"C'est un simple préjugé moral que de croire que la vérité vaille mieux que l'apparence, c'est même l'hypothèse la plus mal fondée qui soit. Il faut bien l'avouer, la vie ne serait pas possible sans toute une perspective d'estimation et d'apparence, et si l'on voulait supprimer totalement le « monde apparent » avec toute l'indignation et la rusticité vertueuse qu'y apportent certains philosophes, à supposer que ce fût possible, il ne resterait rien non plus de votre « vérité ». En effet, qu'est-ce qui nous force à admettre qu'il y ait opposition radicale entre le « vrai » et le « faux » ? Ne suffit-il pas d'admettre des degrés dans l'apparence, comme qui dirait des nuances et des harmonies plus ou moins claires, plus ou moins sombres, des valeurs diverses, pour user du langage des peintres ? Pourquoi le monde qui nous concerne ne serait-il pas fictif ? Et si l'on objecte alors que toute fiction doit avoir un auteur, ne pourrait-on pas répondre en toute franchise : Pourquoi ? Ces mots « doit avoir » ne font-ils pas partie eux aussi de la fiction ? Nous défendra-t-on en fin de compte d'user d'un peu d'ironie, tant à l'endroit du sujet qu'à celui du verbe et du complément ?"
Nietzsche, Par-delà le bien et le mal, 1886, § 34, tr. fr. Geneviève Bianquis, 10/18, p. 74-75.
"Premier principe. Les raisons qui ont fait désigner « ce » monde-ci comme apparent en fondent bien plutôt la réalité, – une autre sorte de réalité est absolument indémontrable.
Deuxième principe. Les caractéristiques que l'on a attribuées à l'« être véritable » des choses sont les caractéristiques du non-être, du néant, – on a édifié le « monde vrai » sur la contradiction avec le monde réel : c'est en fait un monde apparent, dans la mesure où il n'est qu'une illusion d'optique morale.
Troisième principe. Inventer la fable d'un « autre » monde que celui-ci n'a aucun sens, à moins que ce ne soit un instinct de calomnie, de dépréciation, de suspicion à l'encontre de la vie qui domine en nous : dans ce dernier cas, nous nous vengeons de la vie au moyen de la fantasmagorie d'une « autre » vie, d'une vie « meilleure ».
Quatrième principe. Séparer le monde en un monde « vrai » et un monde « apparent », [...] n'est qu'une suggestion de la décadence, un symptôme de vie déclinante..."
Nietzsche, Le Crépuscule des idoles, 1888, tr. fr. Jean-Claude Hémery, Folio essais, 1974, p. 29.
"Il est absolument clair qu'en l'absence de croyance, le faux n'existerait pas ; le vrai non plus, dans la mesure où le vrai est corrélatif du faux. Imaginons un monde purement matériel : il n'y aurait pas de place pour le faux, et bien que ce monde contienne ce qu'on peut appeler des « faits », il ne contiendrait aucune vérité, au sens où les vérités sont choses du même genre que ce qui est faux. De fait, vérité et fausseté sont des propriétés des croyances et des affirmations : et donc un monde purement matériel, faute de croyances comme d'affirmations, ne contiendrait ni vérité ni fausseté.
En revanche, il faut noter que la vérité ou la fausseté d'une croyance dépend toujours de quelque chose d'extérieur à la croyance même. Si ma croyance est vraie quand je crois que Charles Ier est mort sur l'échafaud, ce n'est pas en vertu d'une qualité propre à ma croyance, qualité que je pourrais découvrir par simple examen de la croyance ; c'est à cause d'un évènement historique d'il y a deux siècles et demi. Si je crois que Charles Ier est mort dans son lit, c'est là une croyance fausse : je peux bien y croire avec force, avoir pris des précautions avant de m'y tenir, tout cela ne l'empêche pas d'être fausse, toujours pour la même raison, nullement en vertu d'une propriété qui lui soit propre. Bien que la vérité et la fausseté soient des propriétés des croyances, ce sont donc des propriétés qui dépendent de la relation entre la croyance et autre chose qu'elle, non pas d'une qualité interne à la croyance."
Bertrand Russell, Problèmes de philosophie, 1912, chap. XII, "Le vrai et le faux".
"La tromperie n'entre jamais en conflit avec la raison, car les choses auraient pu se passer effectivement de la façon dont le menteur le prétend. Le mensonge est souvent plus plausible, plus tentant pour la raison que la réalité, car le menteur possède le grand avantage de savoir d'avance ce que le public souhaite entendre ou s'attend à entendre. Sa version a été préparée à l'intention du public, en s'attachant tout particulièrement à la crédibilité, tandis que la réalité a cette habitude déconcertante de nous mettre en présence de l'inattendu, auquel nous n'étions nullement préparés.
En temps normal, la réalité, qui n'a pas d'équivalent, vient confondre le menteur. Quelle que soit l'ampleur de la trame mensongère que peut présenter le menteur expérimenté, elle ne parviendra jamais, même avec le concours des ordinateurs, à recouvrir la texture entière du réel. Le menteur, qui pourra peut-être faire illusion, quel que soit le nombre de ses mensonges isolés, ne pourra le faire en ce qui concerne le principe même du mensonge. C'est là une des leçons que l'on pourrait tirer des expériences totalitaires, et de cette effrayante confiance des dirigeants totalitaires dans le pouvoir du mensonge – dans leur aptitude, par exemple, à réécrire sans cesse l'histoire, à adapter l'interprétation du passé aux nécessités de la « ligne politique » du présent, ou à éliminer toutes les données qui ne cadrent pas avec leur idéologie. Ainsi, ils prouveront que, dans un système d'économie socialiste, il n'existe pas de chômage en refusant de reconnaître son existence ; dès lors, un chômeur n'est plus qu'une entité non existante.
Les résultats de telles expériences, effectuées par des hommes disposant des moyens de la violence, sont assez effrayants, mais ils ne disposent pas du pouvoir d'abuser indéfiniment. Poussé au-delà d'une certaine limite, le mensonge produit des résultats contraires au but recherché ; cette limite est atteinte quand le public auquel le mensonge est destiné est contraint, afin de pouvoir survivre, d'ignorer la frontière qui sépare la vérité du mensonge. Quand nous sommes convaincus que certaines actions sont pour nous d'une nécessité vitale, il n'importe plus que cette croyance se fonde sur le mensonge ou la vérité ; la vérité en laquelle on peut se fier disparaît entièrement de la vie publique, et avec elle disparaît le principal facteur de stabilité dans le perpétuel mouvement des affaires humaines."
Hannah Arendt, "Du mensonge en politique", 1969, in Du mensonge à la violence, tr. Fr. Guy Durand, Pocket, 1994, p. 10-12.
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