Autrui est-il celui qui m'est proche, ou celui qui m'est lointain ?
Qui est l'autre ? N'est-il pas étrange ? En quoi peut-il être sympathique ? Peut-on le couper en tranches ?
Introduction
L'homme n'est semble t-il pas fait pour vivre seul. Il a besoin des autres, non seulement dans l'entraide et la coopération, mais au moins aussi sûrement pour partager le sentiment d'exister. Son jugement, ses découvertes, ses émotions, n'ont de signification et de valeur que si d'autres peuvent aussi les éprouver ou les confirmer, si d'autres peuvent en être les témoins ou les garants. Aussi, la communication avec autrui apparaît-elle comme le premier besoin, et sans doute le plus impérieux de tous. Qu'elle soit possible suppose qu'il existe entre les hommes quelque communauté et qu'autrui ait été reconnu comme mon semblable. Pourtant, les situations ne manquent pas dans lesquelles c'est l'étrangeté de son comportement qui s'impose d'abord, dans lesquelles dominent l'hostilité et la violence. Car si autrui est toujours en quelque façon mon semblable, il est aussi différent.
Autrui en effet, le même et l'autre ; et c'est cette double structure qui le caractérise. Il y a par conséquent deux façons de méconnaître autrui : on peut nier qu'il soit différent, ou nier qu'il soit semblable, ce qui, au fond, revient au même. Mais autrui n'est ni autre que moi, ni identique à moi. Il est alter ego, c'est-à-dire à la fois un autre moi et autre que moi. Proximité et distance, familiarité et étrangeté qualifient mon rapport à l'autre. Autrui apparaît comme une figure contradictoire et énigmatique, qui fascine autant qu'il inquiète.
Questions : En sommes-nous réduits à penser autrui en partant toujours de nous-mêmes ou bien est-ce qu'autrui m'impose au contraire l'épreuve de sa différence ? Autrement dit, autrui n'est-il qu'un alter ego (un autre moi-même) ou bien un étranger irréductible ?
Est-ce pour moi au l'autre que je respecte autrui ? Arrivons-nous à traiter l'autre comme une fin ou en faisons-nous toujours un moyen ?
I. De la connaissance d'autrui à la reconnaissance d'autrui
1. Peut-on connaître l'autre ?
Il semble naturel de penser que notre premier devoir envers autrui est de nous efforcer de le connaître : les malentendus et les conflits qui surgissent entre les hommes ne résulteraient que de l'ignorance mutuelle de ce qui les rassemble et les unit. Mais la connaissance d'autrui est problématique. Est-elle même possible ? Comment puis-je accéder à l'intériorité d'une conscience qui occupe sur elle-même et sur le monde un point de vue unique à partir duquel se déploient des significations qui lui sont propres ? Tout au plus peut-on tenter de connaître autrui sur le mode indirect de l'analogie.
Repères : ressemblance/analogie
La ressemblance suppose une comparaison directe entre deux termes.
≠ L'analogie suppose la mise en relation de 4 termes. Dans une analogie, ce ne sont pas les 4 termes qui sont comparés entre eux, mais seulement les relations qui les unissent deux par deux. Ainsi, 4 est à 2 ce que 16 est à 8 (c'est-à-dire le double) sans que pour autant ces nombres se ressemblent.
Puisque tel comportement a pour moi tel sens, ou puisque telle cause a pour moi tel effet, je suppose que le même comportement ou la même cause a le même sens ou produit le même effet.
→ je conçois l'autre comme un alter ego, un autre moi-même.
L'autre est ainsi à la fois différent et semblable. Comme l'écrit Jankélévitch :
"L'autre est un autre-que-moi parce qu'il est relativement le même, parce qu'il est à la fois semblable et différent."
Mais c'est la simple supposition, et la connaissance d'autrui est forcément incertaine.
→ je ne peux pas savoir ce que pense, ou ce que vit l'autre, car je ne peux pas me mettre à la place de l'autre. Je ne peux être l'autre ; je ne peux pas m'identifier à l'autre. L'autre demeure toujours un étranger.
