"Or, d'elle-même la nature, au rebours, révèle, je pense, que ce qui est juste, c'est que celui qui vaut plus ait le dessus sur celui qui vaut moins et celui qui a une capacité supérieure, sur celui qui est davantage dépourvu de capacité. Qu'il en est ainsi, c'est d'ailleurs ce qu'elle montre en maint domaine : dans le reste du règne animal comme dans les cités des hommes et dans leurs familles, où l'on voit que le signe distinctif du juste, c'est que le supérieur commande à l'inférieur et ait plus que lui. En vertu de quelle justice, dis-moi, Xerxès a-t-il fait une expédition contre la Grèce, ou son père contre les Scythes ? sans parler de mille autres exemples analogues que l'on pourrait alléguer. Eh bien ! cette conduite de la part de ces gens-là est conforme à une nature, à la nature du juste, et, par Zeus! Conforme en vérité à une loi qui est celle de la nature ; non point toutefois, sans doute, à celle que nous, nous avons instituée. Modelés à façon, les meilleurs et les plus forts d'entre nous, pris en main dès l'enfance, sont, tels des lions, réduits en servitude par nos incantations et nos sortilèges, apprenant de nous que le devoir est l'égalité, que c'est cela qui est beau et qui est juste ! Mais, que vienne à paraître, j'imagine, un homme ayant le naturel qu'il faut, voilà par lui tout cela secoué, mis en pièces : il s'échappe, il foule aux pieds nos formules, nos sorcelleries, nos incantations et ces lois qui, toutes sans exception, sont contraires à la nature ; notre esclave s'est insurgé et s'est révélé maître. C'est à cet instant que resplendit la justice selon la nature."
Platon, Gorgias, 483c-484a, Œuvres complètes, t. I, tr. fr. Léon Robin et M.-J. Moreau, Éd. Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 1950, p. 427.
"Certes, ce sont les faibles, la masse des gens, qui établissent les lois, j'en suis sûr. C'est donc en fonction d'eux-mêmes et de leur intérêt personnel que les faibles font les lois, qu'ils attribuent des louanges, qu'ils répartissent des blâmes. Ils veulent faire peur aux hommes plus forts qu'eux et qui peuvent leur être supérieurs. C'est pour empêcher que ces hommes ne leur soient supérieurs qu'ils disent qu'il est vilain, qu'il est injuste, d'avoir plus que les autres et que l'injustice consiste justement à vouloir avoir plus. Car, ce qui plaît aux faibles, c'est d'avoir l'air d'être égaux à de tels hommes, alors qu'ils leur sont inférieurs.
Et quand on dit qu'il est injuste, qu'il est vilain, de vouloir avoir plus que la plupart des gens, on s'exprime en se référant à la loi. Or, au contraire, il est évident, selon moi, que la justice consiste en ce que le meilleur ait plus que le moins bon et le plus fort plus que le moins fort. Partout il en est ainsi, c'est ce que la nature enseigne, chez toutes les espèces animales, chez toutes les races humaines et dans toutes les cités !
Si le plus fort domine le moins fort et s'il est supérieur à lui, c'est là le signe que c'est juste.
De quelle justice Xerxès s'est-il servi lorsque avec son armée il attaqua la Grèce, ou son père quand il fit la guerre aux Scythes ? Et encore, ce sont là deux cas parmi des milliers d'autres à citer ! Eh bien, Xerxès et son père ont agi, j'en suis sûr, conformément à la nature du droit - c'est-à-dire conformément à la loi, oui, par Zeus, à la loi de la nature -, mais ils n'ont certainement pas agi en respectant la loi que nous établissons, nous !
Chez nous, les êtres les meilleurs et les plus forts, nous commençons à les façonner, dès leur plus jeune âge, comme on fait pour dompter les lions ; avec nos formules magiques et nos tours de passe-passe, nous en faisons des esclaves, en leur répétant qu'il faut être égal aux autres et que l'égalité est ce qui est beau et juste. Mais, j'en suis sûr, s'il arrivait qu'un homme eût la nature qu'il faut pour secouer tout ce fatras, le réduire en miettes et s'en délivrer, si cet homme pouvait fouler aux pieds nos grimoires, nos tours de magie, nos enchantements, et aussi toutes nos lois qui sont contraires à la nature - si cet homme, qui était un esclave, se redressait et nous apparaissait comme un maître, alors, à ce moment-là, le droit de la nature brillerait de tout son éclat. "
Platon, Gorgias, 483b-484a, trad. Monique Canto, Garnier-Flammarion, 1987, p. 212-213.
