"Pour ce qui est de la charité ou de l'amour désintéressé, sur lequel je vois naître des disputes embarrassées, je crois qu'on ne saurait s'en bien tirer qu'en donnant une véritable définition de l'amour. Je crois l'avoir fait autrefois [...] en marquant la source de la justice ; car la justice, dans le fond, n'est autre chose que la charité conforme à la sagesse ; la charité est une bienveillance universelle ; la bienveillance est une disposition ou inclination à aimer et elle a le même rapport à l'amour que l'habitude à l'acte ; et l'amour est cet acte ou état actif de l'âme qui nous fait trouver notre plaisir dans la félicité ou satisfaction d'autrui. Cette définition [...] est capable de résoudre l'énigme de l'amour désintéressé, et le distinguer des liaisons d'intérêt ou de débauche. Je me souviens que dans une conversation que j'eus il y a plusieurs années avec M. le Comte ... et d'autres amis, cette difficulté fut agitée, et on trouva ma solution satisfaisante. Lorsqu'on aime sincèrement une personne, on n'y cherche pas son propre profit ni un plaisir détaché de celui de la personne aimée, mais on cherche son plaisir dans le contentement et dans la félicité de cette personne. Et si cette félicité ne plaisait pas en elle-même, mais seulement à cause d'un avantage qui en résulte pour nous, ce ne serait plus un amour sincère et pur. Il faut donc qu'on trouve immédiatement du plaisir dans cette félicité, et qu'on trouve de la douleur dans le malheur de la personne aimée. Car tout ce qui fait plaisir immédiatement par lui-même, est aussi désiré pour lui-même, comme faisant (au moins en partie) le but de nos vues, et comme une chose qui entre dans notre propre félicité et nous donne le la satisfaction. Cela sert à concilier deux vérités qui paraissent incompatibles ; car nous faisons tout pour notre bien, et il est impossible que nous ayons d'autres sentiments, quoi que nous en puissions dire. Cependant nous n'aimons point encore tout à fait purement, quand nous ne cherchons pas le bien de l'objet aimé pour lui-même et parce qu'il nous plaît lui-même, mais à cause d'un avantage qui nous en provient. Mais il est visible par la notion de l'amour que nous venons de donner, comment nous cherchons en même temps notre bien pour nous et le bien de l'objet aimé pour lui-même ; lorsque le bien de cet objet est immédiatement, dernièrement [ultimato] et par lui-même notre but, notre plaisir et notre bien, comme il arrive à égard de toutes les choses qu'on souhaite parce qu'elles nous plaisent par elles-mêmes, et sont par conséquent bonnes de soi, quand on n'aurait aucun égard aux conséquences ; ce sont des fins et non pas des moyens."
Gottfried Wilhelm Leibniz, Sentiment de M. Leibniz sur le livre de M. de Cambrai et sur l'amour de Dieu désintéressé, Gerhardt, t. 2. p. 576-580.
"L'amour, à strictement parler[1], est pure activité sentimentale vers un objet, qui peut être n'importe quoi, une personne ou une chose. En tant qu'activité « sentimentale », il est, d'un côté, séparé de toutes les fonctions intellectuelles – percevoir, faire attention, penser, se souvenir, imaginer ; d'un autre côté, il est séparé du désir avec lequel on le confond souvent. On désire, un verre d'eau quand on a soif, mais on ne l'aime pas. Des désirs naissent de l'amour, sans aucun doute ; mais l'amour lui-même n'est pas le désir. Nous désirons un sort heureux pour la patrie et nous désirons y vivre « parce que » nous l'aimons. Notre amour précède ces désirs, qui en naissent comme la plante naît de la semence.
En tant qu' « activité » sentimentale, l'amour se distingue des sentiments inertes, comme la joie ou la tristesse. Ces derniers sont comme une couleur qui teinte notre âme. On est dans l' « état » de tristesse ou dans l' « état » de joie, d'une manière purement passive. La joie, par elle-même, ne contient aucune action, bien qu'elle puisse y conduire. Aimer quelque chose, en revanche, n'est pas simplement être dans un « état », c'est agir vers l'objet aimé. Je ne pense pas aux mouvements physiques ou spirituels que l'amour entraîne ; l'amour est en soi, constitutivement, un acte transitif dans lequel nous nous évertuons vers ce que nous aimons."
José Ortega y Gasset, Études sur l'amour, 1926, tr. C. Pierre, Rivages poche/Petite Bibliothèque, 2004, p. 68-69.
[1] L'amour seulement, donc, et non pas l'état total de la personne qui aime.