On pourrait objecter à une conception si pessimiste que la similitude d'autrui n'est pas pure hypothèse et qu'elle s'éprouve immédiatement, qu'il est possible de sentir directement ce que sent autrui. C'est ce dont témoigneraient la sympathie, la pitié ou la compassion. Mais, si elle est véritable, la sympathie peut tout au plus me permettre de sentir avec autrui, non de sentir comme lui, sauf à nier sa différence, c'est-à-dire son altérité, précisément.
→ Cf. Texte de Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, p. 409.
Enfin, si autrui se dérobe au savoir que j'ai sur lui, ce n'est pas seulement parce qu'il diffère de moi, mais aussi plus essentiellement encore parce qu'il diffère de lui-même.
→ autrui, en tant que sujet, est un être libre
Il est par suite, imprévisible pour les autres et pour lui-même. Connaître, c'est pourtant prévoir. Si autrui surprend et change, c'est qu'il n'est pas un objet – inscrit dans un réseau de régularités repérables –, mais un sujet, dont l'identité n'est pas donnée une fois pour toutes, mais au contraire sans cesse construite et assumée librement.
La connaissance d'autrui rencontre par conséquent non seulement une limite de fait – autrui vit dans un monde différent du mien, je ne connais pas son histoire, il peut me mentir, etc. – mais encore une limite de droit.
Repères : En fait / En droit
La notion de fait renvoie à ce qui est, alors que celle de droit renvoie à ce qui devrait être. Analyser ce qu'il en est "en fait" suppose implicitement qu'on le fasse à partir de ce qui devrait être "en droit", c'est-à-dire d'une norme permettant de penser ce fait.
Ex. : le crime
Car prétendre connaître autrui, c'est ou bien nier qu'il soit différent de moi, ou bien nier qu'il me soit semblable, c'est-à-dire qu'il soit, comme moi, un sujet libre des projets qu'il forme et du sens qu'il donne à ses actes. Autrement dit, poser le problème de la relation à autrui en termes de connaissance, c'est s'enfermer dans une alternative qui condamne à ne jamais atteindre l'autre dans sa spécificité. Bien plus, une telle prétention est toujours en quelque façon suspecte. Elle se fonde bien souvent sur le refus d'admettre ce qui, dans mon rapport à l'autre, constitue véritablement un problème. Car c'est finalement moins en ce qu'il diffère qu'en ce qu'il me ressemble qu'autrui fait figure de menace ou de limite à ma propre liberté. Autrement dit, le problème de ma relation à autrui se pose moins en termes de connaissance que de reconnaissance.
Reconnaître autrui, c'est admettre que je ne suis pas le seul sujet et qu'il existe une pluralité de consciences. Mais inversement, la reconnaissance d'autrui est nécessaire à mon existence.
2. La reconnaissance ou le conflit : la dialectique hégélienne du maître et de l'esclave.
Certes, nous savons bien que les autres existent et le solipsisme est une position philosophique intenable. Mais s'en tenir à cette évidence interdit de comprendre pourquoi la reconnaissance de soi par l'autre et de l'autre par soi est à la fois nécessaire et conflictuelle.
→ Cf.Texte de Sartre, L’Existentialisme est un humanisme, Éd. Nagel, 1970, pp. 66-67.
Selon Hegel, l'homme partage avec les animaux un certain nombre de besoins naturels fondamentaux : envies de nourriture, de sommeil, d'abri, et par dessus-tout, l'instinct de conservation de sa propre existence. En tant que tel, il fait partie du monde naturel ou physique. Mais pour Hegel, l'homme est radicalement différent des animaux en ceci qu'il désire non seulement des objets réels et "positifs" (un morceau de viande pour se nourrir, ou un habit de fourrure pour avoir chaud, ou un abri pour y vivre), mais aussi des objets qui sont entièrement non matériels.
Par dessus-tout, l'homme désire le désir des autres hommes, c'est-à-dire être reconnu.
Pour Hegel en effet, un individu ne saurait devenir conscient de lui-même, c'est-à-dire prendre conscience de son identité humaine distincte, sans être reconnu par d'autres êtres humains. C'est qu'enfermée dans la simple certitude subjective d'elle-même (cf. le cogito cartésien), la conscience est encore privée de vérité objective. La vérité implique en effet une relation à un objet et la conscience ne peut être objet que pour un sujet, c'est-à-dire une autre conscience. Autrement dit, seule la reconnaissance de son existence comme conscience de soi par une autre conscience de soi peut transformer la certitude subjective en vérité.
