilleurs moyens d'assurer notre bien-être".
Kant, Fondements de la métaphysique des moeurs, 1785, Deuxième section, § 25, trad. J. Muglioni, Bordas, pp. 46-48.
"Nous savons tous, pour la plupart, et la plupart du temps, comment employer le mot « bonheur » et son contraire, « malheur ». Nous savons aussi à quel moment dire « je suis heureux » et « je ne le suis pas ». Mais la plupart d'entre nous seraient bien embarrassés si on leur demandait d'expliquer la règle qui leur a permis d'appliquer l'un des éléments du couple « bonheur-malheur » à un cas particulier. Nous aurions également du mal à expliquer clairement et sans ambiguïté ce que nous entendons par « je suis heureux » ou « je suis malheureux ». Le plus souvent, nous répondrions plus par une explication que par la définition : nous dirions ce qui, à notre sens, nous fit nous sentir (ou peut nous rendre) heureux ou malheureux, plutôt que de nous étendre sur l'expérience vécue et que nous souhaiterions rapporter et communiquer par l'un de ces mots.
L'expérience de l'état « heureux » ou « malheureux » ressemble, de ce point de vue-là, à l'expérience de la couleur. Nous savons comment employer le mot « rouge », mais pas comment décrire l'expérience de la « rougeur ». A mieux, si nous sommes d'humeur poétique, nous pouvons utiliser des métaphores empruntées à d'autres sortes de sensations, mais ce stratagème ne revient guère qu'à remplacer un ineffable par un autre. Les mots « bonheur » et « malheur », comme les mots « rouge » et « vert », ne sont adaptés qu'à nos interactions, mais ils ne parviennent pas à communiquer en entier, et encore moins à « transplanter », l'expérience que le locuteur veut saisir et transmettre aux autres dans le but de partager. Attacher à une expérience vécue subjectivement des noms dotés de sens que les autres peuvent, à leur tour, associer à certaines de leurs propres sensations – cela ne rend pas l'expérience moins « ineffable » qu'elle n'est. Quand je demande à quelqu'un de me prêter un crayon rouge, je peux raisonnablement espérer que ce crayon sera de la couleur que je serai disposé à appeler « rouge ». Mais je ne peux dire si moi, le demandant, et la personne qui agit à ma demande voyons la « rougeur » « de la même façon » (ni de quelle « façon » il s'agira). Je peux au mieux supposer que nous tenons tous les deux le « rouge » pour différent du « vert », du « bleu », et des autres couleurs. De même, nous pouvons considérer que nous connaissons tous la différence entre « être heureux » et « être malheureux »."
Zygmunt Bauman, La société assiégée, 2002, IV, tr. fr Christophe Rosson, Hachette Littératures, coll. Pluriel, pp. 171-172.
Date de création : 29/11/2005 @ 14:36
Dernière modification : 16/06/2013 @ 18:57
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