D'Alembert, Essai sur les éléments de philosophie, 1759, Chapitre XX : Physique générale, Paris, Fayard, 1999, p. 173.
"Cependant les anciens paraissent avoir cultivé la Physique, que nous appelons vulgaire, préférablement à celle que nous avons nommée Physique occulte, et qui est proprement la Physique expérimentale.
Ils ne se contentaient de lire dans le grand livre de la nature, toujours ouvert pour eux ainsi que pour nous ; mais ils y lisaient assidûment, et avec des yeux plus attentifs et plus sûrs que nous ne l'imaginons ; plusieurs faits qu'ils ont avancés, et qui d'abord avaient été démentis par les modernes, se sont trouvés rais quand on les a mieux approfondis. La méthode que suivaient les anciens, en cultivant l'observation plus que l'expérience, était très-philosophique, et la plus propre de toutes à faire à la Physique les plus grands progrès dont elle fut capable dans ce premier âge de l'esprit humain. Avant d'employer et d'user notre sagacité pour chercher un fait dans des combinaisons subtiles, il faut être bien assuré que ce fait n'existe pas autour de nous et sous notre main ; comme il faut en Géométrie réserver ses efforts pour trouver ce qui n'a pas été résolu par d'autres. Tout est lié si intimement dans la nature, qu'une simple collection de faits, bien riche et bien variée, avancerait prodigieusement nos connaissances ; et s'il était possible de rendre cette collection complète, ce serait peut-être le seul travail auquel le Physicien dût se borner ; c'est au moins celui par lequel il faut qu'il commence ; et telle est la méthode que les anciens ont suivie. Les plus sages d'entr'eux, ont fait la table de ce qu'ils voyaient, l'ont bien faite et s'en sont tenus là. Ils n'ont connu de l'aimant que sa propriété la plus facile à découvrir celle d'attirer le fer ; les merveilles de l'électricité qui les entouraient, et dont on trouve quelques traces dans leurs ouvrages, ne les ont point frappés, parce que pour être frappé par ces merveilles, il eût fallu en voir le rapport à des faits plus cachés, que l'expérience a su nous dévoiler dans ces derniers temps. Car l'expérience parmi plusieurs avantages, à celui d'étendre le champ de l'observation. Un phénomène que l'expérience nous apprend, ouvre nos yeux sur une infinité d'autres qui ne demandaient qu'à être aperçus. L'observation, par la curiosité qu'elle inspire et par les vides qu'elle laisse, mène à l'expérience ; l'expérience ramène à l'observation par la même curiosité qui cherche à remplir et à serrer de plus en plus ces vides : ainsi on peut regarder l'expérience et l'observation comme la suite et le complément l'une de l'autre."
D'Alembert, Éléments de philosophie, 1759, Chapitre XX : Physique générale, Paris, Fayard, 1999, p. 174-176.
"Depuis que la subordination constante de l'imagination à l'observation a été unanimement reconnue comme la première condition fondamentale de toute saine spéculation scientifique, une vicieuse interprétation a souvent conduit à abuser beaucoup de ce grand principe logique, pour faire dégénérer la science réelle en une sorte de stérile accumulation de faits incohérents, qui ne pourrait offrir d'autre mérite essentiel que celui de l'exactitude partielle. Il importe donc de bien sentir que le véritable esprit positif n'est pas moins éloigné, au fond, de l'empirisme que du mysticisme ; c'est entre ces deux aberrations, également funestes, qu'il doit toujours cheminer : le besoin d'une telle réserve continue, aussi difficile qu'importante, suffirait d'ailleurs pour vérifier, conformément à nos explications initiales, combien la vraie positivité doit être mûrement préparée, de manière à ne pouvoir nullement convenir à l'état naissant de l'Humanité. C'est dans les lois des phénomènes que consiste réellement la science, à laquelle les faits proprement dits, quelque exacts et nombreux qu'ils puissent être, ne fournissent jamais que d'indispensables matériaux.
Or, en considérant la destination constante de ces lois, on peut dire, sans aucune exagération, que la véritable science bien loin d'être formée de simples observations, tend toujours à dispenser autant que possible, de l'exploration directe, en y substituant cette prévision rationnelle, qui constitue, à tous égards, le principal caractère de l'esprit positif, comme l'ensemble des études astronomiques nous le fera clairement sentir. Une telle prévision, suite nécessaire des relations constantes découvertes entre les phénomènes, ne permettra jamais de confondre la science réelle avec cette vaine érudition qui accumule machinalement des faits sans aspirer à les déduire les uns des autres. [...] L'exploration directe des phénomènes accomplis ne pourrait suffire à nous permettre d'en modifier l'accomplissement, si elle ne nous conduisait pas à le prévoir convenablement. Ainsi, le véritable esprit positif consiste surtout à voir pour prévoir, à étudier ce qui est afin d'en conclure ce qui sera, d'après le dogme général de l'invariabilité des lois naturelles."
Auguste Comte, Discours sur l'esprit positif, 1842, § 15, Vrin, 1995, p. 71-74.