C'est pourquoi, dès le départ, l'homme a été un être social : son propre sens de son identité et de sa valeur est étroitement lié à la valeur que les autres êtres humains lui accordent. L'homme est fondamentalement "tourné-vers-autrui".
Lorsque les animaux manifestent un comportement "social", ce comportement est de type instinctif et fondé sur la satisfaction mutuelle des besoins naturels : un dauphin ou un singe désire un poisson ou une banane, non le désir d'un autre dauphin ou d'un autre singe. Comme Kojève l'explique, seul un homme peut désirer "un objet parfaitement inutile du point de vue biologique (comme une médaille ou le drapeau de l'ennemi)", il désire de tels objets non pas pour eux-mêmes, mais parce qu'ils sont convoités aussi par d'autres humains.
Mais l'homme diffère aussi des animaux d'une seconde manière, beaucoup plus fondamentale. Cet homme en effet souhaite être reconnu par les autres hommes, mais être reconnu en tant qu'homme.
Or, aucune des deux consciences ne peut atteindre l'autre dans son essence. L'autre, en effet ne peut que m'apparaître, c'est-à-dire se présenter à moi comme objet, dans l'extériorité de son existence concrète et sensible. Inversement, j'apparais à l'autre comme objet, non comme sujet. C'est pourquoi chacune des deux consciences cherche à se faire reconnaître indépendamment de son apparence et ne pourra le faire qu'en se montrant indépendante, dans le risque de sa propre vie.
Ce qui constitue l'identité de l'homme en tant que tel – la caractéristique la plus fondamentale et la plus exclusivement humaine – est la capacité de l'homme à risquer sa vie. Ainsi, la rencontre primitive de l'homme avec d'autres hommes entraîne naturellement une lutte violente dans laquelle chaque combattant cherche à ce que les autres le "reconnaissent" en risquant sa propre vie. L'homme est fondamentalement un animal social et "tourné-vers-autrui" ; pourtant, sa sociabilité le conduit non pas vers une société civile paisible, mais vers une lutte à mort de prestige. Ce "combat sanglant" peut avoir 3 issues :
- Il peut entraîner la mort des deux combattants, auquel cas la vie elle-même, humaine et naturelle, se termine.
- Il peut entraîner la mort d'un des deux rivaux, auquel cas le survivant reste insatisfait, parce qu'il n'existe plus d'autre conscience humaine pour le "reconnaître".
- La bataille peut se terminer par une relation de maître et d'esclave, par laquelle l'un des combattants décide de se soumettre à une vie de servitude, plutôt que d'affronter le risque d'une mort violente.
→ Le maître reçoit ainsi satisfaction, parce qu'il a risqué sa vie et obtenu la reconnaissance d'un autre être humain pour avoir agi de cette façon.
→ Cf.Texte d'Alexandre Kojève, La notion de l'autorité, pp. 70-71.
Repères : subjectif/objectif
Est subjectif ce qui est relatif à un sujet, et qui dont peut varier d'un sujet à l'autre. Est donc subjectif ce qui n'existe qu'en nous (conscience, sentiments, émotions, perceptions, etc.).
Est objectif ce qui existe en dehors de nous, et ne dépend donc pas de nous. En ce sens, ce qui est objectif ne varie pas d'un individu à l'autre, mais est valable pour tous de la même façon.
II. Haine et amour de l'autre
1. Pourquoi le racisme ?
Nietzsche :
"Somme toute, l' "amour du prochain" est toujours chose secondaire, conventionnelle pour une part et quasi arbitraire si on la compare à la crainte du prochain"[2].
→ Cf. Texte de Sartre in Réflexions sur la question juive, éd. Folio Essais, pp. 62-64.
2. Peut-on aimer l'autre ?
→ Cf. texte de F. Alquié, Le Désir d'éternité (1943), Éd. PUF., 1987, pp. 62-63.
III. Vers le respect d'autrui
→ Cf. texte d'Aristote, Éthique à Nicomaque, livre VIII, chapitre 4, 1156 b 6, 1156 b 24.
[1] Le pur et l'impur, 1960.
[2] Par-delà le bien et le mal, 5e partie, § 201.