"La première et la plus vive des passions que l’égalité des conditions fait naître, je n’ai pas besoin de le dire, c’est l’amour de cette même égalité. On ne s’étonnera donc pas que j’en parle avant toutes les autres.
Chacun a remarqué que, de notre temps, et spécialement en France, cette passion de l’égalité prenait chaque jour une place plus grande dans le cœur humain. On a dit cent fois que nos contemporains avaient un amour bien plus ardent et bien plus tenace pour l’égalité que pour la liberté ; mais je ne trouve point qu’on soit encore suffisamment remonté jusqu’aux causes de ce fait. [...]
Le goût que les hommes ont pour la liberté et celui qu’ils ressentent pour l’égalité sont, en effet, deux choses distinctes, et je ne crains pas d’ajouter que, chez les peuples démocratiques, ce sont deux choses inégales. [...] La liberté s’est manifestée aux hommes dans différents temps et sous différentes formes ; elle ne s’est point attachée exclusivement à un état social, et on la rencontre autre part que dans les démocraties. Elle ne saurait donc former le caractère distinctif des siècles démocratiques.
Le fait particulier et dominant qui singularise ces siècles, c’est l’égalité des conditions ; la passion principale qui agite les hommes dans ces temps-là, c’est l’amour de cette égalité.
Les maux que l’extrême égalité peut produire ne se manifeste que peu à peu ; ils s’insinuent graduellement dans le corps social ; on ne les voit que de loin en loin, et, au moment où ils deviennent le plus violents, l’habitude a déjà fait qu’on ne les sent plus. [...]
L’égalité fournit chaque jour une multitude de petites jouissances à chaque homme. Les charmes de l’égalité se sentent à tous moments, et ils sont à la portée de tous ; les plus nobles cœurs n’y sont pas insensibles, et les âmes les plus vulgaires en font leurs délices. La passion que l’égalité fait naître doit donc être tout à la fois énergique et générale.
Les hommes ne sauraient jouir de la liberté politique sans l’acheter par quelques sacrifices, et ils ne s’en emparent jamais qu’avec beaucoup d’efforts. Mais les plaisirs que l’égalité procure s’offrent d’eux-mêmes. Chacun des petits incidents de la vie privée semble les faire naître, et, pour les goûter, il ne faut que vivre.
Les peuples démocratiques aiment l’égalité dans tous les temps, mais il est de certaines époques où ils poussent jusqu’au délire la passion qu’ils ressentent pour elle. Ceci arrive au moment où l’ancienne hiérarchie sociale, longtemps menacée, achève de se détruire, après une dernière lutte intestine, et que les barrières qui séparaient les citoyens sont enfin renversées. Les hommes se précipitent alors sur l’égalité comme sur une conquête, et ils s’y attachent comme à un bien précieux qu’on veut leur ravir. La passion d’égalité pénètre de toutes parts dans le cœur humain, elle s’y étend, elle le remplit tout entier. Ne dites point aux hommes qu’en se livrant aussi aveuglément à une passion exclusive, ils compromettent leurs intérêts les plus chers ; ils sont sourds. Ne leur montrez pas la liberté qui s’échappe de leurs mains, tandis qu’ils regardent ailleurs ; ils sont aveugles, ou plutôt ils n’aperçoivent dans tout l’univers qu’un seul bien digne d’envie. [...]
Je pense que les peuples démocratiques ont un goût naturel pour la liberté ; livrés à eux-mêmes, ils la cherchent, ils l’aiment, et ils ne voient qu’avec douleur qu’on les en écarte. Mais ils ont pour l’égalité une passion ardente, insatiable, éternelle, invincible ; ils veulent l’égalité dans la liberté, et, s’ils ne peuvent l’obtenir, ils la veulent encore dans l’esclavage. Ils souffriront la pauvreté, l’asservissement, la barbarie, mais ils ne souffriront pas l’aristocratie.