"En français, [nous avons le mot] amour : aimer un être, c'est désirer qu'il soit, quand il est (on ne fait autrement que l'espérer), c'est jouir de son existence, de sa présence, de ce qu'il offre de plaisirs ou de joies. Mais le même mot vaut aussi, on l'a vu, pour le manque ou la passion (pour éros), et prête par là à confusions. Le grec est plus clair, qui utilise sans hésiter le verbe philein (aimer, quel que soit l'objet de cet amour) et, surtout pour les rapports interpersonnels, le substantif philia. L'amitié ? Oui, mais au sens le plus large du terme, qui est aussi le plus fort et le plus élevé. Le modèle de l'amitié, pour Aristote, c'est d'abord « la joie que les mères ressentent à aimer leurs enfants », c'est aussi « l'amour [philia] entre mari et femme », spécialement quand « tous deux mettent leur joie en la vertu de l'autre », c'est encore l'amour paternel, fraternel ou filial, mais c'est aussi l'amour des amants, qu'érôs ne saurait tout entier contenir ni épuiser, et c'est enfin l'amitié parfaite, celle des hommes vertueux, ceux qui « souhaitent du bien à leurs amis pour l'amour de ces derniers », ce qui en fait « des amis par excellence ». Disons le mot : Philia c'est l'amour, quand il s'épanouit entre humains et quelles qu'en soient les formes, dès lors qu'il ne se réduit pas au manque ou à la passion (à l'érôs). Le mot a donc une extension plus restreinte que le français « amour » (qui peut valoir aussi pour un objet, un animal ou un dieu), mais plus large que notre « amitié » (qui ne se dit guère, par exemple, entre enfants et parents). Disons que c'est l'amour-joie, en tant qu'il est réciproque ou peut l'être : c'est la joie d'aimer et d'être aimé, c'est la bienveillance mutuelle ou susceptible de le devenir, c'est la vie partagée, le choix assumé, le plaisir et la confiance réciproques, bref c'est l'amour-action, qu'on opposera pour cela à érôs (l'amour-passion), même si rien n'interdit qu'ils puissent converger ou aller de pair. Quels amants, s'ils sont heureux ensemble, qui ne deviennent amis ? Et comment autrement seraient-ils heureux ? Aristote voit bien que « l'amour [philia] entre mari et femme » est une des formes de l'amitié, sans doute la plus importante (puisque « l'homme est un être naturellement enclin à former un couple, plus même qu'à former une société politique »), et qu'elle inclut évidemment la dimension sexuelle. C'est ce qui m'autorise à reprendre ce mot de philia pour distinguer, même dans notre vie amoureuse, l'amour-joie (l'amour selon Spinoza) de l'amour-manque (l'amour selon Platon), comme m'y autorise cette formule toute spinoziste d'Aristote : « Aimer, c'est se réjouir ». Cela ne serait pas vrai du manque, et suffit à les distinguer. [...]"
André Comte-Sponville, Petit traité des grandes vertus, 1995, chapitre 18 : L'amour, PUF, p. 333.
"Qu'est-ce […] que l'amour ? J'évoquai […], la définition de Platon, selon laquelle l'amour est désir et le désir est manque. Terminons sur la définition de Spinoza. Ce dernier serait d'accord avec Platon pour dire que l'amour est désir ; mai assurément pas pour dire que le désir est manque. Pour Spinoza, le désir n'est pas manque, le désir est puissance : puissance d'exister, puissance d'agir, puissance de jouir et de se réjouir. Puissance, donc, par exemple au sens où l'on parle de la puissance sexuelle, mais pas seulement. Sexuellement, ce n'est certes pas la même chose d'être frustré et d'être puissant. Mais pas la même chose non plus de manquer de nourriture (souffrir de la faim) et d'avoir la puissance de jouir de ce qu'on mange (manger de bon appétit). Au fond, être platonicien, c'est réduire l'appétit (la puissance de jouir de ce qu'on fait) à la faim (au manque de ce qu'on n'a pas) : c'est n'avoir envie de manger que lorsqu'on a faim, voire, à la limite, que lorsque la nourriture n'est pas là, c'est n'avoir envie de faire l'amour que lorsqu'on est en manque, voire, à la limite, que lorsqu'on est seul... Une philosophie pour temps de disette, si vous voulez ... Mais, par temps de disette, il y a sans doute mieux à faire que de la philosophie. Le désir selon Spinoza, ce serait plutôt cette force en nous qui nous permet de manger de bon appétit, d'agir de bon appétit, d'aimer de bon appétit. Cela n'empêche pas le sage d'avoir faim, parfois ou souvent ; mais redouble son plaisir, lorsqu'il mange. La faim est un manque, une souffrance, une faiblesse, un malheur ; l'appétit, une puissance et un bonheur. C'est ce qu'a perdu l'anorexique, le peine-à-jouir, le déprimé, celui qui ne sait plus jouir de ce qu'il mange, de ce qu'il fait, de ce qui est. Ce n'est pas le manque qui lui manque ; c'est la puissance de jouir de ce qui ne manque pas.
