"SOCRATE – Examinons encore ceci : existe-t-il quelque chose que tu appelles « savoir » ?
GORGIAS. – Oui.
SOCRATE. – Et quelque chose que tu appelles « croire » ?
GORGIAS. – Oui, certes.
SOCRATE. – Savoir et croire, est-ce la même chose à ton avis, ou la science et la croyance sont-elles distinctes ?
GORGIAS. – Je me les représente, Socrate, comme distinctes.
SOCRATE. – Tu as raison, et en voici la preuve. Si l'on te demandait : « Y a-t-il une croyance fausse et une vraie ? » tu répondrais, je pense affirmativement.
GORGIAS. – Oui.
SOCRATE. – Mais y a-t-il aussi une science fausse et une vraie ?
GORGIAS. – En aucune façon.
SOCRATE. – Science et croyance ne sont donc pas la même chose.
GORGIAS. – C'est juste.
SOCRATE. – Cependant la persuasion est égale chez ceux qui savent et chez ceux qui croient.
GORGIAS. – Très vrai.
SOCRATE. – Je te propose alors de distinguer deux sortes de persuasions l'une qui crée la croyance sans la science l'autre qui donne la science.
GORGIAS. – Parfaitement."
Platon, Gorgias, 454c-454e, tr. fr. Émile Chambry, GF, 1967, p. 179-180.
"Toute croyance, même historique, doit certes être rationnelle (car l'ultime pierre de touche de la vérité est toujours la raison) ; cependant une croyance de la raison est celle qui ne se fonde sur d'autres data[1] que ceux qui sont contenus dans la raison pure. Or toute croyance est un assentiment subjectivement suffisant, mais objectivement insuffisant pour la conscience ; on l'oppose par conséquent au savoir. Par ailleurs, si on donne son assentiment à quelque chose pour des raisons objectives, bien qu'insuffisantes pour la conscience, et qu'il s'agit par suite d'une simple opinion, cette opinion peut cependant, si elle est progressivement complétée par des raisons de même espèce, devenir enfin un savoir. En revanche, quand les raisons de l'assentiment, d'après leur nature, ne sont objectivement absolument pas valables, la croyance ne pourra jamais devenir un savoir par quelque usage de la raison que ce soit. La croyance historique, par exemple à la mort d'un grand homme qu'attestent quelques lettres, peut devenir un savoir si les autorités de la localité la font connaître ainsi que sa sépulture, son testament, etc. Que quelque chose puisse ainsi être tenu pour historiquement vrai, c'est-à-dire cru, d'après des témoignages, par exemple qu'il existe une ville nommée Rome dans le monde et que celui qui n'y est jamais allé puisse tout de même dire : je sais et pas seulement je crois qu'il existe une ville nommée Rome, voilà qui va bel et bien de pair. En revanche, la pure croyance de la raison ne pourra jamais être métamorphosée par les data naturels de la raison et de l'expérience en un savoir parce que le fondement de l'assentiment est simplement subjectif, c'est-à-dire un besoin nécessaire de la raison (et il le restera aussi longtemps que nous serons des hommes) de seulement supposer et non de démontrer l'existence d'un être suprême. Ce besoin de la raison, pour un usage théorique d'elle-même qui la satisfasse, ne serait rien d'autre qu'une pure hypothèse de la raison, c'est-à-dire une opinion qui, pour de s raisons subjectives, suffirait à l'assentiment ; parce qu'on ne peut jamais escompter une autre raison que celle-ci pour expliquer des effets donnés, et que la raison a cependant besoin d'un principe d'explication. En revanche, la croyance de la raison qui repose sur le besoin de son usage dans une intention pratique, pourrait s'appeler un postulat de la raison […]."
Kant, Que signifie s'orienter dans la pensée ?, 1786, tr. J.-F. Poirier et F. Proust, GF, 1991, p. 64-65.
[1] Les data : les données.