"Pour qu'une observation puisse être qualifiée de scientifique, il faut qu'elle soit susceptible d'être faite et répétée dans des circonstances qui comportent une définition exacte, de manière qu'à chaque répétition des mêmes circonstances on puisse toujours constater l'identité des résultats, au moins entre les limites de l'erreur qui affecte inévitablement nos déterminations empiriques. Il faut en outre que, dans les circonstances définies, et entre les limites d'erreurs qui viennent d'être indiquées, les résultats soient indépendants de la constitution de l'observateur : ou que, s'il y a des exceptions, elles tiennent à une anomalie de constitution, qui rend manifestement tel individu impropre à tel genre d'observation, sans ébranler notre confiance dans la constance et dans la vérité intrinsèque du fait observé. Mais rien de semblable ne se rencontre dans les conditions de l'observation intérieure sur laquelle on voudrait fonder une psychologie scientifique ; d'une part, il s'agit de phénomènes fugaces, insaisissables dans leurs perpétuelles métamorphoses et dans leurs modifications continues ; d'autre part, ces phénomènes sont essentiellement variables avec les individus en qui se confondent le rôle d'observateur et celui de sujet d'observation ; ils changent, souvent du tout au tout, par suite des variétés de constitution qui ont le plus de mobilité et d'inconsistance, le moins de valeur caractéristique ou d'importance dans le plan général des œuvres de la nature. Que m'importent les découvertes qu'un philosophe a faites ou cru faire dans les profondeurs de sa conscience, si je ne lis pas la même chose dans la mienne ou si j'y lis tout autre chose ? Cela peut-il se comparer aux découvertes d'un astronome, d'un physicien, d'un naturaliste qui me convie à voir ce qu'il a vu, à palper ce qu'il a palpé, et qui, si je n'ai pas l'œil assez bon ou le tact assez délicat, s'adressera à tant d'autres personnes mieux douées que je ne le suis, et qui verront ou palperont si exactement la même chose, qu'il faudra bien me rendre à la vérité d'une observation dont témoignent tous ceux en qui se trouvent les qualités du témoin ?"
Antoine-Augustin Cournot, Essai sur les fondements de nos connaissances et sur les caractères de la critique philosophique, 1851, chapitre XXIII, § 373, tome II, Librairie Hachette et Cie, p. 317-318.
"On donne le nom d'observateur à celui qui applique les procédés d'investigations simples ou complexes à l'étude des phénomènes qu'il ne fait pas varier et qu'il recueille par conséquent tels que la nature les lui offre ; on donne le nom d'expérimentateur à celui qui emploie les procédés d'investigations simples ou complexes pour faire varier ou modifier, dans un but quelconque, les phénomènes naturels et les faire apparaître dans des circonstances ou dans des conditions dans lesquelles la nature ne les présentait pas. Dans ce sens, l'observation est l'investigation d'un phénomène naturel, et l'expérience est l'investigation d'un phénomène modifié par l'expérimentateur".
Claude Bernard, Introduction à l'étude de la médecine expérimentale, 1865, 1ère partie, Chapitre I, § 4, Flammarion, p. 44-45.
"[…] d'un point de vue heuristique, il peut être utile de se souvenir de ce que l'on observe vraiment. Mais, sur le plan des principes, il est tout à fait erroné de vouloir baser une théorie uniquement sur des grandeurs observables. Car, en réalité, les choses se passent exactement de façon opposée. C'est seulement la théorie qui décide de ce qui peut être observé. Voyez-vous, l'observation est en général un processus très compliqué. Le phénomène que l'on veut observer provoque certaines réactions à l'intérieur de notre appareillage de mesure. À la suite de cela, d'autres processus viennent se dérouler dans cet appareillage ; par certains détours, ces processus finissent par provoquer l'impression sensorielle et la fixation de l'événement dans notre conscience. Tout le long de ce chemin, qui va du phénomène à la fixation dans notre conscience, nous devons savoir comment fonctionne la nature, nous devons connaître – au moins sur le plan pratique – les lois de la nature, dès lors que nous voulons pouvoir affirmer que nous avons observé quelque chose. C'est seulement la théorie, c'est-à-dire la connaissance des lois naturelles, qui nous permet donc de déduire, à partir de l'impression sensorielle, le phénomène qui se trouve à la base de notre observation. Par conséquent, lorsque l'on affirme que l'on peut observer quelque chose, il faudrait dire de façon plus précise : Bien que nous ayons l'intention de formuler de nouvelles lois naturelles qui ne concordent pas avec les anciennes, nous présumons tout de même que les lois antérieures fonctionnent, le long du chemin qui va du phénomène à observer à notre conscience, de façon suffisamment précise pour que nous puissions leur faire confiance et par conséquent affirmer que nous avons fait des observations. Par exemple, en théorie de la relativité, on admet que, même dans un système de référence en mouvement, les rayons de lumière qui vont de l'horloge à l'œil de l'observateur se comportent, de façon assez précise, comme cela avait été prévu dans la physique antérieure. Et de même, en ce qui concerne votre théorie [la théorie nouvelle de la mécanique quantique, développée notamment par Werner Heisenberg auquel s'adresse Einstein], vous admettez implicitement que tout le mécanisme du rayonnement de lumière, depuis l'atome oscillant jusqu'au spectroscope ou jusqu'à l'œil humain, fonctionne exactement comme on l'a toujours supposé, c'est-à-dire essentiellement selon les lois de Maxwell. Si cela n'était pas le cas, vous ne pourriez plus observer les grandeurs que vous appelez observables. Votre affirmation selon laquelle vous n'introduisez que des grandeurs observables se ramène donc en réalité à une hypothèse concernant une certaine propriété de la théorie que vous essayez de formuler. Vous supposez que votre théorie laisse intacte la description antérieure des processus de rayonnement dans ses aspects essentiels. Il est possible que vous ayez raison, mais cela n'est nullement certain."
Einstein, cité par Heisenberg, La Partie et le tout, Chapitre V, 1925-1926, tr. fr. Paul Kessler, Champs Flammarion, 1990, p. 94.
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