"Qu'un fondateur de république, comme Romulus, mette à mort son frère, qu'il consente ensuite au meurtre de Titus Tatius, associé par lui à la royauté ; ces deux traits, aux yeux de bien des gens, passeront pour être d'un mauvais exemple : il semblerait convenu que les citoyens peuvent, à en juger d'après la conduite de leur prince, par ambition ou désir de commander, se défaire de leurs rivaux.
Cette opinion serait fondée si l'on ne considérait la fin que se proposait Romulus par cet homicide.
Il faut établir comme règle générale que jamais, ou bien rarement du moins, on n'a vu une république ni une monarchie être bien constituées dès l'origine ou totalement reformées depuis, si ce n'est par un seul individu ; Il lui est même nécessaire que celui qui a conçu le plan fournisse lui seul les moyens d'exécution.
Ainsi, un habile législateur qui entend servir l'intérêt commun et celui de la patrie plutôt que le sien propre et celui de ses héritiers, doit employer toute son industrie pour attirer à soi tout le pouvoir. Un esprit sage ne condamnera jamais quelqu'un pour avoir usé d'un moyen hors des règles ordinaires pour régler une monarchie ou fonder une république. Ce qui est à désirer, c'est que si le fait l'accuse, le résultat l'excuse ; si le résultat est bon, il est acquitté ; tel est le cas de Romulus. Ce n'est pas la violence qui restaure, mais la violence qui ruine qu'il faut condamner. Le législateur aura assez de sagesse et de vertu pour ne pas léguer à autrui l'autorité qu'il a prise en main : les hommes étant plus enclins au mal qu'au bien, son successeur pourrait bien mésuser de l'autorité dont pour sa part il aura bien usé ; d'ailleurs un seul homme est bien capable de constituer un État, mais bien courte serait la durée et de l'État et de ses lois si l'exécution en était remise aux mains d'un seul ; le moyen de l'assurer, c'est de la confier aux soins et à la garde de plusieurs. En effet autant une assemblée est peu propre à bien fonder un État, vu la diversité des avis sur ce qui est le bien de cet État, autant, ce bien une fois connu, est-elle unanime à ne pas le laisser échapper."
Machiavel, Discours sur la première décade de Tite-Live, 1531, I, chapitre 9, Pléiade, p. 405-406.
"Il y a hypocrisie, lorsque des hommes se conduisent avec méchanceté tout en se donnant aux yeux d'autrui l'apparence d'avoir une bonne intention de vouloir accomplir une bonne action. Mais la conduite extérieure ne saurait se dissocier de la conduite intérieure. Lorsqu'on commet une action méchante, c'est que l'intention a été, elle aussi, par essence même, méchante, et non pas bonne. Il peut arriver que, ce faisant, l'homme ait voulu obtenir un résultat qui fût bon ou, du moins, licite. Mais d'un moyen qui est en lui-même et pour lui-même empreint de méchanceté on ne saurait user pour obtenir quelque chose de bon. Le but, ou l'intention, ne sanctifie pas les moyens. La bonté de la conduite elle-même n'est pas moins essentielle que celle de l'intention."
Hegel, Propédeutique philosophique, 1809-1811, Premier cours, Deuxième subdivision, II, § 64., Trad. M. de Gandillac, Éditions De Minuit, 1997, pp. 78-79.
"Le problème classique de la fin et des moyens revient demander si certains actes (appelés moyens) dont les résultats immédiats seront néfastes, mais qui doivent produire des résultats secondaires (appelés fins) bénéfiques, peuvent se justifier. Par exemple, si l'on déclencher une guerre civile longue et sanglante pour établir un monde de paix et de beauté.
Trois questions essentielles se trouvent ainsi posées :
(1) Dans quelle mesure est-on fondé à croire que les moyens en question, qui seront la conséquence la plus proche, donc la plus certaine, des actes accomplis, conduiront vraiment à la fin recherchée, plus lointaine, donc moins sûre ?... À ce point, il faut déterminer d'abord s'il y a vraiment relation de cause à effet entre ces moyens et ces fins, c'est-à-dire se demander s'il suffit d'en être convaincu parce qu'on s'appuie dogmatiquement sur une théorie causale, ou si l'on doit faire preuve là-dessus d'un certain scepticisme. La réponse diffèrera selon qu'on est un fanatique ou rationaliste au sens socratique du terme : un homme qui connaît les limites de son intelligence. Et elle sera d'autant plus importante que les moyens sont plus pernicieux.