L'amour est désir, mais le désir n'est pas manque.
Le désir est puissance : puissance de jouir et jouissance en puissance !
Quant à l'amour, lui non plus n'est pas manque (puisqu'il est désir et puisque le désir est puissance) : l'amour est joie. C'est une définition qu'on trouve dans le livre III de l'Éthique : L'amour est une joie qu'accompagne l'idée de sa cause. C'est une définition de philosophe, abstraite comme il convient, mais essayons de la comprendre. Qu'est-ce que cela veut dire ? Ceci, qu'on trouvait déjà chez Aristote : « Aimer, c'est se réjouir », ou plus exactement (puisqu'il y faut l'idée d'une cause) se réjouir de. Un exemple ? Imaginez que quelqu'un vous dise, ce soir, tout à l'heure : « Je suis joyeux à l'idée que tu existes. » Ou bien : « Il y a une joie en moi ; et la cause de ma joie, c'est l'idée que tu existes. » Ou encore, plus simplement : « Quand je pense que tu existe, cela me rend joyeux... » Vous prendrez cela pour une déclaration d'amour, et vous aurez évidemment raison. Mais vous aurez aussi beaucoup de chance. D'abord parce que c'est une déclaration spinoziste d'amour, ce qui n'arrive pas tous les jours […]. Ensuite, et surtout, parce que c'est un déclaration d'amour qui ne vous demande rien. Et ça, c'est proprement exceptionnel. Vous allez m'objecter : « Mais quand on dit "Je t'aime", on ne demande rien non plus... ». Si. Et pas seulement que L'autre réponde « Moi aussi ». Ou plutôt tout dépend de quel type d'amour on fait état. Si l'amour que vous déclarez est manque (comme chez Platon, mais la question n'est pas d'être platonicien ou pas, en termes de doctrine, la question est d'être ou non chez Platon ; je n'ai jamais été platonicien mais je vis très souvent chez Platon, comme tout le monde : chaque fois qu'on aime ce qui manque, on est chez Platon), lorsque vous dites « Je t'aime », cela signifie « Tu me manques » et donc « Je te veux » (« Te quiero », comme disent les Espagnols : je t'aime, je te veux, c'est le même mot). C'est donc bien demander quelque chose, c'est même tout demander puisque c'est demander quelqu'un, puisque c'est de demander la personne elle-même ! « Je t'aime : je veux que tu sois à moi. » Alors que dire « Je suis joyeux à l'idée que tu existes », c'est ne rien demander du tout : c'est faire état d'une joie, autrement dit d'un amour, qui peut certes aller avec un désir d'union ou de possession, mais qui ne saurait s'y réduire. Tout dépend de quel type d'amour on fait preuve, pour quel type d'objet. C'est où résident, explique Spinoza, « toute notre félicité et toute notre misère »."
André Comte-Sponville, Le Bonheur désespérément, 1999, Librio, 2000, p. 50-52.
"Qu'est-ce que l'amour ? La tradition philosophique propose essentiellement deux réponses à cette question. Je passe rapidement sur la première, car elle me paraît la moins éclairante, mais il faut la mentionner parce qu'elle est partiellement vraie et historiquement importante.
C'est la réponse de Platon, dans Le Banquet. L'amour est désir, explique Socrate, et le désir est manque : « Ce qu'on n'a pas, ce qu'on n'est pas, ce dont on manque, voilà les objets du désir et de l'amour. » J'ajouterais volontiers : et voilà pourquoi il n'y a pas d'amour heureux. Si l'amour est manque, et dans la mesure où il est manque, nous n'avons guère le choix qu'entre deux positions amoureuses, ou deux positions quant à l'amour. Soit nous aimons celui ou celle que nous n'avons pas, et nous souffrons de ce manque : c'est ce qu'on appelle un chagrin d'amour. Soit nous avons celui ou celle qui ne nous manque plus, puisque nous l'avons, que nous n'aimons donc plus, puisque l'amour est manque, et c'est ce qu'on appelle un couple. Si bien que la seule réfutation vraie du platonisme, ce sont les couples heureux. C'est pour ça que Platon est un si grand philosophe, la plupart des couples lui donnent raison. Mais il suffit, en bonne logique, d'un seul contre-exemple pour lui donner tort dans sa prétention à l'universel. Or les couples heureux, malgré tout, cela existe aussi…
Il faut donc une autre définition, pour rendre compte des couples heureux, ou, pour dire la chose de façon plus réaliste, pour rendre du compte du fait que des couples, parfois, sont heureux. Cette deuxième définition, c'est celle que donne Aristote. Dans une phrase pure comme l'aube, Aristote écrit : « Aimer, c'est se réjouir », idée que reprendra Spinoza, quelque vingt siècles plus tard, en disant – et c'est la définition de l'amour que je préfère : « L'amour est une joie qu'accompagne l'idée d'une cause extérieure ». Autrement dit, aimer c'est se réjouir de.