Ceci est vrai dans tous les temps, et surtout dans le nôtre. Tous les hommes et tous les pouvoirs qui voudront lutter contre cette puissance irrésistible seront renversés et détruits par elle. De nos jours, la liberté ne peut s’établir sans son appui, et le despotisme lui-même ne saurait régner sans elle."
Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, t. II, 1840, deuxième partie, chap. premier, Gallimard, Folio-Histoire, Paris, 1999, p. 137-142, GF, 1981, p. 119-123.
"Pour être libre, j'ai besoin de me voir entouré, et reconnu comme tel, par des hommes libres. Je ne suis libre que lorsque ma personnalité, se réfléchissant, comme dans autant de miroirs, dans la conscience également libre de tous les hommes qui m'entourent, me revient renforcée par la reconnaissance de tout le monde. La liberté de tous, loin d'être une limite de la mienne, comme le prétendent les individualistes, en est au contraire la confirmation, la réalisation, et l'extension infinie. Vouloir la liberté et la dignité humaine de tous les hommes, voir et sentir ma liberté confirmée, sanctionnée, infiniment étendue par l'assentiment de tout le monde, voilà le bonheur, le paradis humain sur la terre.
Mais cette liberté n'est possible que dans l'égalité. S'il y a un être humain plus libre que moi, je deviens forcément son esclave ; si je le suis plus que lui, il sera le mien. Donc, l'égalité est une condition absolument nécessaire de la liberté.
Les bourgeois révolutionnaires de 1793 ont très bien compris cette nécessité logique. Aussi le mot Égalité figure-t-il comme le second terme dans leur formule révolutionnaire : Liberté, Égalité, Fraternité. Mais quelle égalité ? L'égalité devant la loi, l'égalité des droits politiques, l'égalité des citoyens dans l'État. Remarquez bien ce terme, l'égalité des citoyens, non celle des hommes ; parce que l'État ne reconnaît point les hommes, il ne connaît que les citoyens. Pour lui, l'homme n'existe qu'en tant qu'il exerce — ou que, par une pure fiction, il est censé exercer — les droits politiques. L'homme qui est écrasé par le travail forcé, par la misère, par la faim, l'homme qui est socialement opprimé, économiquement exploité, écrasé, et qui souffre, n'existe point pour l'État, qui ignore ses souffrances et son esclavage économique et social, sa servitude réelle qui se cache sous les apparences d'une liberté politique mensongère. C'est donc l'égalité politique, non l'égalité sociale."
Michel Bakounine, Trois conférences faites aux ouvriers du Val de Saint-Imier, Mai 1871, 2e conférence, Canevas Éditeur, 1990, p. 65-66.
"[La lutte pour la liberté devient une lutte pour la domination]
Pour le citoyen grec, il était tout à fait impossible de faire une distinction nette entre ces deux valeurs [liberté et domination] dans le domaine politique. Il lui manquait la sphère du droit individuel, qui l'aurait protégé contre les exigences et l'arbitraire de la vie publique elle-même et lui aurait garanti une existence véritablement indépendante, la liberté constitutionnelle, même contre l'État. C'est pourquoi il n'y avait en fait qu'une seule forme de liberté : avoir une part du pouvoir de l'État lui-même. C'est là un type sociologique qui correspond exactement aux mouvements communistes de l'Antiquité, dans lesquels il n'était pas non plus question de supprimer la propriété privée, mais d'en donner une part plus grande aux déshérités. Et enfin, au degré le plus bas, où il ne saurait être question d'accéder à une supériorité quelconque, on voit néanmoins se reproduire cette forme fondamentale de comportement : les soulèvements d'esclaves en Grèce ne tendent pas du tout à briser les chaînes de l'esclavage en général, mais à réduire leur poids et le rendre plus supportable ; ils sont provoqués davantage par l'indignation contre les abus individuels de l'institution que par le désir de la supprimer totalement. Il y a une différence typique, quand on veut se protéger contre des dangers, abolir les injustices, acquérir des valeurs désirées, entre la suppression de la forme sociologique qui était le vecteur de tous ces aspects négatifs, et le maintien malgré tout de cette forme. Quand la situation globale fondée sur les rapports de domination