(2) La relation de cause à effet étant établie, il faut encore choisir le moindre de deux sortes de maux : ceux qu'entraîneront les moyens envisagés et ceux qui se produiront si l'on n'emploie pas ces moyens. Mais il n'est pas facile d'évaluer leur gravité respective. Certains marxistes, par exemple, pensent qu'une révolution violente entraînera bien moins de souffrances que la persistance du capitalisme. Comment savoir s'ils ont raison ? Et même si on l'admet, a-t-on le droit de condamner une génération au profit de générations futures ? Il y a une grande différence entre se sacrifier soi-même pour le bien des autres et sacrifier les autres – éventuellement en même temps que soi – dans l'espoir d'atteindre une fin.
(3) En dernier lieu, on ne peut considérer la fin poursuivie comme fondamentalement différente du résultat intermédiaire : les moyens. D'une parce qu'elle n'est presque jamais définitive ; et, d'autre part, parce les moyens ne sont pas éliminés une fois qu'elle est atteinte. Ainsi, de « mauvais » moyens, comme l'emploi d'une arme nouvelle et effroyable pour s'assurer la victoire, peuvent créer ensuite des maux imprévus. Il est rare que les moyens de parvenir à une certaine fin n'aient pas des effets annexes."
Karl Popper, La Société ouverte et ses ennemis, 1945, tome 1, note 5 du chapitre 9, tr. fr. Jacqueline Bernard et Jacques Monod, Points essais, 2018, p. 319-320.
"Selon ma philosophie de la vie, la fin et les moyens sont des termes convertibles.
On entend dire "les moyens, après tout, ne sont que des moyens". Moi, je dirais plutôt : "tout, en définitive est dans les moyens". La fin vaut ce que valent les moyens. Il n'existe aucune cloison entre ces deux catégories. En fait, le Créateur ne nous permet d'intervenir que dans le choix des moyens. Lui seul décide de la fin. Et seule l'analyse des moyens permet de dire si le but a été atteint avec succès. cette proposition n'admet aucune exception.
L'ahimsâ et la vérité sont si étroitement imbriquées qu'il est impossible de démêler l'une de l'autre. Elle sont comme les deux côté d'une même pièce de monnaie ou plutôt d'une feuille de métal sans épaisseur ni inscription. Comment distinguer alors le revers de l'avers ? Quoi qu'il en soit, l'ahimsâ représente les moyens, ils doivent toujours être à notre portée. Aussi l'ahimsâ est-elle notre devoir suprême. Si on s'occupe des moyens, tôt ou tard on atteint la fin. Une fois qu'on a saisi ce point, la victoire finale ne saurait faire de doute...
Votre grande erreur est de croire qu'il n'y a aucun rapport entre la fin et les moyens. Cette erreur a fait commettre des crimes sans nom même à des gens qui étaient considérés comme religieux. C'est comme si vous prétendiez que d'une mauvaise herbe il peut sortir une rose. Le seul moyen approprié pour traverser l'océan est de prendre un bateau. Si, à la place, vous preniez une voiture, vous ne tarderiez pas à sombrer. Selon une maxime digne de considération, "le disciple prend le modèle sur le Dieu qu'il adore". On a tronqué les sens de ces mots et on s'est fourvoyé dans l'erreur. Les moyens sont comme la graine et la fin comme l'arbre. Le rapport est aussi inéluctable entre la fin et les moyens qu'entre l'arbre et la semence".
Gandhi, Tous les hommes sont frères, 1958, tr. fr. Guy Vogelweith, Gallimard, p. 147-149.
"La crise actuelle est différente, ne croyez-vous pas ? Différente tout d'abord parce que nous ne touchons pas là à des questions financières ou matérielles, mais à un problème d'idées. La crise est exceptionnelle parce qu'elle se situe dans le domaine du mouvement des idées. Nous nous battons à coup d'idées, nous justifions le meurtre ; partout dans le monde nous justifions le meurtre en tant que moyen de réaliser une juste cause, ce qui est en soi-même sans précédent. Auparavant, le mal, le meurtre, étaient reconnus pour ce qu'ils étaient, mais aujourd'hui, le meurtre est un moyen de réaliser de nobles objectifs. On justifie le meurtre, qu'il s'applique à un individu ou à un groupe, parce que le meurtrier le présente, le justifie comme étant le moyen de réaliser une fin qui sera bénéfique à l'humanité. Autrement dire, nous sacrifions le présent sur l'autel de l'avenir - et peu importent les moyens, dès l'instant où notre but déclaré est d'obtenir un résultat bénéfique pour l'humanité. Cela implique par conséquent qu'une juste fin puisse être atteinte par des moyens pervers, que l'on justifie grâce à un système d'idées. [...] Nous élaborons de splendides édifices idéologiques afin de justifier le mal, et c'est une situation sans précédent. Le mal, c'est le mal, et il ne peut apporter rien de bon. La guerre n'est pas la voie vers la paix."
Krishnamurti, Première et dernière liberté, 1964, Ed. Stock, p. 153-154.