"On signale souvent qu'il m'est impossible à un moment donné de distinguer ce qui est vrai de ce que je pense vrai : ceci est exact. Mais bien que je ne puisse distinguer ce qui est vrai de ce que je pense être vrai, je peux toujours distinguer ce que je veux dire en affirmant que c'est vrai, de ce que je veux dire en affirmant que je le pense vrai. Car je comprends le sens de cette hypothèse selon laquelle il est possible que ce que je pense vrai soit néanmoins faux. Quand donc j'affirme que c'est vrai, mon intention est d'affirmer autre chose que le fait de penser que c'est vrai. Ce que je pense, à savoir que quelque chose est vrai, est toujours tout à fait distinct du fait que je le pense. Dans l'affirmation que c'est vrai ne se trouve même pas incluse l'affirmation que je le pense ; bien que, cela va de soi, chaque fois que je pense qu'une chose est vraie, il est en fait vrai également que je le pense. Ainsi la proposition tautologique selon laquelle pour penser qu'une chose est vraie il est nécessaire qu'on la pense, cette proposition est quand même généralement identifiée à une autre ainsi formulée - pour qu'une chose soit vraie, il est nécessaire qu'on la pense. Un instant de réflexion suffirait à convaincre quiconque de ce qu'il y a d'erroné dans cette identification ; il n'en faudra guère plus pour montrer que si tel est le cas, nous entendons probablement par « vrai » quelque chose qui ne comporte aucune référence à la pensée ou à tout autre phénomène psychique. Il se peut que l'on ait quelque difficulté à cerner avec précision ce que nous voulons dire - à tenir sous nos yeux l'objet en question de façon à le comparer à d'autres objets : mais il n'y a plus de doute possible sur le fait que nous désignons effectivement quelque chose que nous distinguons comme unique. Qu' « être vrai » signifie être pensé d'une certaine façon, c'est donc certainement faux."
G.E. Moore, Principia ethica, 1903, Chapitre IV, § 78, Paris, PUF, 1998, trad. Michel Gouverneur (revue par Ruwen Ogien), p. 196.
"Penser est une aventure. Nul ne peut dire où il débarquera -, ou bien ce n'est plus penser […] La condition préalable de n'importe quelle idée, en n'importe qui, c'est un doute radical […]. Non pas seulement à l'égard de ce qui est douteux, car c'est trop facile, mais, à l'égard de ce qui ressemble le plus au vrai, car, même le vrai, la pensée le doit défaire et refaire. Si vous voulez savoir, vous devez commencer par ne plus croire, entendez ne plus donner aux coutumes le visa de l'esprit. Une pensée c'est un doute, mais à l'égard de la coutume, il y a plus que doute, car, quelque force qu'ait la coutume, et même si le penseur s'y conforme, la coutume ne sera jamais preuve."
Alain, Propos sur la religion, Le dieu égyptien, 29 octobre 1923.
"Mais une croyance vraie, ce n'est pas la même chose qu'une connaissance. Si j'ai des espérances de devenir père, je puis croire, en me fondant sur l'astrologie, que l'enfant sera un garçon. Quand le temps est venu, il se peut que ce soit un garçon, mais je ne puis pas dire que je savais que ce serait un garçon. La question est la suivante : Est-ce que la croyance vraie, dans la chaîne causale précédente, vaut mieux que la croyance vraie basée sur l'astrologie ?
Il y a une différence manifeste. Les prophéties basées sur la chaîne causale précédente, lorsqu'elles peuvent être mises à l'épreuve, finissent par être vraies ; au lieu que les prophéties des astrologues, relatives au sexe d'un enfant, seront, dans une série de cas, aussi souvent fausses que vraies."
Russell, Signification et vérité, 1940, Chapitre XXI, tr. fr. Philippe Devaux, Champs Flammarion, 2001, p. 325.
"On a coutume d'opposer le savoir aux opinions. Cela va de soi. Mais qu'est-ce qui appartient au savoir et qu'est-ce qui ne relève que de l'opinion ? On pourrait se demander suivant quels critères doit s'effectuer un tel départage. Il se fait qu'on dispose aujourd'hui pour faire ce départage, de nombreux critères et il n'est pas difficile de les énumérer. Citons en désordre et à titre d'exemples : l'observation, un témoignage sûr, l'application rigoureuse d'une méthode, l'emploi d'un langage exact, la vérification expérimentale, le pouvoir de prévision, la formalisation, la possibilité de procéder à des applications, l'utilité de ces applications, la compatibilité avec certains principes ou avec un savoir acquis, l'impartialité, l'accord obtenu entre spécialistes, etc. Généralement on retient certains de ces critères et on tente de les coordonner, tandis qu'on en écarte d'autres qu'on ne juge pas indispensables ou pertinents, et ceci varie selon les « savoirs » envisagés... On aurait cependant beaucoup de peine à fournir une justification de ces critères ! Mais ce n'est pas notre affaire ici. Si nous y faisons allusion c'est seulement pour faire entendre clairement que nous ne nous occuperons pas de cela et de questions du genre: quand a-t-on le droit de qualifier d' « opinion » ou de « savoir » ceci ou cela ?