Si quelqu'un vous dit : « Je suis joyeux à l'idée que tu existes », vous prendrez cela pour une déclaration d'amour, et vous aurez évidemment raison. Vous aurez aussi beaucoup de chance, parce que c'est une déclaration spinoziste d'amour, ça n'arrive pas tous les jours, beaucoup de gens sont morts sans avoir entendu ça ; et puis, surtout, c'est une déclaration d'amour qui ne vous demande rien. Et ça, c'est tout à fait exceptionnel. Profitez-en bien ! Parce que si quelqu'un vous dit : « Je t'aime », mais s'avère être platonicien, son « je t'aime » signifie en vérité « Tu me manques, je te veux ». Donc il demande tout, puisqu'il vous demande vous-même. Alors que si quelqu'un vous dit : « Je t'aime » en un sens spinoziste, cela veut dire : « Tu es la cause de ma joie, je me réjouis à l'idée que tu existes ». Il ne demande rien puisque votre existence suffit à le convaincre et à le satisfaire.
Pour Spinoza, l'amour n'est pas manque. Pour lui comme pour Platon l'amour est désir ; mais si pour Platon le désir est manque, pour Spinoza le désir est puissance (par exemple au sens où l'on parle de la puissance sexuelle, mais pas seulement) : puissance de jouir et jouissance en puissance. L'amour est désir, oui, dirait Spinoza, mais non pas manque : l'amour est puissance et joie. Qu'est-ce qui indique que Spinoza a raison contre Platon ? D'abord qu'il existe malgré tout, parfois, des couples heureux, qui s'aiment d'autant plus, pourrait-on dire, qu'ils se manquent moins. Ensuite qu'il n'est pas besoin de manquer de nourriture, ni même d'avoir faim, pour aimer manger : il suffit de manger de bon appétit, comme on dit, et d'aimer ce qu'on mange. La faim est un manque et une faiblesse ; l'appétit, une puissance et une joie. Aussi qu'il n'est pas besoin d'être frustré pour aimer faire l'amour, et même qu'on le fait d'autant mieux qu'on n'est pas frustré ou « en manque ». Enfin qu'il n'est pas besoin de manquer de ses amis pour les aimer : la passion donne raison à Platon, presque toujours ; l'amitié, à Aristote et Spinoza, presque toujours. Or toute passion qui dure se transforme en amitié ou devient mortifère. La passion est du côté de la mort, montre Denis de Rougemont. L'amitié, du côté de la vie. Tant pis pour Platon. Tant mieux pour nous. On peut aimer ce qui manque, et souffrir. On peut aussi aimer ce qui ne nous manque pas, c'est-à-dire jouir ou se réjouir de ce qui est.