et de subordination est très solide, la libération des dominés ne représentera pas du tout la liberté de tous, qui impliquerait un bouleversement de fond en comble de la forme sociale, mais seulement leur élévation au niveau des dominants ; nous expliquerons plus loin à quelles contradictions pratiques conduit cette contradiction logique. Le bénéfice que le tiers état retira de la Révolution française – en apparence, il se libéra simplement du poids de privilèges de privilégiés –, ce fut la domination dans les deux acceptions mentionnées ci-dessus ; en raison de ses pouvoirs économiques, les classes qui jusque-là lui étaient supérieures devinrent dépendantes de lui, mais ensuite, tout cela, toute son émancipation n'eut de contenu et de conséquence que parce qu'il y avait un quart état ou parce que le même processus aboutit à la formation d'un quart état, que le tiers état pouvait exploiter en s'élevant au-dessus de lui. C'est pourquoi on ne peut absolument pas dire simplement par analogie que le quart état veut faire aujourd'hui ce qu'aurait fait autrefois le tiers état. C'est un point où la liberté montre qu'elle a un rapport avec l'égalité, mais aussi, bien sûr, le nécessaire éclatement de ce rapport. Dans la mesure où règne la liberté générale, il y a aussi une égalité générale ; car la première ne fait qu'établir un point négatif, à savoir qu'il n'y a pas la moindre domination – une détermination qui, en raison précisément de son caractère négatif, peut être commune à des éléments très différents par ailleurs. Mais l'égalité apparaît ainsi comme la première conséquence ou attribut de la liberté, n'est en réalité qu'un point de passage que la pléonexie[1] des hommes doit franchir dès qu'elle saisit les masses opprimées. Chose typique, personne ne se contente de la position qu'il a par rapport à ses pairs, mais chacun veut en conquérir une qui soit plu favorable, dans un sens quelconque. Mais si à présent la majorité frustrée éprouve le désir d'un mode de vie supérieur, l'expression la plus évidente de ce désir sera qu'elle veut avoir et être la même chose que les dix mille personnes les plus élevées. L'égalité avec les personnes plus élevées est le premier contenu qui se présente pour satisfaire la pulsion d'élévation personnelle, telle qu'elle apparaît dans le premier cercle étroit venu, qu'il s'agisse d'une classe scolaire, du comptoir d'un magasin, d'une hiérarchie d'employés. C'est une des raisons pour lesquelles la rancœur du prolétaire ne se tourne pas, la plupart du temps, contre les classes les plus élevées mais contre le bourgeois ; car c'est lui qu'il voit immédiatement au-dessus de lui, il représente pour lui sur l'échelle du bonheur la marche qu'il devra gravir en premier, et sur laquelle se concentrent donc pour l'instant sa conscience et son désir d'ascension. L'inférieur veut d'abord être égal à celui qui lui est supérieur ; mais s'il est son égal, l'expérience a montré mille fois que l'état qui autrefois représentait l'essence même de ses aspirations, n'est plus que le point de départ d'un état suivant, que la première étape de la route sans fin qui mène à la position la plus favorable. Partout où l'on a cherché à réaliser l'égalité, on a vu s'implanter dans ce terrain nouveau l'aspiration de l'individu à surpasser les autres de toutes les façons possibles. L'égalité, la suite logique de la liberté tant qu'elle est considérée dans son sens pur et négatif de non-domination, n'est en aucun cas son intention définitive – même si bien souvent l'homme a pu le croire, avec sa tendance à prendre la première étape obligée ou accessible dans la série de sa volonté pour la dernière étape qui le satisfera. Et même, cette confusion naïve veut déjà voir dans ce stade-là la supériorité à laquelle tend la liberté au-delà du stade de l'égalité ; car il y a une vérité typique dans cette remarque, vraie ou pas, d'une porteuse de charbon à une dame richement vêtue, en 1848 : « Oui, madame, maintenant tout le monde va devenir égal : j'irai en robe de soie, et vous porterez le charbon. » C'est là le résultat inévitable de ce que j'ai déjà exposé plus haut : on ne veut pas seulement avoir la liberté, on la veut aussi pour quelque chose."