Notre propos est différent : il s'agira de s'interroger sur l'usage qui est fait de l'opposition elle-même entre savoir et opinions, sur l'idéologie qui sous-tend cette opposition, et sur les effets qui en résultent pour les sciences.
Comment oppose-t-on le plus souvent le savoir et les opinions ? On assimile le savoir à la science, qualifiée d'objective. Et on y oppose tout le reste, qu'on regroupe pêle-mêle sous les appellations d'opinions et de jugements de valeur : on qualifie ceux-ci de subjectifs. De cette façon on érige un mur aveugle entre la pratique scientifique et tout ce qui se dit, s'écrit ou se pense à l'extérieur des sciences instituées. Une telle séparation empêche les sciences de remplir une fonction critique. On peut dire plus : l'opposition entre le savoir et l'opinion, dans sa forme courante, détermine pour une part le statut actuel des sciences et leur assigne abusivement leurs limites.
Le partage ainsi fait entre la science et « l'objectivité », d'une part, les opinions et les valeurs « subjectives » d'autre part, ce partage s'accompagne d'une disqualification de ce qui ne mérite pas le nom de « science », d'une disqualification de la « subjectivité » et des « jugements de valeur ». Disqualification aussi des sentiments, des besoins, des désirs, de l'individu, de sa vie et de sa mort, face aux exigences « objectives » de la « réalité » : par le réalisme on en vient à justifier même l'oppression et la répression.
Les véritables alternatives auxquelles on est confronté : entre les intérêts d'un individu et ceux, plus larges, du groupe social auquel il appartient, entre les intérêts de groupes sociaux ou de classes différentes, entre les intérêts des masses et de ceux qui détiennent telles instances de pouvoir, ces alternatives sont régulièrement défigurées et retraduites en termes de subjectivité (on dira que les revendications sont l'expression de passions, qu'elles sont subjectives), et d'objectivité (on dira que les décisions prises par le pouvoir sont « dictées » par les réalités objectives). L'opposition entre le savoir objectif et les opinions subjectives permet, en fait, de tracer des lignes de démarcation variables entre ce qui est recevable et ce qui ne l'est pas pour ceux qui ont le pouvoir. Enfin c'est le « savoir » institué et institutionnalise par la classe au pouvoir qui fait office de savoir objectif. Tout autre savoir est disqualifié.
Si l'opposition entre le savoir et les opinions, telle qu'elle est pensée aujourd'hui, va de soi, c'est parce qu'elle repose sur l'idéologie dominante du savoir ; et celle-ci s'explique par un amalgame conceptuel que l'on peut démonter.
[…]
En opposant, comme on le fait le plus souvent, le savoir « objectif » aux opinions « subjectives », on entérine deux champs autonomes de la pensée, étrangers et imperméables l'un à l'autre. D'une part le champ des opinions, ou du sujet, ou de ce qu'on veut, où l'on peut à loisir et sans dommages – parce qu'on est hors de la réalité – nourrir des rêveries ou des aspirations, poursuivre des idéaux et pourfendre des idées. D'autre part le champ du savoir, de l'objet, ou de ce qui est : ici on est réaliste et on se souvient que les choses, comme on dit, « sont ce qu'elles sont ». Que devient la vérité dans tout cela ? Elle est assignée à résidence du côté de l'objet. Quant aux valeurs, elles sont abandonnées au sujet, il en disposera comme bon lui semble."
Robert Franck, "Le savoir et les opinions", in L'idéologie de/dans la science, Seuil, 1977, p. 243-245.
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Date de création : 24/03/2010 @ 13:33
Dernière modification : 24/10/2014 @ 14:22
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