Je dis « Jouir ou se réjouir », parce que le mot amour – que je prends depuis le début, parce que c'est notre sujet, dans son sens intersubjectif : l'amour d'un individu pour un autre, et spécialement d'un homme pour une femme, d'une femme pour un homme – vaut également pour des objets. On peut aimer un bon vin. On peut aimer un mets, on peut aimer une musique, etc. Aimer, ce n'est pas seulement se réjouir, comme disait Aristote ; aimer c'est jouir ou se réjouir, pouvoir jouir ou pouvoir se réjouir. Puissance de jouir et de se réjouir : jouissance et réjouissance en puissance. Celui qui ne sait pas aimer ce qu'il mange, ce n'est pas celui qui manque de nourriture, c'est celui qui manque d'appétit. Il a perdu la puissance de jouir de ce qu'il mange, il n'aime pas manger. Si bien que cet amour qui est puissance de jouir et jouissance en puissance, c'est ce que l'on pourrait appeler, pour être plus clair, l'appétit ou le désir. Et si l'on veut garder un terme propre pour désigner l'amour en tant qu'il se distingue du désir, on va alors dire que l'amour est puissance de se réjouir et joie en puissance. Se réjouir de l'existence de l'autre, ce n'est pas la même chose que jouir de son corps. Dans les deux cas, il y a puissance. Il y a des gens qui n'ont pas la puissance de jouir du corps de l'autre, c'est ce qu'on appelle l'impuissance ou la frigidité ; et il y a des gens qui sont incapables de se réjouir de l'existence de l'autre, ce que Freud appelait la perte de la capacité d'aimer. Les deux troubles peuvent aller de pair (par exemple dans la dépression), mais peuvent aussi exister séparément. Certains peuvent jouir qui ne peuvent pas se réjouir ; d'autres peuvent se réjouir qui ne peuvent pas jouir. Cela confirme que le désir et l'amour sont deux choses différentes, quoique liées, ou deux aspects différents d'une même chose, qui est la pulsion de vie. Fort heureusement, que ces deux puissances soient différentes, cela n'empêche pas qu'elles puissent exister ensemble et souvent de façon simultanée… Si l'amour rendait toujours impuissant ou frigide, quelle tristesse ! Mais cela n'est pas : on peut jouir et se réjouir à la fois, et au fond ce sont les plus beaux moments que nous connaissons… Heureux les amants pour qui la chair n'est pas triste !"
André Comte-Sponville, Qu'est-ce que l'amour ?, 2001, L'Esprit du temps.
"Celui qui aime désire que ce qu'il aime prospère et qu'on ne lui fasse aucun mal ; et il ne le désire pas afin de promouvoir un autre but [...] Pour celui qui aime, l'état de ce qu'il aime est important en lui-même, en dehors de la portée que cela peut avoir sur d'autres plans [...] Il n'est pas non plus essentiel qu'une personne apprécie ce qu'elle aime. Elle peut même le trouver déplaisant. Comme dans d'autres modes d'attachement, le nœud de la question n'est ni affectif ni cognitif. Il est du domaine de la volonté. Aimer une personne se rapporte moins à ce qu'une personne croit, ou à sa manière de sentir, qu'à une configuration de la volonté qui consiste dans une préoccupation pratique de ce qui est bon pour l'objet aimé."
Harry G. Frankfurt, Les Raisons de l'amour, 2004, tr. fr. Danielle Dubroca et Angelo Pavia, Belval, Circé, 2006, p. 53-54.
"Il est possible que le statut sémantique particulier du terme « ami » ait pu contribuer au malaise des philosophes modernes. On sait bien que personne n'est jamais parvenu à définir de manière satisfaisante la signification du syntagme « je t'aime », au point qu'on pourrait penser qu'il a un caractère performatif — c'est-à-dire que sa signification coïncide avec l'acte de sa profération. On pourrait faire des réflexions analogues à propos de l'expression : « je suis ton ami », même si le recours à la catégorie des performatifs ne semble pas possible dans ce cas. Je pense plutôt que « ami » appartient à la catégorie des termes que les linguistes définissent comme non prédicatifs, c'est-à-dire comme ces termes qui ne permettent pas de construire une classe d'objets où pouvoir inscrire les entités auxquelles on attribue le prédicat en question. « Blanc », « dur », « chaud » sont certainement des termes prédicatifs ; mais peut-on dire que « ami » définit en ce sens une classe consistante ? Aussi étrange que cela puisse paraître, « ami » partage cette particularité avec une autre espèce de termes non prédicatifs : les insultes. Les linguistes ont démontré que l'insulte n'injurie pas celui qui la reçoit en l'inscrivant dans une catégorie particulière — par exemple, celle des excréments ou des organes sexuels masculins ou féminins selon les langues, ce qui serait simplement impossible, ou, en tout cas, faux. Si l'insulte est efficace, c'est précisément parce qu'elle ne fonctionne pas comme une prédication constative, mais plutôt comme un nom propre, parce qu'elle appelle au sein du langage d'une manière qui est telle que l'appelé ne peut l'accepter mais qu'il se trouve néanmoins désarmé face à elle — comme si quelqu'un s'obstinait à m'appeler Gaston, tout en sachant que je m'appelle Giorgio. Ce qui offense dans l'insulte ce n'est donc pas une référence au monde mais une pure expérience du langage.
Si cela est vrai, le terme « ami » partagerait cette condition, non seulement avec les insultes, mais aussi avec les termes philosophiques dont on sait bien qu'ils n'ont pas une dénotation objective mais, qu'à la manière des termes que les logiciens médiévaux définissaient comme des « transcendants », ils signifient tout simplement l'être."
Giorgio Agamben, L'Amitié, 2007, Rivages poche / Petite bibliothèque, p. 15-18.
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