Georg Simmel, Sociologie. Études sur les formes de la socialisation, 1908, tr. fr. Lyliane Deroch-Gurcel et Sibylle Muller, PUF, Quadrige, 2013, p. 239-241.
[1] La pléonexie est le désir d'avoir plus que les autres en toute chose.
"On dit couramment que l'individu a droit à toute liberté qui ne lèse pas la liberté d'autrui. Mais l'octroi d'une liberté nouvelle, qui aurait pour conséquence un empiétement de toutes les libertés les unes sur les autres dans la société actuelle, pourrait produire l'effet contraire dans une société dont cette réforme aurait modifié les sentiments et les mœurs. De sorte qu'il est souvent impossible de dire a priori quelle est la dose de liberté de ses semblables ; quand la quantité change, ce n'est plus la même qualité. D'autre part, l'égalité ne s'obtient guère qu'aux dépens de la liberté, de sorte qu'il faudrait commencer par se demander quelle est celle des deux qui est préférable à l'autre. Mais cette question ne comporte aucune réponse générale ; car le sacrifice de telle ou telle liberté, s'il est librement consenti par l'ensemble des citoyens, est encore de la liberté ; et surtout la liberté qui reste pourra être d'une qualité supérieure si la réforme accomplie dans le sens de l'égalité a donné une société où l'on respire mieux, où l'on éprouve plus de joie à agir."
Henri Bergson, Les Deux sources de la morale et de la religion, 1932, Chapitre I : L'obligation morale.
"La contestation du caractère naturel de l'esclavage ainsi que de la division de l'espèce humaine en groupements politiques ou ethniques distincts trouve son expression la plus simple dans l'idée que tous les hommes sont par nature libres et égaux. La liberté et l'égalité naturelles sont inséparables l'une de l'autre. Si tous les hommes sont libres par nature, aucun n'est supérieur à l'autre et donc par nature tous les hommes sont égaux entre eux. Si tous les hommes sont par nature libres et égaux, il est contre nature de traiter quiconque comme s'il n'était ni libre ni égal : la sauvegarde ou la restauration de la liberté ou de l'égalité naturelle est impliquée dans le droit naturel. Ainsi la cité peut être contre le droit naturel, puisqu'elle est fondée sur l'inégalité ou la subordination, et sur la limitation des libertés. La négation réelle de la liberté et de l'égalité naturelles par la cité doit être attribuée à la contrainte et en fin de compte à l'erreur ou à la corruption de la nature. Autrement dit, on pourra penser que la liberté et l'égalité naturelles ont été parfaitement réelles à l'origine quand la nature n'était pas encore corrompue par l'opinion. Sur la doctrine de la liberté et de l'égalité naturelles se greffe ainsi l'évocation d'un âge d'or. Mais on ne peut affirmer que l'innocence originelle n'est pas irrévocablement perdue, et qu'en dépit du caractère naturel de la liberté et de l'égalité la société civile s'avère indispensable. On doit alors rechercher comment la société civile peut s'accorder avec la liberté et l'égalité naturelles. La seule voie possible est d'admettre que la société civile, dans la mesure où elle est d'accord avec le droit naturel, repose sur le consentement, ou plus précisément sur le contrat qui lie entre eux des individus libres et égaux."
Léo Strauss, Droit naturel et histoire, 1953, Trad. Monique Nathan et Éric de Dampierre, Champs Flammarion, 1986, p. 112-113.
"Au cœur de la philosophie libérale, il y a la croyance dans la dignité de l'individu, dans sa liberté d'utiliser au maximum et selon ses propres lumières ses capacités et les occasions qui se présentent à lui, à cette seule condition qu'il ne compromette pas, ce faisant, la liberté qu'ont les autres individus de faire la même chose. Cela implique en un sens la croyance en l'égalité des hommes ; en un autre sens, dans leur inégalité. Chaque homme a un droit égal à la liberté. C'est précisément parce que les hommes sont différents – parce que tel homme voudra faire de sa liberté tout autre chose que tel autre et, par là même, pourra peut-être faire plus pour la société – que c'est un droit important et fondamental.
Le libéral fera par conséquent une nette distinction entre l'égalité des droits et des chances, d'une part, et l'égalité matérielle ou égalité des résultats, d'autre part. Il pourra considérer avec faveur le fait qu'une société libre tende plus que toute autre à une plus grande égalité matérielle, mais il y apercevra un important effet secondaire de la société libre, et non sa justification principale. Il fera bon accueil aux mesures qui favorisent en même temps la liberté et l'égalité, telles celles qui éliminent le pouvoir des monopoles et qui améliorent le fonctionnement du marché. Il verra dans l'exercice de la charité privée un bon exemple de l'usage convenable de la liberté. Et s'il peut approuver l'action de l'État dans l'amélioration du sort des pauvres parce que c'est là une façon plus efficace pour la masse de la communauté d'atteindre l'objectif commun, il ne le fera cependant qu'à regret, car ce sera substituer l'action obligatoire à l'action volontaire.
L'égalitarisme ira tout aussi loin. Mais il voudra aller plus loin encore. Il proposera de prendre aux uns pour donner aux autres, non pas parce qu'il s'agira là d'un moyen plus efficace grâce auquel les « uns » pourront atteindre leurs objectifs, mais au nom de la justice. Ce point atteint, l'égalité entre ouvertement en conflit avec la liberté : on doit choisir. On ne peut être à la fois en ce sens égalitariste et libéral."
Milton Friedman, Capitalisme et liberté, 1962, chapitre 12, tr. fr. A. M. Charno, Leduc.s éditions, 2010, p. 301-302.
"The heart of the liberal philosophy is a belief in the dignity of the individual, in his freedom to make the most of his capacities and opportunities according to his own lights, subject only to the proviso that he not interfere with the freedom of other individuals to do the same. This implies a belief in the equality of men in one sense; in their inequality in another. Each man has an equal right to freedom. This is an important and fundamental right precisely because men are different, because one man will want to do different things with his freedom than another, and in the process can contribute more than another to the general culture of the society in which many men live.
The liberal will therefore distinguish sharply between equality of rights and equality of opportunity, on the one hand, and material equality or equality of outcome on the other. He may welcome the fact that a free society in fact tends toward greater material equality than any other yet tried. But he will regard this as a desirable by-product of a free society, not its major justification. He will welcome measures that promote both freedom and equality — such as measures to eliminate monopoly power and to improve the operation of the market. He will regard private charity directed at helping the less fortunate as an example of the proper use of freedom. And he may approve state action toward ameliorating poverty as a more effective way in which the great bulk of the community can achieve a common objective. He will do so with regret, however, at having to substitute compulsory for voluntary action.
The egalitarian will go this far, too. But he will want to go further. He will defend taking from some to give to others, not as a more effective means whereby the “some” can achieve an objective they want to achieve, but on grounds of “justice.” At this point, equality comes sharply into conflict with freedom; one must choose. One cannot be both an egalitarian, in this sense, and a liberal."
Milton Friedman, Capitalism and Freedom, 1962, chapter XII, 2002 p. 195.
"Il existe […] un accord unanime parmi les Grecs pour constater que l'égalité n'est pas une donnée de nature. Ce qui règne dans la nature, c'est l'inégalité : inégalité des forces, inégalité des courages, inégalité des capacités et des talents. Cela n'est pas seulement vrai des hommes; les dieux, les animaux, les plantes sont eux aussi soumis à cette grande loi de l'inégalité.
En présence de cette inégalité qui apparaît comme un fait, deux attitudes sont concevables – deux attitudes extrêmes entre lesquelles toute une série d'intermédiaires ou de compromis peuvent bien sûr être imaginés.
- La première consiste à penser qu'il n'y a de société, de communauté, de cité viable que celle qui respecte la nature et se conforme à sa loi. Puisque les hommes sont inégaux, il faut accepter cette inégalité, et fonder sur elle l'organisation de la cité. Le problème devient alors d'aménager la cité de telle sorte que soit assurée la suprématie des meilleurs : les hommes sont inégaux sous de multiples rapports, et tous ces rapports ne sont pas pareillement pertinents dans le domaine politique, tous ne doivent pas être pris en considération pour créer les conditions d'une vie collective supportable. Ce qui compte, c'est l'inégalité des dons et des aptitudes ; c'est cette inégalité-là qui devra être prise comme base de l'organisation civique, de telle sorte que les plus doués, les plus capables exercent le pouvoir. Le problème politique central devient celui des mécanismes de la sélection, et le régime idéal est l'aristocratie, le gouvernement des meilleurs.
Il existe en Grèce une longue et vigoureuse tradition aristocratique, dont Sparte est sans doute le représentant et le symbole le plus éminent. À Athènes même, il existe un parti aristocratique, dont Platon est assurément le porte-parole le plus éloquent. C'est à cette tradition aristocratique que nous rattache, que nous le voulions ou non, la critique libérale de l'égalité […].
- En face de l'inégalité naturelle, une autre attitude est possible. Les partisans de cette seconde attitude discernent avant tout dans l'inégalité naturelle l'inégalité des forces, le déséquilibre, la dissymétrie entre les forts et les faibles. Ce privilège accordé à la question de la force est compréhensible, puisque nous nous occupons de politique, donc de la question du pouvoir. Dans la nature, et parmi les hommes à l'état de nature, avant l'apparition de la loi et la naissance de la cité, il y a des forts et des faibles, et, en quelque sorte par définition, les forts dominent et les faibles sont asservis.
C'est ce que, dans une formule paradoxale, nous appelons le « droit du plus fort » ; en réalité il n'y a là aucun droit ; la suprématie du plus fort est la constatation d'un fait : du point de vue de la physique ou de la mécanique, entre deux forces inégales, c'est évidemment la plus grande qui l'emporte.
Cela entraîne une conséquence décisive ; entendue au sens large comme inégalité non seulement des forces physiques, mais aussi des ressources matérielles, intellectuelles et morales, l'inégalité des forces entraîne la généralisation du rapport de domination et de subordination, et la division des hommes entre ceux qui commandent et ceux qui obéissent. En d'autres termes, l'inégalité est exclusive de la liberté.
Elle exclut la liberté pour les faibles, mais elle l'exclut aussi pour les forts : car dans un monde où les rapports de force sont seuls décisifs, l'avantage est toujours temporaire et contingent ; une coalition de faibles peut toujours venir à bout d'un fort. En conséquence, même pour les forts, la liberté est toujours fragile, précaire, menacée de mort.
L'inégalité est exclusive de la liberté ; énonçons le même résultat en termes positifs : pour les partisans athéniens de la démocratie, l'égalité est une condition nécessaire de la liberté. On voit à quel point la critique libérale de l'égalité est contraire à la tradition démocratique grecque ; pour la première, l'égalité est un péril pour la liberté ; pour la seconde, l'égalité est au contraire un présupposé de la liberté.
Bien entendu, nous pouvons pressentir, après Benjamin Constant, que le mot de liberté n'a pas le même sens dans les deux cas. […] pour les démocrates athéniens, être libre, c'est essentiellement ne pas être dominé, n'avoir pas à subir le joug et les caprices d'un maître ; ou encore, être libre, c'est ne pas avoir de supérieur ; et ces termes de domination et de supériorité doivent être entendus dans le sens le plus concret, je dirais même le plus matériel.
C'est l'expérience du duel ou du combat qui doit être évoquée ici : dans un duel à armes égales, le plus grand l'emporte sur le plus petit ; dans une bataille entre deux armées, celle qui occupe les hauteurs a l'avantage sur celle qui se déploie dans la plaine ; dominer, c'est d'abord surplomber.
Au contraire, si tous les individus sont placés sur le même plan, nul ne domine et nul n'est dominé ; en conséquence, personne n'est en mesure de commander, et personne n'est contraint d'obéir. Ni commander ni obéir : tel est l'idéal que propose Otanès, le champion de la démocratie, lors du fameux débat relaté par Hérodote sur la constitution de l'Empire perse (III, 80-83). Ni commander ni obéir, telle est la définition grecque de la liberté politique ; on voit bien qu'ainsi entendue la liberté suppose l'égalité à titre de condition nécessaire."
Emmanuel Terray, "Égalité des Anciens, égalité des Modernes", in Les Grecs, les Romains et nous. L'Antiquité est-elle moderne ?, Le Monde Éditions, 1991, p. 144-146.